mardi 28 mai 2013

Les miroirs du football


Ami lecteur, essayons de situer le sport-roi, qui est aussi le sport de référence du beauf : le football. Le beauf devient concerné à partir du moment où le sport ambitionne de devenir sport-spectacle et où l’artiste obéit au culte du corps, tel que Coubertin l’a théorisé pour relancer les Jeux olympiques. Il conviendrait d’opposer deux conceptions du corps, Lagrange contre Coubertin. La première favorise le développement de l’intellect par le sport. L’autre transforme des athlètes en corps, organismes dopés, bioniques, au service de la conception oligarchique, résumée par l’adage romain : du pain et des jeux. L’homme est perçu comme une machine à exploiter, et le sport sert à endormir les supporters via les médias, les paris Internet ou l’identification au club. L’essor du football participe de cette mentalité. Le réservoir de joueurs fut longtemps constitué par les beaufs : les immigrés ou leurs descendants.
La génération des Platini, Tigana, Fernandez, Amoros dans les années 80. Auparavant, Kopa. Le football est emblématique du sport médiatique en ce qu’il est dirigé pour que les spectateurs soient fanatisés et décérébrés. En témoigne l’état d’esprit des supporters, oscillant entre vulgarité et fanatisme. Depuis l’arrêt Bosman, le football a épousé l’avènement du 2.0 et de l’ultralibéralisme. Les beaufs étaient des inconditionnels qui voyaient dans le football le moyen de se faire plaisir après le travail; puis, le miracle de sortir de leur condition. Les plus grandes stars ne versaient pas dans le fric à outrance. L’arrêt Bosman entérine le changement des mentalités.
Ce qui compte, c’est l’argent. Du coup, les footballeurs sont les mercenaires d’un spectacle qui nie les valeurs du sport; les supporters de clubs désertent et sont remplacés par des comités d’entreprises. Le changement annonce la fin du sport-spectacle. Sa dérive vers la négation de ses valeurs a intronisé le dopage et le trucage. Les gladiateurs prolongent les Jeux du cirque, dans lesquels l’éthique a disparu au profit du spectateur sadique (le plaisir du spectacle de la mort). Le football reprend la tradition de la corrida et retrouve le rituel du bouc émissaire, qui recourait aux sacrifices humains. Le football porte l'évolution du beauf vers le 2.0. Les deux valeurs cardinales du sport-business sont le dopage et le trucage. Le mensonge comme arme de relation massive recoupe ces données. Le football travestit la réalité. Le réel pour tendre vers le plus physique a besoin d'être dopé. Comme l’on ne peut en change, on l’outre, le force, l’enfle. Il éclate en vol, comme dans la fable.
Ce qu'il y a derrière, c'est l'illusion oligarchique selon laquelle le réel est formé de manière homothétique : chaque partie est emblématique du fonctionnement général, avec une homogénéité qui garantit aux élites multiples et antagonistes de perdurer. Dans ce fatras, la disparition des sports-spectacles est une bonne nouvelle, autant qu’elle va de pair avec le remplacement du beauf par le plouc. Les valeurs ploucs ne peuvent supporter le format beauf. Elles ont besoin de recourir aux jeux, qui tous mettent en scène la mise à mort. Leur emblème est l’empereur, qui détient le pouvoir de vie et de mort, dans une configuration où les esclaves sont magnifiés en gladiateurs et où le sport est mâtiné de guerre.
Dans l’imagerie, il faut bien que les oligarques soient à la tête des clubs, ce qui donne lieu à la cooptation d’un panorama pittoresque allant du mécène russe au crypto-mafieux en passant par quelques couronnes royales. En parallèle, il faut bien que les sportifs soient issus des milieux populaires pour endurer leur sort. Le pacte de Faust joue à plein tube. Ils sont dopés, soumis au trucage et condamnés à mourir jeunes. Heureux ceux qui ont réussi leur carrière et mis des économies de côté. Ils auront réalisé le rêve de la richesse en contrepartie du sacrifice.
Même si le sportif améliore la condition du gladiateur, le rêve du beauf de faire de son fils un sportif relève du crime irresponsable plus qu'inconscient. Infanticide? Pour le père, le fils sera millionnaire et la famille profitera de la manne. Les retombées seront prestigieuses, comme avec Aldo Platini, immigré et professeur. Cela fait rêver les beaufs, qu’un intello préfère le sport au professorat. L’effondrement du sport professionnel est prévisible dans la mentalité oligarchique. A force de manipuler les sports, elle retient les combats au profit des sports de facture beauf (le football). La promesse de Lagrange est balayée comme une hérésie. Permettre aux classes modestes d’élever leur niveau intellectuel et culturel relève de la perte de temps. Les oligarques (polo) et les bobos (tennis) auront leurs sports chics et chers, tandis que les ploucs se défouleront dans le culte choc de leur sacrifice. 
A l’opposé de cette vision mortifère, ami lecteur, Lagrange estime que le sport peut être au service du développement intellectuel. Développer le corps pour développer l’esprit : le sport est amateur et rejette le professionnalisme et ses valeurs de dopage et de trucage. Il reprend la conception aristocratique et l’étend à tous les membres de la société, dans une optique socialiste. Il fonde le sport pour tous. Pratiquer une activité sportive revient à jouer avec ses amis et à entraîner son corps, dans le but de développer son esprit.
On se situe dans une conception du sport intelligent aux antipodes du sport-spectacle. L’esthétique aboutit avec le 2.0 au spectateur, qui ne veut plus devenir footballeur, mais préfère regarder le match, à condition qu’il soit télévisé et qu’il passe par la médiatisation. On ne comprend rien aux enjeux tactiques, en buvant des bières et en mangeant des pizzas. Il n’est plus question d’amitié. On se situe dans l’individualisme, où le téléspectateur profite du confort de la télévision payante pour des privilèges technologiques. 
Le sport professionnel constitue une synthèse métonymique de la beaufitude et accompagne le processus beauf. L’âge d’or du football va de pair avec l’âge d’or de la beaufitude, qui dégénère en spectacle. On aurait pu mentionner le cyclisme, mais il est trop viril, trop généreux pour correspondre au toc du beauf. Ce n’est pas la Coupe du monde de football, mais le Tour de France, qui a été discrédité par le dopage, alors que les médias dominants se gardent d’aborder le sujet qui fâche, le trucage, à l’exception d’une enquête pas assez sourcée.
http://www.sofoot.com/la-juve-chargee-a-l-epo-en-1996-169864.html

vendredi 24 mai 2013

Le principe de déresponsabilité

Le complot tend à instiller la déresponsabilisation, comme la maladie psychotique crée la dépersonnalisation. Le complot supprime des commanditaires délibérés, au sens où la préméditation est à remplacer par le mimétisme. Les commanditaires inspirent de manière mimétique, mais ne commanditent pas; tandis que les exécuteurs exécutent, non pas les ordres prémédités des commanditaires, mais en remplaçant une commande mimétique par une ambiance qui infuse, qui n'émane d'aucun auteur en particulier.
Dans la propagation du complot, l'action consciente de l'auteur est à remplacer par la diffusion par contamination mimétique, ce qu'un Derrida aurait nommé la dissémination, et que Deleuze aurait figurée en tant que rhizome multiple - sans auteur, ni inspirateur. L'action se fait sans responsabilité, au sens où il n'est pas d'auteur à l'action, mais une contamination d'une mentalité venant certes de dirigeants, mais qui ne lancent pas un complot au sens d'une action organisée. Ce sont des inspirateurs évanescents et impersonnels, involontaires.
La conscientisation ou le volontarisme complotiste expriment la simplification de ce schéma complexe de la déresponsabilisation. Le mimétisme explique cette déperdition qualitative, dans laquelle l’inspiration n’est plus le mécanisme possible et se trouve remplacée par l’impersonnalisation, qui consiste de manière surprenante à agir non pas en fonction d’un modèle, mais selon une partie justement tenue pour non représentative et incomplète. Le secret du complot qui le rend rationnellement inexplicable et potentiellement surinterprété, c’est qu’il ne suit pas un schéma de responsabilisation, mais que le mimétisme implique une absence de responsabilité à tous les niveaux, en particulier au niveau des causes.
Les causes sont partielles, métonymiques, et, quand elles sont identifiées, ne peuvent expliquer la survenue de l’effet. L’effet est mystérieux et donne libre cours à des surinterprétations, clairement paranoïaques. Le complot survient en période de crise. D’ordinaire, le caché est nommé l’invisible et donne plutôt lieu à des résolutions heureuses, comme des découvertes scientifiques ou à une gestion politique qui accorde la primauté au visible sur le caché. On se situe dans une logique de responsabilisation, dans laquelle les responsables sont identifiables. S’ils sont fautifs, on peut les incriminer. Et s’ils sont imparfaits, ils ont au moins le mérite d’être identifiables.
Tandis qu’en période de crise, nos responsables ont tellement perdu de crédit qu’ils n’ont plus vraiment de responsabilité et qu’ils représentent seulement, de manière secondaire, des intérêts disséminés et multiples. Ce qui a pour effet d’affaiblir le pouvoir et de substituer au visible le caché. Le caché est inférieur, mais il donne lieu à bien des fantasmes te très peu de lucidité. La lucidité : le pouvoir caché manifeste un affaiblissement du pouvoir, un effritement, une dissémination et une démultiplication. Fantasmes : l’interprétation complotiste et paranoïaque, selon laquelle le caché serait d’autant plus maléfique qu’il serait caché.
En réalité, la compréhension du mécanisme mimétique dans le complot conduit à mettre en lumière tout type de mimétisme. C’est la déresponsablisation qui dans le complot se montre à son niveau le plus élevé, mais qui est caractéristique de tout mimétisme. L’explication : la responsabilité implique que le réel se trouve dans une dynamique de croissance. Dans une configuration mimétique, la responsabilité est biffée, car le mimétisme est la règle du fini stable. Problème : le stable engendre l’appauvrissement qualitatif, ce qui tend à affaiblir les formes jusqu’à leur extinction.
Le mimétisme déresponsabilise en détruisant son environnement. L’oligarchie est l’expression visible et effective de cette déresponsabilisation, quand le complotisme agit comme une théorisation vicieuse et illusoire, qui désaccorde la compréhension et l’action. Ceux qui agissent sont dans l’ombre et sont nocifs; ceux qui comprennent sont dominés te impuissants. De telle sorte que le complotisme agit au service de la loi du plus fort qui le dessert et qu’il dénonce. Solide illustration du principe révoltant selon lequel le principal soutien à la loi du plus fort n’en est pas le bénéficiaire par utilitarisme cynique, mais l’exploité par aveuglement fataliste.
Quand on se meut dans l'univers mimétique, c’est la nécessité qui gouverne nos comportements et nos actions. Ce dont témoigne le complotisme. Il est juste possible de se rendre compte que l’on ne peut rien faire pour changer le système, que l’on relève d’une composante intangible du système et que l’on ne peut rien faire pour changer, ni s’améliorer. La seule chose que l’on puisse tenter, c’est d’accepter les choses telles qu’elles sont, et non telles que notre désir voudrait qu’elles soient. Le complotisme entérine ce fatalisme et explique pourquoi les opprimés en viennent à défendre et accréditer la loi du plus fort : parce qu’ils n’ont plus le choix.

mercredi 15 mai 2013

L’insuffisance des complots

La raison pour laquelle les complots sont insuffisants et carencés, c'est-à-dire manquent en responsabilité et identité? Ils s'attachent aux individus, pas aux idées. Prenant au pied de la lettre la responsabilité comme règle (et non processus) d'individuation, ils pensent que le fondement du réel n'est pas l'idée, mais l'individu. Du coup, découvrir des individus responsables suffirait à identifier le complot. Si des individus sont insuffisants à expliquer le complot, c'est parce que le mécanisme du complot met en lumière l'importance de l'idée en tant que processus transindividuel : pour réussir à conférer la suffisance de responsabilité à l’histoire du complot, il faut l'appréhender en tant que processus.
Seule l'idée peut permettre de restituer le processus. L'individu le tronque et de ce fait se révèle carencé. L'interprétation a posteriori d'un complot révèle l'impossibilité à en identifier des responsables (ce qui ne veut pas dire que les complots n'existent pas ou qu'il n'existe pas de comploteurs a minima). C’est qu’il est impossible d'expliquer un complot par des hommes. Cette limite technique engendre le complotisme comme surinterprétation sous-interprétative du complot.
Surinterprétation : l'interprète complotiste accorde une importance grandiloquente aux comploteurs présumés;
sous-interprétative : la possibilité d'interprétation est bafouée dans le complot, puisqu'elle ne peut se développer et s'élaborer que dans la sphère pluriindividuelle, au profit d'une science des faits qui s'apparenterait à du néo-positivisme (l’obnubilation des faits chère aux enquêteurs complotistes).
Le processus de l'idée dans un complot n'est pas viable, mais traduit le délitement du processus en tant qu'il instaure la pérennité transindividuelle. On parle à ce propos de mentalité, parce que l'idée implique que ses éléments supérieurs, de nature créatrices, et qui favorisent la pérennité, soient absents, et qu’en lieu et place prolifère le mimétisme, engendrant l'impossibilité de l'interprétation au profit du factualisme (d'où le néo-positivisme). Le complot découle d'une mentalité, et non d’individus insuffisants, aussi coupables soient-ils, au sens où la mentalité est inférieure à l'idée. La mentalité est pauvre en idée, porteuse d'une idée médiocre, racornie, dévaluée.
Le mimétisme exprime la stagnation de l'homme dans une certaine conception, qui empêche de croître, et qui de ce fait rapporte l'idée à des individus insuffisants, tout en admettant que c'est elle qui est insuffisante : elle est insuffisante, en ce qu'elle exprime la sclérose et le rétrécissement de son domaine à la forme expurgée de la créativité, potentiellement croissante. Le domaine stable est pauvre en réel. Il s'autodétruit, parce qu'il génère la contradiction interne, qui dans le moment où elle autodétruit son domaine engendre par répercussion la croissance du réel.
Ce qui implique que le réel ne soit pas destructible, puisque pour détruire un domaine, il faut une force étrangère. Le propre du réel est d'être l'intégralité qui interdit l'extériorisation. Le réel est en ce sens une propriété couvrante - propriété qui consiste à ne pas se satisfaire du sensible, qui équivaudrait à un état comme la masse, mais à induire que le réel ne soit pas un état, plutôt un processus. Ce constat nous éloigne du complot, au sens où le complot est une dégénérescence politique de l'idée, qui surgit dans des périodes de crise - privées ou publiques. L'insuffisance du complot est une insuffisance idéelle qui rejaillit en insuffisance méthodologique.
La fixation (pathologique) sur l'identification d'individus ne peut suffire à identifier : l'identification pour opérer doit dépasser les cas individuels et opérer dans le transindividuel. Après, le mimétisme est du transindividualisme plus pauvre que le transindividualisme idéel. C'est un transindividuel fini, non dynamique, non extensible, qui est un intermédiaire entre l'individu et l'idée, entre le physique et le réel, dont la particularité est d'être extensible, malléable, s'opposant au donné et au physique compris selon cette acception.

mercredi 8 mai 2013

L'esprit du singulier

Plus l'esprit du nihilisme est virulent dans ses thèses, plus il insiste sur le singulier, en tant que l'uniforme/homogène est réduit au socle des corps. Rosset dans l'époque contemporaine a la lucidité d'accorder l'immanentisme philosophique avec le conservatisme politique, dans la lignée de Schopenhauer et Nietzsche, plus lointainement de Hegel. Les Deleuze, Foucault, Derrida et Cie., chacun dans leur différence postmoderne spécifique, participent d'une imposture consistant à déformer philosophiquement Nietzsche pour le faire correspondre avec leur propre conception idéologique de la gauche non marxisante.
Ils cherchaient à concilier l'immanentisme terminal avec une vision politique d'ensemble, une conception collective. Ils entendaient réconcilier Nietzsche et le collectivisme, plus que Marx. Marx n'est pas conciliable avec Nietzsche, parce que Marx le matérialiste collectiviste refuse le singulier, tandis que nos postmodernes marièrent le singulier irréductible (qui aboutit à l'artiste créateur de ses valeurs) et le socialisme, dont le marxisme constitue une application particulière.
Les postmodernes ont essayé de forger un immanentisme collectiviste, tout comme ils ont osé leur Nietzsche de gauche. Nietzsche était un individualiste forcené, un singulariste radical. Rosset n'a rien inventé : il n'a fait que rappeler dans une époque de postmodernisme marqué (terme qui ne voulant rien dire indique que l'on est dans une ère de changement indéfini) que Nietzsche entretenait  des thématiques conservatrices. Nietzsche était un anarchiste de droite, un ultraconservateur inclassable, dont les positions politiques sont sans importance, au sens où ce qui compte pour lui, c'est le philosophique, qu'il tient pour plus fondamental que le politique.
Le politique ne peut dans sa mentalité que réduire le philosophique. Les nietzschéens de droite, tout comme les ultraconservateurs, tiennent le politique pour la quantité superficielle du philosophique. Dans leur mentalité, le réel est formé en homothétie - le politique serait en langage administratif l'expression déconcentrée du philosophique. La conception politique n'a pas grand sens. Si Rosset est conservateur, qui pourrait même tendre vers l'anarchisme de droite, au sens d'un individualisme tendant vers le singulier irréconciliable et inconciliable avec quelque autre fondement que ce soit, c'est parce qu'il considère que le conservatisme témoigne du caractère intangible du réel, en particulier de l'être.
Quand Nietzsche explique avec mystère que la vie est une catégorie fort rare de mort, en lieu et place de la mort, il sous-tend le réel : l'être est de ce fait la catégorie fort rare de réel, perdu au milieu du chaos. Le chaos accouche de l'être, selon la doctrine que formule Héraclite : les contraires forment par leur opposition constante, négativement, la stabilité du monde. L'être est une catégorie aussi rare que nécessaire. Le changement dans le réel provient du chaos incessant entre être et chaos. Plus l'être cherche à se préserver du chaos, plus il crée des conditions de changement cataclysmiques, qu'a exprimées intuitivement de Caraco.
Le changement est dans cette optique une fonction superficielle du réel, il n'en affecte pas le fondement, qui repose sur le stable et qui explique l'inclination conservatrice en politique : si le réel est fondamentalement le même, comme l'exprime l'expérience à laquelle engage Nietzsche, de l'Eternel Retour du Même, le progressisme est d'autant plus une fumisterie qu'il ne prétend pas seulement travailler sur le changement superficiel, mais estime que le changement est l'élément fondamental du réel. Le progressisme politique se trompe, parce qu'il prête au politique l'aspect fondamental du réel et du coup opère une inversion dans le réel entre le fondamental et l'apparence, ainsi qu'en témoigne Marx dans les lignes introductrices au Capital.
Marx propose le reversement du système de Hegel comme postulat philosophique pour définir le réel : seul le sensible acquiert de la valeur. Marx ne considère comme réel que le sensible, ce qui constitue la radicalisation du système de Hegel, qui, opposé à l'ontologie dynamique de Platon, propose un système finaliste - au final figé (l'Etre est stable). Si Hegel s'est trompé en essayant de corriger les erreurs du kantisme, Marx, en réfutant le travail métaphysique de Hegel, propose un système qui prône l'activisme politique, l'engagement idéologique, parce que l'idéologie indique que l'on se situe à un niveau de réalité qui considère que seul existe des réalités comme le politico-économique.
Le seul moyen pour le philosophe d'exister est d'agir parce que l'action est le seul moyen de rendre la pensée conséquente dans un monde gouverné par le changement et dans lequel le progressisme est possible. Le progressisme est possible parce que le progrès superficiel est le réel. Le progrès superficiel correspond aux réalités économiques, à cette transformation du politique en normes économiques. Ce qui peut paraître surprenant dans l'histoire de la philosophie (la réduction de la pensée à l'action) n'est que la conséquence d'une conception dans laquelle le progrès est le réel. L'économique est l'expression du progressisme, sa conséquence cohérente.
L'erreur de l'application marxiste tous azimuts provient de l'erreur théorique selon laquelle le progrès est le réel. La difficulté inextricable à réfuter cette erreur provient moins de sa générosité que de son exigence de simplicité. Être simple c'est bien; le marxisme a confondu simplicité et simplisme. La simplicité consiste à montrer que le réel est uni. Le simplisme consiste à réduire l'unité en progrès. Le réel serait tellement simple à obtenir dans son universalité qu'il pourrait rapidement être amélioré jusqu'à la perfection.
Marx et tous les progressistes (Marx n'en est que l'idéologue le plus marquant) estiment que l'on peut clore le progrès et atteindre la perfection. C'est simple : il suffit de se rendre compte que le réel est l'économique et que l'économique est facilement divisible. L'économique est la correspondance du réel  : le réel est divisible de manière simple. Si l'on répartit la division, on peut atteindre la perfection qui est l'égalitarisme. L'égalitarisme est l'état atteint de la perfection. La singularité du réel s'oppose à l'égalitarisme au sens où le singulier ne peut se résoudre en divisibilité égalitariste.
Le singulier implique que l'identité prime sur l'égalité. L'identité est inégalitariste au sens où on rentre dans une logique d'accroissement de la puissance, de conatus, de liberté élitiste, tels que Spinoza les déploie et les définit dans l'époque moderne. Le singulier implique que le réel ne soit pas divisible, mais que ce qu'on nomme le réel butte sur de l'indivisible, le singulier. L'égalité implique que l'on puisse délimiter un domaine fini qui est le réel et dans lequel la division est possible. La singularité conçoit que le réel n'est pas formé d'un domaine divisible, mais que des monades irrationalistes (donc très différentes de la philosophie de Leibniz) forment un substrat incompressible.
Deleuze a écrit son dernier livre sur Leibniz, non pas pour restaurer la philosophie ontologique de Leibniz dans le prolongement de Platon et en opposition à Spinoza, mais pour essayer de subvertir Leibniz du côté de sa conception de l'immanentisme, Spinoza, Nietzsche, le gauchisme non marxiste. Leibniz essaye de trouver un fondement rationaliste au réel, les monades. La faiblesse de Leibniz est de ne pas parvenir à définir précisément quelles sont ces monades, et donc d'ouvrir la porte à la récupération antagoniste. L'immanentisme a intérêt à reprendre les catégories de l'ontologie pour les récupérer à son propre intérêt.
Si l'ontologie proposait un système qui était défini, l'immanentisme ne pourrait tenter d'opérer une récupération; tandis que l'immanentisme trouve un intérêt évident à récupérer les thèses de l'ontologie du fait de leur indéfnition et de leur imprécision. Deleuze reprend et subvertit clairement Leibniz avec son apologie de la monadologie : il place la monade au service du singulier et de l'irrationalisme. C'est cela, l'idéologie postmoderne : rendre conciliable Nietzsche et le marxisme avec le gauchisme non marxien, tout comme l'on rend conciliables Leibniz et l'immanentisme, ce qui est un comble quand on sait que l'immanentisme depuis Spinoza a dégénéré et que Leibniz était un ennemi philosophique de Spinoza.
Le propre du nihilisme est d'avancer biaisé : c'est seulement dans les temps de crise que surgissent des nihilistes à visages explicite, comme Démocrite ou Caraco. Le reste du temps, le nihilisme est une mentalité qui est utilisé par de penseurs comme une influence "naturelle" de la pensée - je veux dire que la pensée a rapidement tendance à s'orienter vers des thèses nihilistes, parce que le propre du nihilisme n'est pas de dire que rien n'existe, mais que le seul moyen d'isoler du réel est d'avancer que le morceau de réel identifié ne peut exister sans l'adjonction complémentaire et nécessaire du non-être.
C'est pour le nihilisme la nécessité exclusive que de pouvoir constituer du réel si et seulement si on l'entoure de non-être. Du coup, l'irrationalisme en est la loi cardinale. Personne ne peut expliquer le fondement pour le moins contestable et inexplicable du singulier. Mais si l'on tient le réel pour irrationaliste, alors l'arbitraire de ce fondement s'explique, car le propre de la philosophie n'est pas d'isoler le fondement rationaliste, mais le fondement irrationaliste. Identifier le fondement irrationaliste consiste à s'arrêter à ce qui constitue l'origine des choses. Autant dire : ce qui caractérise le désir complet, selon la doctrine de Spinoza.
Dans une émission radiodiffusée récente, Rosset est interviewée par une journaliste qui se pique de lui démontrer que sa philosophie est incoérente. Loin d'essayer de répondre, Rosset abonde : s'il ne se considère pas comme philosophe au sens strict, c'est précisément du fait qu'il penche vers l'irrationalisme - de même qu'il valide l'hypothèse de deux branches opposée dans la philosophie, la principale, qui court de Platon à Heidegger, et que Rosset réfute; la minoritaire, qui est marginale et souterraine, et qui devient visible de temps en temps, quand certains penseurs la soutiennent, comme Lucrèce, Spinoza ou Nietzsche.
Rosset n'en fait pas une contre-philosophie, comme l'infatué Onfray, qui censure ses contradicteurs, bons ou mauvais, selon la loi du dialogue selon les critères de l'hédonisme moral postmoderne, mais une philosophie affirmative, mais marginale, avec ce schéma du souterrain qui de temps en temps sort de son manque de visibilité le temps d'un Nietzsche. Quand un Onfray propose le modèle de la contre-philosophie, il estime à l'image de la contre-culture que la contre-philosophie peut exister contre la philosophie majoritiare. La contre-philosophie est ce curieux modèle qui peut être contre tout en étant pérenne.
Rosset est plus conséquent en ce qu'il considère que le modèle du contre n'est pas pérenne et est cet arbuste frêle et maladif qui a besoin d'un tuteur pour tenir et qui de toute façon n'aura qu'une existence éphémère et discontinue. Tandis que Rosset propose une explication à la marginalité et la discontinuité : le souterrain. De temps en temps, le souterrain devient émergé, mais il ne peut rester émergé, s'officialiser, accéder à la reconnaissance durable : la philosophie irrationaliste pressent que le réel est irrationaliste, alors que l'être est rationaliste. La philosophie irrationaliste ne peut qu'être souterraine : car elle n'est pas adaptée à l'être, mais au réel.
La prévalence de la philosophie rationaliste s'explique par le fait que la pensée s'applique dans l'être et que l'être est structuré sur le rationalisme. L'irrationalisme reconnaît à la fois que le réel n'est pas l'être et en même temps se trouvera toujours étranger à son existence, dans une position d'étrangeté et d'ambiguïté à soi-même, parce qu'il joue enter deux positions, l'être et le non--être, le rationalisme et l'irrationalisme, sans réussir à particulier ces deux notions.
La position rationalisme voudrait que l'irrationalisme explique le rationalisme, mais dans l'approche irrationaliste, l'irrationalisme est juste le majoritaire qui engendre l'accident miraculeux de l'être, selon l'explication de Nietzsche (la vie, variété for rare de la mort). Demander à un irrationaliste de justifier de son irrationalisme est contradictoire. Il s'agit d'une vision dans un sens anti-plotinien qui reprendrait la catégorie plotinienne pour la subvertir en irrationalisme (selon la remarque qu'en fait Rosset dans la Logie du pire) : elle saisit le tout du réel, et non le tout de l'être. Le rationalisme saisit l'ensemble de l'être, mais par vision.
L'approche rationaliste ne procède pas par vision intuitive et fulgurante, mais par déduction, comme l'enseigne Descartes avec ses chaînes de raisons. L'approche irrationaliste accède au réel plus large que l'être par la vision qui n'est pas rationaliste et qui au lieu de disséquer l'être va plus loin que l'être en procédant de manière générale : c'est la démarche intuitive au sens où l'intuition est irrationalisme. Le seul moyen pour l'irrationaliste d'aller au-delà du rationalisme consiste à privilégier l'irrationalisme. L'irrationaliste ne peut justifier l'irrationalisme, ni le définir, mais il peut seulement constater que, s'il veut aller plus loin que le rationalisme, il doit en passer par l'irrationalisme.
Mais il ne peut expliquer cette seule issue, il peut juste la constater et lancer une sorte de pari. La position de Rosset s'ancre dans la modernité sur l'attaque de Nietzsche contre Socrate, qui adoube Calliclès et qui réfute comme des ratiocinations la méthode maïeutique consistant à chercher dans le particulier de l'être la cohérence rationaliste. Le singulier n'explique pas pourquoi le réel est irrationaliste, mais le constate. L'irrationaliste objectera : comment expliquer l'inexplicable? Mais cette assertion comporte sa faiblesse : qu'est-ce que l'inexplicable? La contradiction décrète que l'on peut savoir sans expliquer le domaine intuitif et irrationaliste.

jeudi 2 mai 2013

Ground -1

Celui qui écoute du rap, commercial ou underground, aboutit, sauf exception (l'exception confirme la règle), à montrer l'infériorité du savoir issu d'une contre-culture, savoir particulier et relatif, singulier au sens de son infériorité, par rapport au savoir issu de la culture, savoir supérieur et provisoire, tendu vers son évolution et qui ne constitue jamais un achèvement.
Le savoir rap/râpé aboutit à estimer que, surtout par temps de crise, l'élite est responsable, corrompue, et que les masses sont elles innocentes et bonnes. L'auditeur de rap, qui tire son contre-savoir des grands rappers contestataires se range dans cette catégorie offensée et s'autoproclamant bonne. Toute conclusion logique, découlant de la culture authentique, pas d’une contre-culture, aboutit au résultat contraire : par exemple en lisant le Discours sur la servitude volontaire, à estimer que les élites sont représentatives du peuple et que leur dissociation, pour rassurante qu'elle soit, est incohérente.
Je comprends pourquoi Cardet se définit comme un "baisé du rap". Il relève de générations infusées par le rap pour lesquelles, par effet de racisme retourné en apologie de la contre-culture ou de la pseudo culture populaire, les décideurs, pédagogistes dévoyés ou politiciens à la solde de l'idéologie ultralibérale, ont décidé qu'il convenait in petto de substituer au fastidieux savoir classique, qui requiert des efforts, voire de la sueur, le contre-savoir dévoyé et inférieur, dont le rap est un exemple affligeant (qui peut dégénérer jusqu’au sous-savoir). Ce pieux conseil aboutit à des équivalences comme Assassin (groupe de rap fondateur, passant pour diffuser chez l’auditeur rap aveuglé et crédule un savoir subversif et profond) = Platon.
Malheureusement, Platon est (très) supérieur à Assassin. La lecture du Gorgias explique pourquoi Platon est un des fondateurs de la culture classique, quand Assassin arrive déjà à expiration en quelques décennies et produit des simplismes comme l'explication complotiste par les Illuminatis (s'illustre dans cette vocation un des chanteurs d'Assassin, désormais pratiquant en solo et depuis le Brésil, le surcoté Rock’in Squat). Tandis que Platon apporte de l'esprit critique, du jugement, des références, en analysant les rouages du comportement, Assassin, dont Rock’in Squat, proposent l'illusion réconfortante selon laquelle on peut en cinq minutes chrono acquérir des notions identiques à celles nécessitant des heures de concentration.
C’est le fameux coup du complotisme tous azimuts, avec un paradigme unique, les Illuminatis par exemple, qui permettent de tout expliquer depuis l’époque moderne. Ce délire se présente comme d’autant plus contestataire qu’il s’avère en réalité au service des intérêts oligarchiques qu’il dénonce. Que proclame Rock’in Squat dans son inénarrable morceau X, qui entend dénoncer la mainmise de la secte cachée et toute-puissante des Illuminatis sur le cours de la société? : « Le cartel des banques ne contrôle pas mon rap ».
Pour que les oligarchies ne contrôlent pas le rap underground, encore faudrait-il qu’il ne recoure pas aux simplismes et qu’il fasse de la contestation une subversion au service de ceux qu’elle conteste. Quand on pense que des Rock’in Squat passent pour des contre-intellectuels du rap underground, on se rend compte du niveau inquiétant que véhicule le rap... L’underground est l’expression de consommation triste du rap (selon la théorie du producteur Rifkind), au sens où la consommation est contestataire de manière négative.
Pour que la contestation soit joyeuse, il faudrait qu’elle soit constructive, qu’elle propose des alternatives, pas qu’elle sombre dans le cas de Rock’in Squat dans la caricature qui mélange l’amalgame avec certaines affirmations pertinentes (le vrai et le faux). Dans l’exemple de ce morceau de Rock’in Squat, la contre-culture montre qu’elle ne peut offrir une alternative égale à la culture, mais qu’au contraire elle propose comme alternative à la nuance et à la finesse (l’intelligence) le simplisme et l’amalgame (la bêtise confusionnelle). La revendication à la culture populaire du rap relève de l’imposture.
Dans cette chanson, tout est négatif, complotiste, au sens où les responsables sont aussi cachés que tout-puissants, maléfiques. La négativité de la contestation a envahi le discours de Rock’in Squat, au point que son propos est dénué d’intérêt, de pertinence. Le rappeur intello prétend contester le réel alors qu’il ne le comprend pas, qu’il fonctionne pas amalgames grossiers et par dénonciations simplistes, qui impliquent que l’auditeur soit pris pour un imbécile, autant que le chanteur se révèle peu intelligent. Le discours complotiste est un discours vulgaire, destiné aux auditeurs des contre-cultures, dont on estime qu’ils ne sont pas capables de produire une critique intelligente, constructive.
En prime à la connaissance qu’il offrirait, qui se révèle fastidieuse d’ordinaire, le rap offrirait le plaisir de l'écoute - le bonus track? Pour l’auditeur d'underground, fier d’apprendre en deux morceaux de cinq minutes et avec le plaisir du rythme assourdissant, l'enseignement classique est d’un ennuyeux, d’un pénible, d’un fastidieux... Quand on voit les résultats, toute contre-culture aboutit à substituer à l'esprit critique le simplisme crédule et haineux. L'auditeur de rap véhicule un message dans lequel il identifie de manière facile et manichéenne les méchants, message qui s’ingère assez vite, comme un hamburger, le simplisme facilitant la haine et dérivant jusqu'au racisme inversé et légitimé et au communautarisme afrocentriste (pour le descendant d'immigrés africains peu au fait de l'histoire et ayant cessé d'étudier, colons = Blancs).
La décision brillante de laisser entendre, suggérer plus qu'imposer, l'équivalence rap/culture relève du racisme. Celui qui en pâtit n'est pas le fils du bourgeois, qui fera des études classiques, mais le fils d’immigrés sous perfusion contre-culturelle, qui lui n'a pas le plus souvent un accès familial à la culture et qui en plus se trouve "baisé" par l’illusion que sa contre-culture (comme le rap) = culture. Il recule quand il croit avancer. Le bourgeois adolescent écoutera le rap de sa génération, comme une mode. Ce sera transitoire.
Ce pourra même passer de l'attraction réactive à l'oubli, une fois que notre ado aura achevé ses études, pris sa place dans la société, et appartiendra aux élites de province. L'ado aura fini sa période rébellion et sera devenu un adulte au service de l'ordre bourgeois. L’ordre bourgeois est positif, la rébellion rap négative. Et le fils d'immigrés qui écoute lui du rap et n'a pas au accès à la culture? Lui n’a accès qu’au négatif.
Son brouet de rap en guise de culture ne lui servira qu'à passer pour un imbécile, tandis qu'il se croit nanti de savoir alternatif, d’autant plus prestigieux que non reconnu. C'est trop facile de faire semblant, rappelait un chanteur. Au final, le racisme de cette conception, parfois revendiquée par certains pédagogues, de moins en moins depuis que les résultats de leurs théories sont rendu publics (30% d'illettrisme en 6ème), aboutit à créer des hordes de décérébrés, que l'on pourra taxer à juste titre de sauvageons et de racailles, sauf que nos banlieusards, perfusés à la contre/sous-culture rap avaient plus le droit d’étudier Rousseau que les bourgeois promis aux classes prépas et aux grandes écoles de la République.
Seul l’accès intellectuel à la culture peuvent sortir le banlieusard et le défavorisé du piège contre-culturel. Si c'est mépriser les banlieusards d'origine africaine de considérer, comme le faisait un célèbre pédagogue dans les eighties, qu'il suffit de déchiffrer une notice technique pour savoir lire, il en va de même avec le contre-savoir, que le rap a contribué à diffuser : on ne voit pas pourquoi le banlieusard n'aurait pas plus le droit que le bourgeois à l'étude de Rousseau. Ce n'est pas la même chose d'écouter Assassin et de se pénétrer du Discours sur la servitude volontaire.
Pas le même niveau de pensée, de nuance, de critique, pas le même vocabulaire utilisé, puis maîtrisé. Celui qui bénéficie d'oeuvres classiques ne boxera pas dans la même catégorie que celui qui a baigné dans le rap de rue. L’un aura des armes à opposer aux mirages contre-culturels pour construire; quand l’autre deviendra aigri, en proie au ressentiment, suite à cette injection massive de négativisme et de pessimisme sans aucun idéal, ni fin.
Et je ne parle pas des effets du rap quand il produit de la bouillie sous-culturelle, du médiocre violent et communautariste, comme c'est le cas d'un Booba, qui commence par la contestation et dérive vers le racialisme. Tout ce qu’attendent les oligarchies contestées est soutenue par cette contestation stérile! Où l'on vérifie que Booba est nettement inférieur à Assassin, qui est inférieur de très loin à La Boétie...
Dans cette confusion, la victime est celui qui a enduré l'imposture : contre-savoir = savoir, contre-culture = culture. C'est aussi celui qui a tendance, au nom de la rébellion négative qu'il a subie, à contester, ce qui fait que personne n'a intérêt à changer le cours pervers des choses. La victime choisit les armes qui lui nuisent pour se "défendre" : le rebelle rappeur privilégiera la défense obstinée de ce qui lui nuit, comme s'il se réfugiait dans le recours obtus à ce qui le dessert. Le "baisé du rap" recourt d'autant plus au rap qu'il se voit contesté dans son usage du rap comme d'une contre-culture alternative et qu’il peine à prouver les effets néfastes de cette subversion pour le moins nocive (pour son intelligence).
Être baisé, c'est se faire arnaquer. Et si l'arnaqué est le premier à défendre l'arnaque, comme l'adolescent racketté s'entête à défendre et dédouaner ses rackettés, sous prétexte de ne pas passer pour une balance, de même l'arnaque implique une dépréciation qualitative. Souvent, la justification pour légitimer l'arnaque consiste à prétendre qu'elle ne tuerait pas (c'est ce qu'on entend ressasser comme défense pour les jeux vidéos violents, qui n'engendrent pas le passage à l'acte fréquent). Mais le vrai effet n'est pas le passage à l'acte littéraliste (il ne concerne que les plus déstructurés).
C'est l'effet contre-culturel, qui touche les auditeurs de rap fondus de leur contre-culture, que Cardet décrit comme des baisés (catégorie dans laquelle il s'incluait). Et cet effet contre-culturel se manifeste principalement par le clivage. La principale perversion de la contre-culture comme dépréciation de la culture n'est pas tant dans le message inférieur qu'elle propage, tant celui-ci peut se révéler provisoire, que dans le clivage de la réalité qu'elle instaure et que l'auditeur tend à reproduire servilement pour peu qu'il soit assidu et qu'il baigne dans un environnement frustre et peu cultivé.
Plus la victime s'avère peu cultivée, plus elle tend à reproduire le schéma qu'elle a ingérée à son insu et qui lui nuit au premier chef. Cette constante du clivage contre-culturel s'accompagne de la faculté à se classer du côté des bons, qui sont bons et baisés, tandis que les méchants sont gagnants. Le discours pessimiste est inchangeable : quand on est pauvre et qu’on écoute du rap, on est baisé. Le réel est maléfique.
La structure du clivage implique que le réel soit formé d’une structure sociale antagoniste, dont le propre est d’être inégalitariste. Le social est le fondement de l’antagonisme, et l’antagonisme se déploie dans un terrain instable, fini, dont la nature est d’aboutir à un rapport de forces oligarchique. C’est dans cette mentalité de clivage, qui est un marxisme du pauvre, non pas matériel, mais intellectuel, le pauvre d’esprit, que se déploie la mentalité irritante selon laquelle les élites sont maléfiques, quand les masses seraient exploitées, mais bonnes.
C’est une représentation qui découle du clivage au centre du raisonnement contre-culturel. Le résultat est consternant : l’individu qui pense selon les outils contre-culturels se situe à une niveau d’infériorité intellectuelle qui l’empêche de comprendre, non seulement le réel, mais cet ordre social qu’il prétend dénoncer sans jamais proposer quoi que ce soit pour le changer.