On ne remarque pas assez que Descartes est ce qu'on nomme couramment un sophiste, au sens où, face à une difficulté, il préfère jouer avec les mots que s'assurer de leur réalité, ce qui signifie de leur connexion avec les objets. C'est ainsi qu'il définit la liberté comme ce qui est compatible avec la Providence (Leibniz notera dans ses Remarques sur les Principes l'absence de logique qui préside à cette affirmation). De même, le néant coexiste à côté de Dieu, bien que Dieu soit l'infini. Cette inclination pour le paradoxe vient moins de ce que Descartes choisirait d'inféoder la raison à la Révélation que de son refus orgueilleux de reconnaître qu'il ne sait pas, bien qu'il ait appliqué sa méthode. S'il arrive à Descartes de reconnaître que les choses sont ainsi, parce que la Bible le dit, comme au sujet de la liberté justement, la plupart du temps, il tient à montrer que sa méthode mène à la vérité. S'il lui reconnaissait des limites explicatives, il serait contraint de reconnaître qu'il n'a pas réussi à édifier sa théorie rendant possible la connaissance - et il aurait dû cesser ses expériences scientifiques, dont on comprend les résultats catastrophiques du fait qu'elles sont adossées sur une méthode erronée. La connaissance du réel s'obtient par le raisonnement circulaire de type interne, sans besoin de le vérifier par l'expérience externe, du fait que la théorie s'est obtenue en s'appuyant sur la croyance dans la possibilité que le rationalisme soit la méthode qui fonctionne. Mais produire un raisonnement cohérent à partir d'un petit nombre de prémisses, ce qu'il revendique dans le Discours de la méthode, est envisageable comme possible sans que le résultat plausible ou hypothétique ne soit réel. Descartes confond le certain et le possible, comme il confond la certitude et l'intériorité. Le sophisme s'appuie sur la trop grande confiance accordée au langage, comme si employer les bons mots suffisaient à dire quelque chose de réel et de vrai (l'orgueil de bien parler entre bien entendu en jeu dans ce sentiment de confiance exacerbée). Mais cet aspect sophistique de Descartes ne doit pas faire oublier que l'ensemble de sa philosophie ne repose heureusement pas sur cette technique rhétorique (s'appuyant sur le fait que Descartes s'avance en remarquable styliste). Les fondements de cette oeuvre fondatrice (de la philosophie moderne, donc de la métaphysique éponyme) s'appuient sur la confiance aveugle et obligée (plus que naïve) dans le préjugé selon lequel le réel est l'être et, in fine, l'être est stable (donc la vérité en tant qu'ensemble peut être atteinte). La stabilité de l'être n'est certes pas définissable (sans quoi l'échec de Descartes serait patent) et Descartes présente l'intelligence de faire de Dieu l'unique connaisseur du réel capable de le décrire et de le définir, mais le fait que la possibilité soit, et que cette possibilité soit en même temps nécessaire (condition sine qua non pour qu'elle ressortisse de l'attribution divine) implique implicitement que la connaissance soit possible, même sans la maîtrise de ses fondements, et que, en particulier, la connaissance scientifique soit viable. On ne remarque pas assez les conditions implicites sur lesquelles s'élabore la réflexion de Descartes et sans lesquelles ses techniques sophistiques seraient démasquées.
mardi 9 février 2016
jeudi 28 janvier 2016
L'ambivalence
Dans la mentalité transcendantaliste, le caché existe, bien qu'il diffère du caché complotiste. C'est grâce aux caractéristiques du caché transcendantalisme de type classique que le complotisme se développe, jouant sur l’amalgame entre les deux types de caché. Le caché transcendantaliste estime qu'il existe du caché à la perception limitée de l'homme - mais qui ne saurait échapper à l'omniscience divine. Le caché complotiste estime quant à lui que le caché est le propre d'une élite d'hommes éclairés, qui font montre de leur supériorité quasi surnaturelle.
D'où l'autre différence : le caché transcendantaliste est naturel, l'homme ne pouvant accéder au surnaturel, qui est l'apanage de Dieu; quand le caché complotiste prône que le surnaturel est accessible, seulement à une poignée d’hommes. On voit que le complotisme institue une catégorie contradictoire. En décrétant que les initiés n'opèrent pas dans la même dimension que les autres hommes, ils proposent un caché de type fantastique, quoiqu'il se situe dans le réel. Il faudrait savoir.
Mais on peut se demander si le caché de manière générale, transcendantaliste, n'est pas la mauvaise traduction de ce qui n'est pas perçu, parce qu'il ne se situe pas sur la même dimension que notre observation courante. Découvrir serait rendre visible le caché, avec cette précision que l'opération serait toujours d'ordre qualitatif, qu'elle ne se contenterait pas d'un agrandissement quantitatif.
Raison pour laquelle il s'avère repris tant par le transcendantalisme que le complotisme. Les deux instaurent un monde dominé par le caché, le monde de l'être, avec une grande distinction : le caché transcendantaliste est, du fait de son transcendantalisme, inexplicable et incompris par l'homme; tandis que le caché du complotisme est contradictoire, en ce que son immanence s'accorde avec le fait qu'il soit inaccessible. Il faudrait savoir : soit il est inaccessible - et il ne peut être immanent; soit il est immanent - et il ne peut être inaccessible.
Le caché est ce qu'on explique traditionnellement dans le passage de l'être à l’Être, par le recours au transcendant. Cette hypothèse s'avère comporter de nombreux aspects inexpliqués. Pour améliorer l'hypothèse transcendantaliste, l'inexplicable trouve dans le complotisme une résolution par la dérobade, et l'absurdité de l'explication qu'il propose ne peut fonctionner que parce qu’il exhibe le point faible du transcendantalisme, selon lequel on ne peut définir le réel, donc pas davantage le caché. En postulant que le lieu du caché serait seulement visible pour les initiés, le complotisme énonce deux absurdités incoulables :
1) le caché deviendrait totalement inaccessible pour la plupart des hommes.
2) Rien n'expliquerait comment les initiés ont fait pour accéder au savoir,
3) d'autant que ce dernier est total.
Ce dernier point se montre le plus criant d'absurdité, en ce qu'il devient un savoir inconnu et pour ce fait, parfait.
Sous prétexte d'avoir résolu les faiblesses de la théorie transcendantalisme, le complotisme les a accrues, en estimant que l'explication est possible à partir du moment où elle repose sur la possibilité de ne pas le faire. Le complotisme élude l'explication, parce que son but est formaliste, biffant le contenu. Le complotisme évacue le fond. Il s'agit d'une pensée de type maniériste, donc irrationaliste.
D'où l'autre différence : le caché transcendantaliste est naturel, l'homme ne pouvant accéder au surnaturel, qui est l'apanage de Dieu; quand le caché complotiste prône que le surnaturel est accessible, seulement à une poignée d’hommes. On voit que le complotisme institue une catégorie contradictoire. En décrétant que les initiés n'opèrent pas dans la même dimension que les autres hommes, ils proposent un caché de type fantastique, quoiqu'il se situe dans le réel. Il faudrait savoir.
Mais on peut se demander si le caché de manière générale, transcendantaliste, n'est pas la mauvaise traduction de ce qui n'est pas perçu, parce qu'il ne se situe pas sur la même dimension que notre observation courante. Découvrir serait rendre visible le caché, avec cette précision que l'opération serait toujours d'ordre qualitatif, qu'elle ne se contenterait pas d'un agrandissement quantitatif.
Raison pour laquelle il s'avère repris tant par le transcendantalisme que le complotisme. Les deux instaurent un monde dominé par le caché, le monde de l'être, avec une grande distinction : le caché transcendantaliste est, du fait de son transcendantalisme, inexplicable et incompris par l'homme; tandis que le caché du complotisme est contradictoire, en ce que son immanence s'accorde avec le fait qu'il soit inaccessible. Il faudrait savoir : soit il est inaccessible - et il ne peut être immanent; soit il est immanent - et il ne peut être inaccessible.
Le caché est ce qu'on explique traditionnellement dans le passage de l'être à l’Être, par le recours au transcendant. Cette hypothèse s'avère comporter de nombreux aspects inexpliqués. Pour améliorer l'hypothèse transcendantaliste, l'inexplicable trouve dans le complotisme une résolution par la dérobade, et l'absurdité de l'explication qu'il propose ne peut fonctionner que parce qu’il exhibe le point faible du transcendantalisme, selon lequel on ne peut définir le réel, donc pas davantage le caché. En postulant que le lieu du caché serait seulement visible pour les initiés, le complotisme énonce deux absurdités incoulables :
1) le caché deviendrait totalement inaccessible pour la plupart des hommes.
2) Rien n'expliquerait comment les initiés ont fait pour accéder au savoir,
3) d'autant que ce dernier est total.
Ce dernier point se montre le plus criant d'absurdité, en ce qu'il devient un savoir inconnu et pour ce fait, parfait.
Sous prétexte d'avoir résolu les faiblesses de la théorie transcendantalisme, le complotisme les a accrues, en estimant que l'explication est possible à partir du moment où elle repose sur la possibilité de ne pas le faire. Le complotisme élude l'explication, parce que son but est formaliste, biffant le contenu. Le complotisme évacue le fond. Il s'agit d'une pensée de type maniériste, donc irrationaliste.
samedi 9 janvier 2016
La vérité nihiliste
Ce qui a provoqué l'échec historique du nihilisme n'est pas d'être passé à côté du problème, mais de l'avoir évité - tandis que le transcendantalisme l'a affronté - quitte à l'avoir repoussé ensuite. Le transcendantalisme a en effet proposé la solution de l’Être, qui est aberrante logiquement, mais viable pratiquement. Le nihilisme n'a su faire ni l'un ni l'autre.
Sa solution est pratiquement invivable, condamnant le réel à l’absurdité, plus ou moins reconnue (explicitement chez Schopenhauer, Démocrite ou Gorgias; déniée chez Spinoza par exemple, encore plus chez Aristote). Théoriquement, c'est encore pire, puisque le nihilisme, loin d'affronter le problème de l'infini, le transforme en fini (non-être, néant ou rien sont des concepts identiques dans leur dimension finie).
Mais ce faisant, le nihilisme peut être considéré comme affrontant le problème, selon lequel :
1) il y a une différence essentielle au sein du réel, qui ne peut se résumer à l'être;
2) l'intuition porte sur le fait que tout est contenu ici et maintenant (mais pas de manière homogène ou univoque), tout en étant infini (comment cette condition peut-elle être respectée).
Ce qu'on nomme infini est mal compris, tant dans l'hypothèse Être que non-être. Le malléable offre la solution (non pas définitive, mais cohérente).
Sa solution est pratiquement invivable, condamnant le réel à l’absurdité, plus ou moins reconnue (explicitement chez Schopenhauer, Démocrite ou Gorgias; déniée chez Spinoza par exemple, encore plus chez Aristote). Théoriquement, c'est encore pire, puisque le nihilisme, loin d'affronter le problème de l'infini, le transforme en fini (non-être, néant ou rien sont des concepts identiques dans leur dimension finie).
Mais ce faisant, le nihilisme peut être considéré comme affrontant le problème, selon lequel :
1) il y a une différence essentielle au sein du réel, qui ne peut se résumer à l'être;
2) l'intuition porte sur le fait que tout est contenu ici et maintenant (mais pas de manière homogène ou univoque), tout en étant infini (comment cette condition peut-elle être respectée).
Ce qu'on nomme infini est mal compris, tant dans l'hypothèse Être que non-être. Le malléable offre la solution (non pas définitive, mais cohérente).
lundi 21 décembre 2015
Idée
La philosophie rationaliste présente la fâcheuse tendance de ne jamais parvenir à présenter un exposé complet de sa thèse sans l'appuyer sur des éléments qu'elle ne parvient pas au final à fonder. Cette carence signe son insuffisance structurelle, autrement dit son insuffisance à affronter le réel, ou alors pour lui proposer un sens déficient, dont la déficience tient principalement à sa carence en fondements - ce qui tendrait à donner raison aux philosophes de l'absurde, selon lesquels la plus haute expression de la philosophie rationaliste serait leur option, qui présente au moins le mérite lucide de reconnaître la carence fondamentale.
Le fait que la raison soit obligée de parier sur le mystère de l’Être pour éviter de sombrer dans l'absurde indique que la philosophie ne peut en rester à son stade - ou alors elle est destinée à disparaître. Qu'est-ce que la philosophie? Si c'est une discipline qui est appelée à (per)durer, c'est que sa spécificité n'est pas la raison.
Quels sont dès lors ses véritables fondements? La créativité doit remplacer la raison, avec cette différence que la raison est une faculté interne à l'homme, qui ne peut sortir de l'intériorité, ce qu’illustre notamment le cartésianisme; tandis que la créativité relève de l'idée, au sens où cette dernière implique, dans un mouvement d'allers-retours constants, de relier l’intérieur et l'extérieur, comme une faculté qui, ayant été implantée depuis l’extérieur, dispose du pouvoir supplémentaire et complémentaire d'y revenir.
C'est en ce sens que les idées renvoient à des formes ou à des correspondances entre des niveaux de réalité qui ne peuvent jamais se montrer complets (option qui reviendrait à ce qu'ils soient exclusivement internes). Le mythe de la complétude provient de la démarche défectueuse de la rationalité. On parvient assez facilement à expliquer comment relier l'intérieur de la conscience au réel si l'on ne cherche pas le lien au niveau de la raison, mais à un niveau différent, qui s'avère supérieur parce qu'il explique plus largement, qualitativement.
C'est en ce sens que les idées renvoient à des formes ou à des correspondances entre des niveaux de réalité qui ne peuvent jamais se montrer complets (option qui reviendrait à ce qu'ils soient exclusivement internes). Le mythe de la complétude provient de la démarche défectueuse de la rationalité. On parvient assez facilement à expliquer comment relier l'intérieur de la conscience au réel si l'on ne cherche pas le lien au niveau de la raison, mais à un niveau différent, qui s'avère supérieur parce qu'il explique plus largement, qualitativement.
jeudi 10 décembre 2015
Contre-certitude
Quand le Socrate de Platon dit que la seule chose qu’il sait, c'est qu'il ne sait pas, il affirme que la seule positivité que la raison peut trouver relève du négatif. Autrement dit, nous détenons le témoignage que dès le début, l'expression philosophique de forme rationnelle ne parvient à sortir du négatif. Dès lors, il est explicable (et prévisible) que le projet de rénovation cartésienne ne parvienne à connaître à partir de l'intériorité attestée, vu qu'il ne peut dépasser le stade du négatif. Il se replie donc sur lui-même. La suite de l'histoire de la philosophie a consisté en gros à essayer de corriger le tir à partir de cette position.
mardi 24 novembre 2015
L'origine du sens
Le sens que Dieu prend dans la tradition transcendantaliste implique que le sens préexiste à l'homme et le dépasse, de telle sorte que l'homme applique un plan parfait qui le dépasse. Cette conception est incompréhensible, car l'homme a beau chercher, il ne voit aucun être autre que lui qui produise du sens. Il est possible que d'autres créatures en produisent, tant à son niveau (ce qu'on nomme des OVNIS) qu'à un niveau supérieur (car il est probable que, de manière disjonctive et non-homothétique, d'autres niveaux de réalités nous englobent, comme nous en englobons d'autres), mais alors, pourrait-on encore parler de sens? Ce que nous nommons sens n'est-il pas le propres de l’homme? Il faudrait redéfinir par d'autres termes la capacité qu'ont d'autres créatures à proposer des moyens d'expression autres que le langage (auquel cas nous ne pouvons certainement pas les comprendre); en tout cas, cela signifierait que le sens est dans un sens strict le propre de l'homme; et, dans un sens étendu, qu'il n'existe pas de sens qui constitue l'ensemble du réel et dont il faille retrouver la trace par-delà l'espace et le temps. C’est toute la représentation transcendantaliste qu’il convient dès lors de modifier, pour proposer en lieu et place un développement qui suscite le sens à un moment, mais qui n'en découle pas. Dès lors, qu’est-ce que l'origine si elle n'est pas sens?
jeudi 5 novembre 2015
Idée-force
Nous sommes à un moment-charnière de l'expression des idées, ce qui explique que le blocage intervenant comme réaction à l'issue de la période de progrès que nous venons de connaître sous le nom de Gutenberg en vienne à donner l’impression que le processus d'essor des idées se trouve rompu. Le mouvement général consiste à ce que les idées aient de plus en plus d'importance, moins pour les individus qui les portent que pour ceux qui les suivant.
Nous pouvons constater 3 périodes :
1) Lors de la première, les idées sont au service du groupe, ce qui semble renforcer le groupe au détriment de l’individualisme découlant de la prise en considération exacerbée de l'individu selon cette mentalité. Mais l'idée ne peut s'épanouir pleinement que si elle est portée par des individus, un ou plusieurs, pas par un groupe au sens de mentalité collective. Elle s'affaiblirait alors considérablement, car la volonté générale n'a pas d'existence propre, ce qui ne signifie pas qu'elle n'existe pas, mais qu'elle existe à l'état d'abstraction, avec un potentiel de réalité qui est inférieure à l'existence singulière. Voilà qui implique aussi que l'existence soit singulière et que les idées s’expriment au mieux selon la singularité.
2) Dès lors, les idées ne peuvent s'exprimer au maximum de leur acuité dans cette situation de groupe et invente les moyens d'individualiser l'expression des idées. Cette invention n'est ni automatique, ni impersonnelle, mais se fait par le truchement de la raison, qui ne cesse de revendiquer des droits individuels pour son expression. L'invention technique de Gutenberg va exprimer ce processus d’individualisation, selon lequel il faut que l'individualisme croisse pour que les idées s'expriment avec plus de netteté et de qualité. Effectivement, on observe pendant cette période une amélioration qualitative des idées, qui va de pair avec leur individualisation. Pourquoi ne connaît-on presque pas avant une certaine période (en gros le premier millénaire avant J-C) les auteurs? Pourquoi n'ont-ils pas d'identité au point que l'on pare d'écoles, de mouvements, de collectifs?
Cette identification de l'idée avec l'individu rend les idées plus précises, plus originales, avec une caractéristique bien précise : elles se conservent mieux, du fait de la qualité bien meilleure de la conservation des écrits grâce à Gutenberg. Cette constante fige petit à petit l'idée dans sa gangue individuelle, au point que l'individualité finit par avoir plus d’importance que l'idée. Au final, on assiste à une perversion littérale de la relation entre l’individu et l'idée, dans laquelle l’individu acquiert tellement d’importance par rapport à l'idée que le culte de la personne devient l'expression archétypale de l’œuvre d'art.
C'est la décadence qui se manifeste avec spécifiquement l'autofiction, mais qui existait déjà auparavant depuis au moins un siècle : au point que, paradoxe, l'auteur a plus d'importance que ce qu'il écrit et que ses ouvrages servent à expliquer sa vie tout au plus. Ce renversement signe le passage de l'individualisation de l'idée à l’individualisme qui prétend que l’idée est au service de l’individu puisque la fin des valeurs couronne son culte.
3) C'est le signe que l'idée a besoin d'une forme supérieure et nouvelle pour accroître son expression et la rendre plus pertinente encore. C'est Internet, faisant suite à Gutenberg, qui rappelle que le changement va de pair avec une nouvelle forme d'expression. L'apport d'Internet est de permettre que l'idée soit supérieure à l'individu qui la porte. Dans le paradigme Gutenberg, un individu seul, précisément identifié, exprimait l'idée, raison pour laquelle l'individualisme finissait par naître. Cette caractéristique s'explique par le fait que l’identification individuelle selon Gutenberg est centrée autour de la parole d'un individu ou d'un collectif lors d'un instant précis et assez court; tandis qu'Internet libère de cette contrainte en rallongeant les délais de manière quasi infinie. En théorie, Internet peut se présenter comme une banque de données immortelle, dont les innovations internes pourraient même rajeunir les idées.
Du coup, l'idée change de statut : si elle se trouve bien portée par une chaîne d'individus, c'est elle qui compte le plus, en tant que processus, c'est-à-dire s'adressant à des générations d'individus qui la conçoivent dans son déploiement d'idée-processus, et ne la réduisent pas à telle ou telle individualité qu l'aurait exprimée (d'une manière générale, ce ne peut être un individu qui pense une idée, mais une multitude lui donnant la forme d'une chaîne).
On ne parlera plus de la théorie des idées de Platon, mais du processus dans lequel plusieurs auteurs ont porté cette idée. L'idée ne s'arrête pas à un individu, mais n'est en réalité jamais terminée. C'est à une véritable révolution du statut de l'idée que se livre Internet : en signalant la fin programmée de l'édition Gutenberg, aussi bien que son remplacement par des contenus gratuits et dont la pérennité est assurée par les supports dématérialisés (ce qui montre que plus l'existence est physique, moins elle est solide; plus elle tend vers sa virtualité, bien nommée, plus elle témoigne de sa pérennité), Internet s'assure que l'idée ne pourra plus être commentée seulement selon un auteur dans une certaine tradition, sans jamais être abordée de manière provisoire, ce qui réduit considérablement la portée de la démarche du commentateur ou de l’historien de la philosophie et qui assure que la philosophie soit conçue comme une activité créatrice, et non seulement d'analyse reproductrice et mimétique.
L'idée présente dès lors une prééminence qui n'est pas indépendance (elle s'incarne dans des individus réels), mais qui pousse à se demander quel type d'existence elle désigne. Qu'est-ce qu'une idée? Comment peut-on exprimer une interprétation d'ordre général, qui ne couvre pas forcément l'ensemble du réel, mais qui parfois l'ambitionne carrément, comme c’est le cas en philosophie? Si les idées se développent dans un domaine qui outrepasse le réel strict, il faut bien qu'il s'agisse d'un réel qui soit connecté au réel physique et qui ne puisse en diverger qu'en y restant intimement lié, sans quoi les idées ne prendraient pas la peine de se mêler aux individus, mais suivraient un cours indépendant et inconnu.
Si les idées sont liées au réel, elles ne peuvent l'être que sur le mode de la différence pour demeurer compatibles avec l'exigence de compatibilité. En effet, contrairement au raisonnement platonicien, qui estime l'identité compatible avec l’homogénéité, la compatibilité entre deux domaines ne peut s'effectuer que sur le modèle de la différence, qui ne saurait en aucun cas se montrer homogène. Il faut savoir : soit la différence n'est pas homogène; soit elle n'est plus différence... La compatibilité implique ainsi que la différence exprime la créativité. La raison n'est que le prolongement de la créativité, pas la fin. La raison sépare et divise, quand la créativité permet non seulement de penser la différence réelle, mais aussi d'expliquer que seul ce qui crée perdure.
De ce point de vue, seul ce qui est gratuit perdure également. La créativité n'est pas payante puisqu'elle excède la possibilité de se voir attribuer une évaluation - elle ne se meut pas dans le fini. Ce changement n'est pas du désintérêt, mais ira de pair avec la considération selon laquelle la gratuité étant la plus haute des valeurs matérielle, elle doit recevoir une rétribution inconditionnelle, ce qui rendra les efforts d'enrichissement pécuniaire encore plus dérisoires qu'ils ne le sont déjà.
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