mercredi 18 novembre 2009

Occis d'Antaux

Les Occidentaux étaient profonds à force de superficialité.

Dans la volonté rédhibitoire de faire du sexe une activité comme une autre, il y a bien entendu beaucoup d'insuffisances, pour ne pas dire parfois de franche bêtise. Je pense à l'exemple hilarant de ceux qui pour se montrer libérés font parade (plus qu'assaut) de judéo-crétinisme primate en croyant soutenir la cause des actrices X. C'est très bobo, très baba, très bébé. Signe d'un réductionnisme avant tout régressif et puéril, qui ne prend pas en compte (entre autres dénis) une donnée intéressante : les actrices pornos qui réussissent (cas pour ainsi dire assez rare) évoquent des prêtresses new age de type dionysiaque ou associé, à ceci près qu'elles se meuvent dans l'immanentisme et que leur rapport au transcendantalisme semble détruit.
Dans tout ce fatras, il faut bien entendu distinguer l'influence (parfois ignorante, parfois inconsciente) de deux grandes influences contemporaines : Nietzsche (et ses maîtres immanentistes) et l'ultra-libéralisme (von Mises en première ligne). Mais il y a une réclamation que j'entends et que je comprends en la désapprouvant radicalement : en l'occurrence, le cri primal exige, comme les enfants et les impatients, que le sexe soit banalisé.
La mise en accusation n'est pas loin : tout ça est la faute spécifique du judéo-christianisme, qui a culpabilisé le sexe avec son moralisme étriqué (quand on évoque la moraline, on fait référence à Nietzsche, parfois sans le subodorer). Toute entreprise de culpabilisation du sexe repose sur la supercherie et l'artifice, puisqu'il est tout à fait possible de rendre le sexe déculpabilisé, soit normalisé. Dans cette conception, le sexe est une activité positive et seules des intentions péjoratives ou pudibondes peuvent insinuer que le sexe n'est pas une activité comme les autres.
Bien entendu, on ne peut tenir ce type de discours que dans une mentalité immanentiste, selon laquelle le désir est complétude. L'accusation polymorphe qui se trouve derrière ce type de discours irrationnel et superficiel (plus ou moins revendiqué par ailleurs) tient dans l'approche du désir. Dans la tradition classique, qui n'est pas circonscrite au monothéisme, dans lequel il convient d'intégrer l'Islam - au lieu d'inventer une catégorie a posteriori grotesque et fourre-tout, le judéo-christianisme, le désir est relié à l'incomplétude. Si l'étymologie du mot français est reliée à la tradition latine, on retrouve en gros cette approche dans les autres cultures, l'exception confirmant la règle et inspirant (le plus souvent médiocrement) les fantasmes de certains esprits libérés (plus que libres).
Si le désir est incomplet, alors la conception du sexe déculpabilisé est fausse. La condamnation de la culpabilisation peut receler quelque justesse, à condition de rappeler que la culpabilisation est associée à la reconnaissance de l'incomplétude et que la reconnaissance de l'incomplétude est primordiale à toute forme de critique secondaire. Mieux vaut reconnaître l'incomplétude que se déculpabiliser à peu de frais - et dans l'inconséquence souvent béate (ou inconsciente).
L'exigence de complétude se retrouve spécifiquement chez le saint de l'immanentisme, ce Spinoza qui escompte à peu de frais s'ébattre dans l'objectivité géométrique et la douceur tolérante. Cette complétude est nécessaire dans le système immanentiste, mais ne se prouve nullement, à moins de postuler que l'Incréé est une catégorie sensée et évidente (pour les esprits supérieurs). L'idéologie ultra-libérale revendique aussi, comme sous-catégorie de l'immanentisme terminale, cette approche commode. Comme cette idéologie est actuellement dominante chez nombre d'économistes et qu'elle imprègne insidieusement la majeure partie des conceptions occidentalistes, nous nous devons de la mentionner, quand bien même elle repose sur des fondements aussi bancals qu'affligeants.
Une autre dominante qu'il convient de subsumer est la catégorie dite des sciences humaines, selon laquelle il n'existe de social que le visible, l'immédiat et le superficiel. Cette approche se veut bien entendu scientifique, terme qu'il convient de comprendre en réalité comme scientiste, soit la tradition fausse selon laquelle la science est la seule réalité (ce qui n'est pas la même chose que d'oser que la science donne une image juste d'un certain type de réalité).
Dans ce prolongement, les décomplexés simplistes du sexe sont symptomatiques d'une certaine conception ontologique et politique du réel. Les gens aimeraient bien par confort de pensée ou par conformisme social, ou peut-être les deux en même temps, que les questions sexuelles soient déconnectées des aspects politiques et ontologiques. Malheureusement, je crains que la question sexuelle touche au plus profond de l'identité - comme Freud le savait et comme les psychanalystes le vérifient chaque jour.
L'inconséquence de la doctrine de l'incomplétude du désir, que l'on peut vérifier dans La Nuit de mai de Rosset ou dans l'Éthique de Spinoza, aboutit à une approche notablement différente du désir (et de la sexualité). Dans le cadre du désir complet, il est tout à fait possible de défendre le sexe libre et normal, soit acte qui accroît la puissance inconditionnellement - à tel point qu'un Rosset, entre autres, se livre à l'éloge inconditionnelle de l'éjaculation.
C'est possible parce que le désir est l'expression la plus haute de la puissance individuelle et que l'immanence condamne toute chose à n'exister que dans la cadre d'un réel auto-suffisant (suivant la définition du physicien Ernst Mach, selon lequel le réel est «un être unilatéral dont le complément en miroir n'existe pas»). Dans le cadre de la conception du désir incomplet, le sexe ne peut plus être un objet d'activité et d'analyse comme les autres, parce qu'il renvoie en fin de compte au divin.
En tant que reproduction de la différence, il est l'expression sensible de cette différence divine, de cette particularité qui fait que le réel se renouvelle et ne s'épuise pas dans un domaine fini et circonscrit. Raison pour laquelle certaines traditions divinisent le sexe : on notera cependant que cette divinisation s'exprime par le truchement de prêtres et de prêtresses et ne saurait en aucun cas être incarné durablement par tout le monde. Il est vrai que la doctrine du désir chez Spinoza fait fi de la critique première qu'on pourrait lui adresser : comment le désir individuel s'il s'accroît serait conciliable et compatible avec l'accroissement de tous les désirs?
Dans une optique d'accroissement généralisé, ne risque-t-on pas de réhabiliter au nom de la puissance, la domination oligarchique travestie en apologie du désir complet et sain? Par ailleurs, on notera que l'idéologie libérale n'est pas si éloignée de l'ontologie spinoziste en ce qu'elle postule de manière arbitraire, telle un deus ex machina, l'équilibre providentielle des échanges économiques, la main invisible - qui induit un équilibre général tout aussi irrationnel. Cette main invisible est une opération alchimique fausse, qui mérite qu'on lui oppose la vraie question : si elle est indémontrable (et elle l'est), que cache-t-elle d'invisible et de masqué, si ce n'est l'apologie du nihilisme et de la domination?
Outre ces deux références, la lecture de La Nuit de mai de l'immannentiste terminal Rosset, ou n'importe quel livre de postmodernes transis de spinozisme mâtiné de nietzschéisme (la grande mode des historiens de philosophie se piquant de philosopher), à une époque où plus personne ne lit et où l'on parle en répétant des invraisemblances, nous conduit à comprendre que la doctrine de la complétude du désir est une forme proche du matérialisme, qui conduit à circonscrire le réel dans un champ défini. Au départ, cette opération présente l'avantage de rassurer et de faire montre de clarté.
Le fanfaron peut s'extasier qu'il détient dans le domaine de la pensée une méthode enfin rationnelle et précise, proche des avancées scientifiques les plus indubitables. Il est le géomètre de la pensée, ambition que proposait déjà Spinoza en son temps. En fait, l'imposture est identique à celle du positivisme et du scientisme. Quand on a défini le réel de manière purement finie, on n'a jamais fait que réduire le réel à son propre champ. On a procédé à une déformation qui ne rend pas compte de la complexité de la pensée ni du réel.
Pendant que l'on se montre fier de son avancée, de cette fameuse complétude qui a toujours trait en langage moderne avec l'immanentisme, on assiste effaré, voire aveuglé, à l'effondrement du réel. Ce n'est pas possible! Le réel ne peut pas s'effondrer! C'est contraire à ma doctrine! Hélas! La permanence du réel n'est possible que parce qu'elle s'appuie sur une structure qui échappe au pur fini et qui mélange subtilement le sensible et l'absolu. Dans une conception proche du matérialisme, le réel ne peut que s'épuiser et se détruire.
De ce point de vue, l'incomplétude du désir semble à première vue plus angoissante, moins satisfaisante (le maître-mot de l'époque) ou encore moins claire. On peut préférer la clarté fausse à une certaine forme d'indécision, fût-elle plus juste. C'est refuser le destin de l'homme, dont l'existence et la représentation ne peuvent jamais être certaines. Sans sombrer dans les ratiocinations purement sceptiques, qui consistent à ne pas savoir, on ne sait que trop que toute forme de savoir précis est provisoire et que toute spéculation, aussi profonde et intéressante soit-elle, est hypothétique. On ne pourra jamais se départir de cette incertitude.
La doctrine de l'immanentisme accouche de l'Hyperréel, soit d'une suprématie du désir sur le réel. L'homme moderne tend à considérer que son désir prime sur le réel et à la limite que son désir est le réel. Les Anciens auraient nommé cette propension démesure. C'est à cause de cette démesure hyperreélle et hyperrationnelle que notre monde s'effondre - et c'est sans doute mieux ainsi : quand on voit la bêtise de la plupart des gens, entre les sympathiques qui ferment les yeux et se recroquevillent sur leurs problèmes égotistes et ceux qui se croyant demi-habiles défendent mordicus le système avarié jusqu'à recourir aux formes les plus basses de l'insulte et de la calomnie, il y a encore la catégorie des pessimistes qui oscillent entre cynisme et individualisme forcené. Parfois, ces trois catégories se mélangent. Le pire est quand ces trois catégories sont cumulées.
Cela donne des formes de fascisme exacerbées, qui quand on les démasque aboutisse à des réactions de violence simpliste et nauséabonde. C'est ce qu'on appelle le fascisme financier ou fascisme vert. Contrairement à ce que la propagande libérale aimerait faire croire, le fascisme n'est pas l'ennemi du libéralisme, en ce que la liberté proposée par le libéralisme est une liberté très particulière, une liberté finie et définie, qui s'oppose en tous points ou presque à la conception platonicienne de la liberté.
Le fascisme est l'acmé du libéralisme, quelque chose comme un complément extrémiste et virulent. Par temps de crise, le fasciste est celui qui recourt à la violence pour guérir la crise. Le libéralisme est la période de relative prospérité précédant les éruptions inévitables de fascisme. Rien d'étonnant à ce que les fascistes commencent d'une manière ou d'une autre par se réclamer du libéralisme. Plus les conditions se dégradent, plus ils mâtinent leur libéralisme d'autoritarisme. Après tout, un père putatif du libéralisme, ce Hobbes peu croassant, expose une doctrine qui combine certains éléments libéraux avec un conservatisme autoritariste. Après tout, l'évolution historique du libéralisme tend vers des formes qui contredisent la doctrine des libéraux historiques.
C'est ainsi que les ultra-libéraux ou néolibéraux, von Mises, Hayek ou Friedmann pour les plus représentatifs, confondent volontiers la liberté et l'utilité. Quand on confond les fins, c'est qu'on singe la chauve-souris de la fable - on se montre de mauvaise foi. Les fascistes sont très près des théoriciens de cet ultra-libéralisme qui se confond également en maints points avec l'anarchisme, lui-même quasi apparenté au libertarisme. Si vous voulez passer pour un idéologue de la mouvance libérale contestataire et sympa, affichez votre libertarisme.
Personne ne vous demandera ce que vous connaissez vraiment de ces idéologies plus ou moins inconséquentes, plus ou moins dangereuses. Si l'on doute de cet état de faits, que l'on consulte les écrits du grand libertarien Robert Nozick et de ses collègues crypto-ultra-libertariens. Je dis ça, parce que la plupart des gens ne connaissent rien au libertarisme et se revendiquent en toute ignorance d'un mouvement qui n'est jamais qu'un individualisme forcené et rebelle contre des formes étatiques. Tous ces individus sombrent dans la spécialisation, l'absence de création, le mimétisme, le commentaire, la redite, l'expertise, l'objectivité.
Bien entendu, il ne restera rien des idées finies et formatées de ces brillants théoriciens. Par contre, il serait temps de comprendre que toutes les ramifications du libéralisme sont au mieux des oppositions internes qui participent du même impérialisme. Le fascisme n'est jamais qu'une excroissance monstrueuse et déchaînée d'une mouvance que l'on appelle idéologique et qui derrière une apparence de scientificité/objectivité masque l'impérialisme du Vieux Continent, un impérialisme de type financier qui a élu domicile principal depuis les dépendances de la City de Londres.
Quel rapport avec la complétude et l'incomplétude du désir? Mais c'est très simple : contrairement à ce que clament les porte-paroles du sexe libre et libéré, la correspondance entre la conception de la complétude sexuelle et la conception de la complétude ontologique, religieuse et politique est patente. Dans tous les cas, il s'agit d'une approche de réduction du réel à cette complétude largement fantasmatique. Ce n'est que dans ce schéma que l'on peut défendre le sexe libre et libéré. C'est toujours dans les arcanes de ce schéma que l'on peut introduire l'ultra-libéralisme.
Le discours selon lequel le sexe est une activité humaine comme les autres qui donne lieu à la marchandisation comme les autres est un discours tellement extrémiste et ultra-libéral que l'on ne le retrouve pas chez les pères du libéralisme classique (selon lesquels la marchandisation s'applique avant tout aux lois de l'échange commercial et mérite de notables exceptions sur de nombreux autres domaines d'activité humaine). L'ultra-libéralisme est patent et se camoufle derrière des discours de liberté. De quelle liberté s'agit-il? Depuis combien de temps le discours lénifiant et abruti selon lequel "je fais ce que je veux" correspond à la liberté? C'est le discours de la domination. En aucun cas de la liberté.
Ce n'est pas parce que le sujet est complexe (comme dirait un sociologue que j'apprécie peu, Morin) qu'il faut débiter n'importe quelle sornette simpliste. La domination est le propre de l'impérialisme et l'ultra-libéralisme est la légitimation quasi explicite de la domination au nom des meilleurs. Pour les victimes, eh bien, comme disait l'autre, c'est la vie. Un petit rire cynique en coulisse est bienvenu pour débiter cette saloperie emplie de liberté et de bons sentiments libérés. Dans le schéma de l'incomplétude, où de nombreuses hypothèses sont permises, j'entrevois deux grands statuts pour le sexe :
1) il renvoie au divin et il est inaccessible aux sens. Dans cette optique, le sexe est ce qui fonde l'identité humaine et nous avons la réponse à la question : pourquoi les œuvres d'art les plus profondes, voire sensuelles ne sont pas pornographiques et évoquent les activités sexuelles de manière implicite ou suggestive? Est-ce à cause d'un judéo-christainsme soudain universalisé? Non, c'est parce que l'identité consciente se fonde à partir de la conception incomplète du sexe et que du sexe il n'y a tout simplement rien à dire. Imagine-t-on un confident (soudai impudique) vous raconter par le menu ses expériences sexuelles comme il narrerait sa dernière sortie cinéma?
Cette démarche ne rime pas à grand chose et implique le plus souvent des distorsions assez conséquentes (vantardise ou hypocrisie) qui en disent long sur le malaise identitaire des libérés du sexe - certainement pas une conséquence du judéo-christianisme, mais une conséquence du fait que le sexe incomplet est au fondement de l'identité. On construit son identité à partir du sexe. De ce fait, représenter le sexe crûment ou explicitement n'est pas gage de libération ou de liberté artistico-esthétiques, mais de régression et d'infantilisme. Il n'est qu'à considérer les "œuvres" de représentation sexuelles pour s'aviser de leur nullité (de ce point de vue, les choses n'ont guère changé).
2) il renvoie à une action purement sensible, auquel cas son inconséquence revient in fine à la domination politiquement impérialiste et ontologiquement nihiliste. Le nihilisme est la religion du déni de la religion. Si l'on accède à cette compréhension des mécanisme du déni, on comprend que le religieux n'est pas absent des débats au sens où il aurait été dépassé. Il est occulté et remplacé par des méthodes religieuses de déni. C'est dans cette atmosphère où l'avoir remplace l'être et où la liberté devient de plus en plus la liberté des meilleurs, soit la loi du plus fort, que s'épanouissent des récriminations de libération finie et cohérente, concernant de nombreux sujets, notamment le sexe.
Maintenant, on comprend le schéma. Loin d'avoir libéré quoi que ce soit, cette libération proto-libérale a surtout contribué à enfermer les mentalités dans des schémas qui sont religieux ou ontologiques. Dans un carcan réducteur qui n'a contribué qu'à l'enfermement des mentalités et des consciences. A une période où le système libéral s'effondre dans un grand fracas dénié et aveuglant (pour bien des thuriféraires en tout cas), il serait temps de poser la question : qu'est-ce que la liberté?

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