vendredi 31 août 2012

La tautologie contre le réel

Dans Le Monde de la tautologie, Rosset suggère que selon son innovation, la philosophie deviendrait d'inspiration tautologique, autour du principe : A est A (à ne pas confondre avec A = A, l'égalité différant de l'identité par son équivalence seulement interne à l'objet, quand l'identité renvoie au mystère extérieur des choses). La faiblesse du discours tautologique tiendrait à la limite du mystère qu'il ne résout pas et qu'il légitime. Si le tautologue, porteur d'anti-ontologie (pour désigner un discours sur le réel qui s'en tient à la singularité), s'arrête devant le mystère, il reconnaît une limite à son discours : dire que le langage est autotélique revient à considérer que le manque exprimé serait complet, mais aussi que la négativité est positive.
Rosset ajoute aussitôt qu'à partir du modèle tautologique, les possibilités de variation sont légions. Je me suis toujours demandé quelle réalité pouvaient recouvrir ces variations : je veux bien qu'à partir de A est A, on entende plusieurs interprétations d'un énoncé reconnu comme infiniment pauvre (ne rien dire) ou infiniment riche (tout dire), mais si l'on s'en tient à l'interprétation que propose Rosset, il n'y aurait rien à rajouter de fondamental à l'assertion : A est A. Qu'ajouter alors comme variations? Ne risque-t-on pas d'en demeurer à la tautologie comme expression insurmontable, ce qui rendrait le discours philosophique limpide, voire minimaliste (la fameuse formule dont rêvaient les scientistes pour dévoiler le réel), mais en même temps qui supprimerait l'intérêt philosophique au silence?
Si encore la philosophie se trouvait résolue! Passerait à la limite que l'on ait plus rien à rajouter! Le risque demeure, suite à la proposition de Rosset, que la tautologie ait conservé intacts les problèmes énoncés par Platon et n'ait pas avancé d'un iota face aux difficultés rencontrées par l'idéalisme (et que Platon reconnaît le premier)! La tautologie supprime-t-elle les problèmes ou les conserve-t-elle intacts? En ce cas, la tautologie serait le moyen de conserver le réel, tel un entomologiste, à condition d'en préciser l'aspect provisoire. La tautologie ne pourrait s'instituer en tant que méthode pérenne, mais en tant qu'éphémère, qui rappelle l'apologie du présent selon Rosset.
La tautologie devient une démarche philosophique féconde si l'on peut proposer un autre discours tautologique que l'option de Rosset. Ce dernier cite Wittgenstein pour se différencier de lui tout en le reconnaissant comme une influence, dont la position sur la carte indique qu'il cherche lui aussi à dépasser la métaphysique tout en restant dans son giron (que Rosset juge insuffisant, notamment par rapport à la tautologie) : outre qu'il défendit le nominalisme aristotélicien en mathématiques, Wittgenstein essaya plusieurs méthodes novatrices, autour de la new logique, pour régénérer la métaphysique, tout en reprenant les traditions continentales.
Wittgenstein n'est ni métaphysicien, ni immanentiste, ni même logicien au sens strict. Il se meut entre ces mouvances voisines, sans parvenir à les dépasser, ce qui le rangerait plutôt dans la catégorie des sceptiques. Il convient que le discours tautologique ne peut mener bien loin, disant tout et rien à la fois. Ce totalitarisme philosophique, au sens où le discours briserait le principe de non-contradiction, ne mène à rien qu'à l'impossibilité de variations. Sur ce point, je crains que Rosset ne se montre optimiste quand il lance son discours de la méthode.
Le discours tautologique, ne pouvant accoucher que d'un seul prolongement, rejette le dialogue, tant ses conclusions sont données dès l'introduction. En ce sens (particulier), Rosset propose la fin de la philosophie : la fin tautologique revient à ne rien résoudre et à laisser en état, en attendant que le pire arrive. Il n'est pas certain que Rosset, qui commence par louer le discours terroriste, n'en dévoile les limites.
N'est-il pas un nominaliste trop intégral pour que sa négation ne pétrifie toute pensée - bloque la philosophie dans l'impossible? La variation semblerait incompatible avec la tautologie, à moins de considérer que le dispositif très particulier de Rosset (jusqu'à tendre vers l'unique) remplace le fondement, pour que les variations deviennent la fin de la pensée. Le fondement serait la connaissance totale et unique, quand les variations désigneraient les savoirs. Ce que Rosset entend par variations désigne la formalisation à partir de la tautologie.
L'exclusivisme unilatéraliste cacherait-il une trouvaille? Rosset a rendu nulle la connaissance, en conférant aux savoirs le rôle primordial sur la connaissance, puisque si la tautologie dit tout (et non rien), il n'y a rien à en dire d'autre - que ce constat. La connaissance étant donnée une fois pour toutes, les savoirs seuls importent. Encore convient-il de préciser que les savoirs sont multiples à partir de la connaissance unique : la singularité se tire de l'unicité totale, la tautologie étant dans l'être la réduplication du non-être, irrationnellement un et total. Rosset est un des hérauts de l'immanentisme terminal : il reprend la caractéristique nihiliste consistant à évacuer la question des origines autant que celle, connexe, de l'infini, avec l'intention de la perfectionner - en lui apportant, enfin, le statut de la complétude.
Aristote avait imposé l'inconséquent Premier Moteur, Spinoza avait enfoui le problème grâce à l'incréé. Rosset pose la tautologie, détruisant l'origine en bloquant le sens. Curieuse manière de finir la philosophie que de l'achever? Le propre du nihilisme est de détruire la connaissance et de la remplacer par le couronnement des savoirs. Il désignerait le savoir le plus élevé : l'érudition. Les nihilistes ont privilégié l'érudition. Rosset est un érudit, normalien, agrégé, docteur. Il va le plus loin dans la destruction de la connaissance : son remplacement par le savoir.
La créativité se manifeste dans la virtuosité de l'assemblage, rapprochant les références hétéroclites pour composer un patchwork, original par rapport aux précédents essais. Rosset sous-entend que ses prédécesseurs ès fin de la philosophie ont échoué? N'indique-t-il pas dès lors que le changement existe? Rosset agirait dans l'immanentisme, comme Descartes venu corriger la métaphysique dégénérée - et érudite. Si Rosset entend abolir le changement, c'est qu'il estime avoir découvert le principe de stabilité et de fin (qui préside à la permanence de l'être) : le changement peut être résorbé par la compréhension de ce qui meut l'être, étant entendu que l'être coexiste avec le non-être.
Si les prédécesseurs ont échoué, c'est qu'ils sont trop rationalistes. Tort d'Aristote, qui borne le rationalisme dans le champ de l'être - et rejette l'irrationalisme dans le non-être. Descartes a progressé dans l'irrationalisme avec son deux ex machina, mais c'est Spinoza qui propose enfin la mouture la plus accomplie de l'irrationalisme, en l'intégrant dans l'être. La condition réside dans l'immanence : l'incréé sert de dispositif pour suggérer que la question des origines est assujetti au rationalisme. Mais Spinoza pèche par trop de rationalisme au sein de l'éthique, notamment autour du désir soi-disant complet. Vu l'échec de Nietzsche, production d'idéalisme contradictoire et impossible, Rosset en revient à des bases pragmatiques, dans lesquelles enfin, se montrer irrationaliste aboutira à un élément de discours, soit le plus immanent des produits : la tautologie.
Rosset essaye de couronner l'histoire de l'immanentisme en faisant en sorte que le maximum du rationalisme coïncide avec le maximum de l'irrationalisme. Tout et rien dire à la fois, c'est décréter le problème mal posé (selon l'héritage de Wittgenstein) et faire en sorte que seules les variations comptent. Rosset privilégie les anecdotes, les rapprochements les plus divers? Ce qui compte est ce qui est multiple : le style, la manière de raconter, non le fondement, toujours identique (tautologique). Il existe du changement à l'intérieur du donné, limité, mais suffisamment important pour permettre un certain renouvellement, même si la question du changement limité dans le fini n'importune pas Rosset : l'important est de profiter de la joie qui survient de manière irrationnelle du fait de la tautologie.

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