mardi 25 juin 2013

La connaissance du physique

"Et afin que je puisse avoir occasion d'examiner cela sans interrompre l'ordre de méditer que je me suis proposé, qui est de passer par degrés des notions que je trouverais les premières en mon esprit, à celles que j'y pourrais trouver par après".
III, p. 36.

Ami lecteur, comment Descartes fait-il pour passer des notions premières aux suivantes? C'est qu'il estime que le réel est composé par degrés et forme un domaine divisible, qui permet de passer de l’un à l’autre à la suite. La conception que Descartes se fait du réel est adossée au postulat selon lequel le physique est le fini. Outre le physique, qui est le prolongement du corps et qui peut donner lieu à des recherches scientifiques, le réel est composé de Dieu, qui est le domaine de la perfection, mais miraculeuse. Si Descartes ne postule pas que Dieu est miraculeux, son système s’effondre, car sa conception, métaphysique, repose sur l’idée que la cause est supérieure à l’effet. Les répercussions dans le domaine physique sont importantes, puisque la métaphysique déteint sur la physique - elle a même été instaurée pour donner à la méthode scientifique en pleine révolution un soubassement qui lui corresponde. Descartes estime que le domaine physique ne pourrait tenir sans le domaine métaphysique.
Le physique s’étiolerait, puis se désagrégerait, s’il n’était soutenu par l’intervention miraculeuse du divin. Mais le divin ne peut que créer un domaine fini. Le divin ne pourrait remonter un espace qui serait infini. Seul le fini est susceptible d’être remonté. Le vrai dualisme concerne moins l’union de l’âme et du corps, qui n’est pas si nette qu’on l’accorde d’ordinaire, et qui aboutit à leur réconciliation dans le domaine de l’âme-corps, même s’il demeure incertain. Le vrai dualisme sanctionne l’opposition du fini et de l’infini. La connaissance n’est possible que dans le domaine fini, puisqu’il s’agit de passer de notions certaines à d’autres, dont on aura découvert qu’elles peuvent agrandir la chaîne des raisons. Le rationnel qui concerne le physique présente un statut étrange, puisque le connaissable ne peut se réaliser que grâce à l’approche rationaliste, mais, en même temps, le physique ne tient pas grâce au rationnel, tant s’en faut, mais grâce à l’intervention miraculeuse.
Autant dire que le rationnel repose sur l’irrationnel, ce que confirmerait le statut de la lumière naturelle ou de l’intuition divine : quand la raison se fait intuitive, elle touche au miraculeux. La chaîne des raisons, qui passe pour l’expression du rationalisme, ne tient que parce qu’elle a été édictée par le divin. C’est dire que le rationalisme n’instaure la connaissance que dans la mesure où elle repose sur l’irrationalisme, qui désigne moins l’infrarationnel qu’il connote le divin comme incompréhensible (si Dieu a instauré le monde tel qu’il est, je ne peux le comprendre) et de l’irrationnel (le fonctionnement divin ne recoupe pas le fonctionnement humain). Dieu a instauré le physique et rendu possible la connaissance. La chaîne des raisons est édictée par la toute-puissance de Dieu, qui est décrétée parfaite dans la mesure où elle n’est pas rationnelle. Du coup, le rationnel est la conséquence inférieure du divin, et la chaîne des raisons repose sur l’intervention divine pour fonctionner. Pas de rationalisme sans intervention divine. Pas de rationalisme sans irrationalisme.
Le rationalisme n’est qu’un ordre qui s’épuiserait s’il n'était articulé autour de l’irrationalisme divin. Par irrationalisme, il ne s'agit pas de désordre ou de chaos, mais de considérer que l’ordre divin n’est pas connecté à l’ordre humain, ou alors, d’une manière qui rend le divin incompréhensible aux faibles lumières de l’entendement humain. Descartes explique que l’homme ne peut comprendre les desseins de Dieu, qu’il ne sert à rien de se poser des questions sur les « raisons qui expliqueraient" (termes encore trop rationalistes) que Dieu a créé le monde de cette manière et pas d’une autre. Pourquoi l’erreur? Pourquoi la liberté? Au fond, il faut accepter le rationalisme tel qu’il est, puis seulement commencer à connaître à partir de lui la création du monde. Descartes ne lance pas la connaissance du réel, mais du physique. Sa chaîne des raisons est tout aussi finie que son domaine d’investigation. L’expression "chaîne des raisons" elle-même traduit cette approche de la connaissance finie : une chaîne désigne un objet qui possède un début et une fin.
C’est dans ce processus que Descartes rend la connaissance rationnelle possible. La rationalisation consiste à trouver l’ordre de la chaîne finie. Mais cette chaîne ne peut perdurer sans l’intervention de Dieu. L’ordre que Descartes trouve n’est pas pérenne selon lui-même. Sans Dieu le miraculeux, le monde est entropique et obéit aux lois de la thermodynamique. Descartes n’est pas gêné de constater que Dieu sauve le monde part la création continuée. Il y a une disjonction entre le monde physique et Dieu. Dieu n’explique rien au sens où il est inexplicable. Autant dire que le fini a besoin d’un infini irrationnel, car si le fini était rationnel, aucun infini de type rationnel (ou arationnel) ne pourrait assurer sa continuation. Tandis que la création peut être continuée si Dieu obéit à des principes miraculeux (étrangers à l’ordre).
Mais l’ordre de Descartes s’obtient par le plus contestable des moyens. Tandis qu’on a contesté la philosophie cartésienne par la passerelle douteuse qu’il jetterait entre le cogito et le monde, il serait plus pertinent de s’attaquer à ce que les philosophes critiques vont considérer comme une place forte, imprenable, le cogito. Descartes remet en doute l’extériorité? Et à sa suite, la métaphysique moderne? Il faudrait plutôt s’en prendre au mythe de la certitude, que Descartes croit avoir trouvé suite à son épreuve du doute hyperbolique (tellement radical qu’il trouve ce qu’il a envie de trouver). Descartes est le plus grand philosophe de la modernité, au sens où il est le plus influent, au sens où les philosophes se situent tous par rapport à Descartes : Spinoza lance l’immanentisme à la suite d’une hérésie cartésienne; Kant radicalise la médiation entre la subjectivité et le réel, jusqu’à rendre le réel presque douteux et la médiation presque une frontière; et il semble que Husserl lance la méthode phénoménologique, en essayant de réconcilier mieux que Descartes l’âme et le corps, l’intérieur et l’extérieur.
Ces trois exemples montrent l’influence de Descartes, qui a eu le génie de lancer cette démarcation réconciliatrice entre l’intérieur et l’extérieur. Mais son raisonnement part du principe selon lequel il a trouvé une place sûre. Descartes a fait un pari plus qu’audacieux - irrationnel : il va trouver une place sûre. Son ordre (le cogito existe, puis Dieu) retrouve l’ordre de la connaissance. La connaissance devient certaine à partir de la place-forte. Descartes reprend la méthode expérimentale pour l’appliquer à l’idéalisme, ce qui donne un résultat mitigé, car si l’on voit comment appliquer la vérification expérimentale à du physique fini et stable, il est impossible d’appliquer cette méthode de manière fiable à l’infini insaisissable - d’où la disjonction entre les fonctionnements rationnel et divin.
Mais quelle est cette intériorité certaine? Ce cogito universellement humain? Descartes commence par nous en dépeindre un contour plus contestable avec l’élitisme qu’il professe dans le Discours de la méthode. Élitisme et universalité ne font guère bon ménage et livrent la fâcheuse impression que l’on se meut dans la contradiction, y compris selon les normes de la rationalité. En outre, l’intérieur se trouve arbitrairement présenté comme le certain, au motif qu’il existe un motif de certitude. Mais si l’on pousse au maximum cette démarche, l’on remarque que la plus extrême violence, la destruction la plus poussée, ne peut jamais aller jusqu’à l’anéantissement. Le certain ne l’est nullement. Quand Descartes prétend avoir trouvé un îlot de certitude, l’expérience qu’il fait, il la localise dans l’intériorité au motif que "je suis, j’existe". Mais cette confession brûlante est interprétative, instable, nullement certaine.
Ce n’est parce qu’il faut que quelque chose existe que cette chose est forcément - moi. Rien n’indique que moi existe, ni l’intériorité. Si Descartes en arrive à affirmer moi avant Dieu, l’intériorité avant la perfection, ce n’est pas parce qu’il inverse son raisonnement originel, mais parce qu’il considère l’expérience du cogito plus importante pour la connaissance que celle de Dieu. Ce dont Descartes a besoin est d’un domaine de certitude pour adouber ses expériences scientifiques. Dieu en offre la garantie. Ce qui évolue dans la révision cartésienne, c’est que le fini change par miracle et condamne la connaissance à devoir évoluer, pour devenir enfin certaine - suite aux erreurs constatées par la révolution expérimentale. Descartes justifie ainsi l’erreur de la métaphysique initiale dans les sciences et impose la règle de la certitude qui ne peut se trouver que si le réel est fini - s’il obéit à la chaîne des raisons.
La seule certitude de Descartes reviendrait pourtant à rendre à Dieu, la cause du réel dans le raisonnement métaphysique, la primauté : la seule certitude qu’on obtienne, c’est qu’il y a quelque chose. Comment l’expliquer? Descartes étend abusivement la certitude à la sphère du cogito. C’est faire preuve de bien de la témérité que de croire que ce qui est sûr est - moi. Ce qui est est, Dieu si l’on veut, mais moi? La place forte qu’a trouvée Descartes se révèle à l’usage incertaine et surinterprétative, sans doute parce que Descartes a peur que la métaphysique s’effondre, suite à la scolastique. Descartes se félicite de cette disparition, mais estime que le seul raisonnement qui vaille en matière de philosophie est la métaphysique, et que les sciences ne peuvent se développer sans le fondement métaphysique.
C’est l’intériorité qui est le point faible du réel, pas l’extériorité. Non que l’extériorité soit une place forte, mais nous disposons de résultats scientifiques et de leur vérification pour subodorer que le réel existe. Mais est-on assuré que l’intériorité existe dans le réel? N’est-ce pas l’intériorité l’illusion? La recherche scientifique s’est orientée vers les sciences neurobiologiques et va connaître de mieux en mieux ce moi intérieur. L’intérieur sera alors ramené à des parcelles d’objets, sans que l’unité du moi n’apparaisse davantage que l’unité du réel. Et je dirais même : moins, au sens où l’extérieur est plus confirmé. La seule unité qui puisse se prévaloir dans le réel relève de Dieu, pas d’une partie de réel. Dieu figure comme le réel, mais qu’est-ce que le réel : la totalité ou encore? C’est par sa démarche de  situer la certitude dans la limite du cogito, dans la limite interne, que Descartes apparaît dépassé. Le moi est la sphère la moins connue du réel, celle aussi qui fait l’objet de la superstition la plus solide : qu’est-ce que l’âme différente de l’esprit? Loin d’innover, Descartes ne fait que reprendre les considérations du religieux, bien plus anciennement que le christianisme ou la scolastique.
Le moi est le refuge de la certitude au sens où il est le domaine de l’inconnu à l’aube des sciences expérimentales. Le moi figure comme une place-forte, mais il est en fait le plus inconnu en guise de place-forte. La recherche de l’unité passe par le préjugé selon lequel la partie peut être le domaine de certitude. Descartes n’a pas su dépasser la métaphysique, il l’a plutôt relocalisée dans le moi, tenant compte de sa réduction du réel au moi suite à l'influence de la révolution scientifique de type expérimentale. A l’heure où la métaphysique est morte, d’Aristote à Heidegger, du fini au Dasein, le problème qui en ressort est celui de l’unité. Or l’unité ne réside pas dans l’intérieur. On ne peut renverser toutes les certitudes et finir par obtenir la seule certitude qui vaille dans le pont entre le physique et Dieu, le cogito. L’unité ne s’obtient pas à ce prix. C'est un miracle que de trouver une certitude par le doute. C'est la certitude que cette certitude sera contraire à l'unité. Drôle d’unité que celle de Descartes, qui repose sur le compromis instable entre le physique et Dieu, via le cogito.
Descartes est l’homme de l’équilibre, pas de l'unité. L’unité ne s’obtient pas par la partie, qui depuis son point (de certitude) rejoindrait Dieu, dont on a du mal à comprendre qu’il soit parfait et qu’il ne soit pas l’intégralité. Dieu est la création continuée de toutes chose, mais cohabite avec le néant. Comment la perfection peut-elle souffrir le manque? Le schéma de Descartes est bancal : c'est le cogito qui peut être un centre assuré et souffrir le défaut - pas Dieu. Ami lecteur, l’unité ne peut s’obtenir à partir d’une partie, car, s’il est certain que le réel existe, le problème est que la partie constitue le point de départ qui assoit la certitude du réel, pas qui en apporte la véracité. Descartes n’a de certitude qu’en reconnaissant que Dieu est inconnaissable. Le problème porte sur l’unité du réel, qu’on ne peut expliquer comme le font les métaphysiciens, et comme Descartes le réitère à l’aube de la métaphysique moderne. Descartes lance la révision de la métaphysique en se gardant de toucher aux fondamentaux.
Résultat : on voit mal comment l’unité serait celle seulement d’une partie, qui côtoierait des morceaux dont il n’y a rien à dire d’autre qu’ils ne sont pas, mais dont on est obligé de constater qu’ils font partie du réel. Le réel est conçu comme l’ensemble, ce qui présuppose la possibilité que la perfection soit l'ensemble. Imaginons que l’unité de Dieu ne soit pas l’unité d’une partie du réel, mais l’unité de l'ensemble du réel. Comment ce qui est conçu comme l’ensemble pourrait-il être unifié? Comprends-tu la difficulté, ami lecteur? Concilier la totalité et la perfection sans introduire le néant! Comment résoudre pareille énigme? Le métaphysicien avait trouvé le moyen de saisir du réel, au moyen de sa finitudisation, en le limitation par le néant (selon le schéma d’Héraclite : l’opposition des contraires stabilise le fini). Il convient de sortir de ce piège, dont Descartes n’a su s'extirper, pour prendre la mesure de l’unité - et fuir la certitude.

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