mardi 20 août 2013

La réconciliation

Ami lecteur, la réconciliation de l'âme et du corps chez Descartes dans la Sixième méditation n'est une surprise que pour celui qui pense que la philosophie progresse et que Spinoza ou d'autres iront plus loin sur ce point. Descartes est un métaphysicien trop profond pour en rester à des abstractions qui balayeraient son projet. Car ce que Descartes recherche n'est pas tant de s'en tenir à un point fixe, que de trouver ce point fixe, qui soit certain et assuré, et à partir de lui, de réconcilier peu à peu le réel dans son intégralité. Le problème de la connaissance est qu'il met aux prises la subjectivité et son extériorité. Descartes commence par conférer à la subjectivité une universalité de partage : c'est le cogito. Puis il entreprend de réconcilier l'âme avec l'extérieur, bien avant la fin de ses Méditations. La Sixième méditation n'est que le couronnement d'un mouvement qui a commencé à partir du moment où Descartes reconnaît que le cogito provient de la cause parfaite qu'est Dieu. Sans entrer dans les détails du déploiement de la faculté d'imaginer et de la faculté de sentir, qui jettent un pont entre la conscience et le monde extérieur, il est normal que Descartes ne soit pas ce rigoureux et mécanique dualiste que tant de philosophes depuis lors ont reconnu. Son projet consiste à réconcilier la subjectivité et le réel, partant l'âme et le corps. Ce que Descartes dit seulement, c'est que l'âme est le point d'ancrage de la connaissance, pas que le réel ne peut être connu. Sur ce point, Kant ira plus loin dans cette entreprise d'incertitude, qui fait que l'on ne sait plus bien ce qu'est le réel chez Kant, qu'on erre entre l'inconnu et le mystérieux. Descartes, lui, est certain que le réel existe, puisqu'il émane de Dieu qui ne peut être trompeur; et surtout, toute sa métaphysique a pour but de relancer l'entreprise scientifique de connaissance. Pour Descartes, la métaphysique n'est que le fondement (l'assise) aux sciences. La connaissance est scientifique. Descartes a cherché à substituer la métaphysique rénovée à celle sclérosée, de telle sorte qu'elle tienne compte de la révolution expérimentale et qu'elle s'ajuste aux sciences, tout en conservant sa démarche essentielle : le réel est fini pour être théorisable. L'expérience scientifique implique que le réel existe. Sans quoi la démarche scientifique ne serait pas possible, et la révolution expérimentale un leurre. Or Descartes, qui a connu une postérité considérable en tant que philosophe, et à juste titre, quand on mesure son influence sur la métaphysique moderne (la philosophie moderne, sachant que la métaphysique en constitue l'expression majoritaire) ambitionne d'être un grand scientifique : comme tel, il s'est lancé dans les expériences. Il sait que le réel existe, mais pour légitimer l'expérience scientifique, il lui importe d'asseoir la révolution expérimentale sur de nouvelles bases métaphysiques (ancrées dans une direction philosophique bien connotée). Descartes rénove le regard direct, qui est le propre de l'approche philosophique de l'Antiquité, en lui substituant la médiation, pour tenir compte des erreurs qui ont été révélées par les expériences. Aristote et ses successeurs ont confondu logique interne avec logique réelle. Descartes estime que l'erreur de cette adéquation directe entre la subjectivité et le réel tient dans l'existence du néant, qui ne devrait pas exister et avoir de rôle dans cette conception. Il importe pour Descartes de fonder une philosophie dans laquelle le néant est tenu pour plus que le négligeable, ce qui n'a pas droit de cité dans la métaphysique. Si l'ontologie platonicienne accordait au néant une place considérable (le changement), plus grave, la métaphysique originelle depuis Aristote rejette le non-être, mais du coup lui reconnaît une place stratégique et fondamentale. Simplement, il convient de se concentrer sur ce qui est. Chez Descartes, le néant sera minoré : non seulement sa place revient à la quantité négligeable du défaut ou du manque, mais encore la principale critique reviendra à énoncer qu'il n'y a rien à en dire - comme si le non-dit suffisait à résoudre la question du non-être, sur le mode : ce qui n'est pas dit n'existe pas (d'autant que cet indicible existait sous une forme marginale et dérisoire, tout comme la matière la plus vile chez Plotin). Or le néant n'existe ni dans Dieu, qui est parfait, ni dans le cogito, qui découle de Dieu, et en fait partie, mais dans le fait que le cogito se tienne entre Dieu et le néant. Du coup, l'erreur est possible chaque fois que le cogito se projette vers l'extériorité, ce que Descartes tente d'atténuer par rapport à ses prédécesseurs, sans aller jusqu'à rénover la métaphysique. Descartes, conservateur en politique, l'est tout autant en philosophie : il reste métaphysicien, il reprend l'armature en accroissant la vérification par l’instance de certitude du cogito. Descartes est le rénovateur-vérificateur, qui instaure la médiation entre le cogito et le réel pour délivrer l'instance de vérification qui permettra de corriger les erreurs passées et doter la philosophie des mêmes outils de vérification que la science. Les erreurs métaphysiques n’avaient fait que s'aligner sur les erreurs scientifiques, devenues apparentes grâce à la méthode expérimentale. Descartes n'est ni un avant-gardiste en matière de sciences, ni de métaphysique. Il ambitionne d'accorder aux sciences un substrat qui leur permette de poursuivre leur évolution sur des bases saines et définitives. Il se montre pragmatique : il ne crée pas une nouvelle métaphysique qui révolutionnera la méthode scientifique. L'inverse est vrai : il crée une nouvelle métaphysique à partir de l'avancée expérimentale, essayant d'appliquer la méthode de la vérification à la métaphysique. Je ne cherche nullement à dévaloriser la valeur philosophique de Descartes, en particulier du meilleur de Descartes, la rigueur et la pénétration, mais force est de constater que Descartes est un homme du compromis et de la prudence. C’est d’ailleurs sa devise ("larvatus prodeo"), qu’il reprend à Aristote. De même aura-t-il suivi cette école métaphysique pour faire de la philosophie moderne un ancrage sous domination de cette mentalité. Résultat des courses : la philosophie en sort amoindrie, avec pour particularité la mort de la métaphysique (dont Heidegger fut le dernier représentant et son maître Husserl un réformateur vain). La philosophie ne survivra à ce champ de ruines institué par conservatisme qu’en trouvant une nouvelle voie qui prolonge l’ontologie : l’accès de la philosophie au religieux, non pas comme une expression élitiste, mais comme le remplacement de la dernière expression du transcendantalisme, le monothéisme.

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