mardi 11 mars 2014

Vertu du virtuel

On entend en ce moment des réactionnaires pleurnicher contre l'avènement d'Internet. Alors que l'édition Gutenberg permettait une expression qui était achevée dans le bon sens du terme, Internet signalerait la dégénérescence des nouvelles formes d'expression, liées à l'interactivité et à l'ordinateur.
Pour commencer, il faut se montre bien naïf pour croire qu'une certaine forme de communication achève le progrès technique, et Internet se trouvera un jour dépassé par des formes dont j'ignore le visage, bien que j'aie quelques intuitions à ce sujet, que je développerai un jour (si Dieu le veut, comme ajoutent les croyants). 
Puis, ces gens qu'un certain système d'édition a enrichi se scandalisent de ce que ce système se trouve subitement dépassé, bien que le processus prendra plusieurs siècles pour que la transition s'effectue et que l'on parle de Gutenberg comme d'une technique passée. Passe encore que certains romanciers aient pu se retrouver très riches grâce à leurs écrits tout en publiant des écrits intéressants, voire géniaux, mais je comprends nettement moins que l'on ne mesure pas à quel point l'actuel système Gutenberg empêche la créativité et devient un véritable filon pour faire de l'argent, et, plus encore, pour asseoir l'élitisme.
C'est la véritable critique que l'on pourrait dresser contre Gutenberg à l'heure où Internet monte en puissance de manière inexorable et irrésistible : l'obsolescence d'Internet touche en premier lieu à cet élitisme insoutenable qu'impose Gutenberg et qui constitue le principal obstacle à sa créativité. Gutenberg au moment, dépassé désormais, de sa mise en place, représentait au contraire une formidable progrès dans la possibilité d'exprimer des idées et des formes.
Et puis, petit à petit, la machine Gutenberg a pris une telle dimension qu'elle a cru que son format n'était pas un progrès, mais l'achèvement du progrès. Gutenberg s'est sclérosé en croyant être la fin. La fin exprime la déformation. Dès qu'une forme, de quelque nature que ce soit, pense achever la fin, elle annonce sa disparition. Oubliant qu'elle avait permis un accroissement important des moyens d'expression, Gutenberg s'est arc-bouté sur le pouvoir qu'il représentait et refuse désormais de soutenir le progrès de ces mêmes moyens d'expression, qui ont basculé vers Internet.
Quand on entend des écrivains célèbres (et médiocres) s'en prendre à Internet, la vraie question que l'on devrait leur opposer serait : pourquoi défendre le système obsolète qui vous a promu? Ils répondraient : mais parce que c'est le seul système qui encourage la création de valeur. Internet n'est que l'outil infâme d'un ramassis de pornographes et autres stupides nombrilistes, qui tuent la créativité. C'est ici qu'il faut contredire : de quelle créativité parlez-vous? De celle passée ou de vos productions qui se targuent des mérites passés, mais qui ne peuvent plus être créatrices?
Pour être créatif, il faut s'ouvrir aux changements. Il faut s'adapter aux progrès. Une créativité qui entendrait se figer sur un certain type de progrès se scléroserait aussi sûrement que l'invention. Cette dernière est promise à l'obsolescence. Et la créativité? Soit elle lui est associée; soit elle n'est plus créativité. 
Tel est le cas avec Gutenberg : la continuation de Gutenberg se situe dans Internet, de telle manière que la créativité a déjà déménagé vers l'hébergeur Internet et a déserté Gutenberg, qui ne contient plus que l'arrière-garde des nostalgiques et des caciques et qui pense se renouveler en maintenant à l'identique son mode de fonctionnement. Mais cette manière de procéder n'est qu'anti-créatrice. En outre, elle a pour principal inconvénient de prétendre que la texture du réel n'est constituée de virtuel que de manière périphérique ou accidentelle, tandis que le réel serait le réel qu'on nomme physique, le donné, dont le propre serait de constituer un fond stable et dont l'immuabilité consiste moins dans l'absence de changement que dans le changement par le chaos.
Internet montre au contraire que le progrès se manifeste par l'accroissement de la virtualité, ce qui n'implique nullement que le réel soit appelé à devenir de plus en plus virtuel, mais au contraire que la partie concrète du réel résulte d'une application du virtuel. Quand on critique la virtualisation du réel, on entend par virtualisation l'éloignement du réel, ce qui implique que l'on entende par réel ce qui est le plus porche, immédiat et physique. Pour ce qui est de la réalité immédiate, c'est justement pour cette raison que le réel est le terme qui convient pour désigner le quelque chose.
Car l'immédiat peut aussi bien contenir, dans sa fulgurance et son unité, ce qui excède justement le physique, comme ne retenir du réel que ce qui est sa version la plus solide et accessible. L'immédiat révèle le secret du réel : contenir en un seul instant tout le réel, de telle sorte que l'expression temporelle constitue l'étalement du réel en plusieurs instants d'êtres. Comment comprendre que ces instants multiples puissent être contenus dans un seul instant?
C'est ici que le virtuel peut nous mener vers la direction du réel qui ne saurait être seulement composé d'être au sens physique, ainsi que le suggère la tradition des nominalistes, dont se réclame de nos jours un Rosset au nom du réalisme intégral. Il est curieux de se réclamer du réalisme pour produire la définition incomplète (et hallucinatoire) du réel.
Le réel est plus à comprendre en termes de virtuels qu'en termes de donné. La virtualisation tant dénoncée par les sectateurs de Gutenberg d'Internet est un progrès en ce qu'elle permet d'exprimer plus facilement ce qui est réel. Et si Internet contient plus de données, de stocks et de potentialité d'exprimer des facettes de réalité, c'est parce que c'est le virtuel, et lui seul, qui permet l'accroissement des données sur le donné, et non des inventions internes au donné qui l'amélioreraient.
La virtualisation d'Internet constitue un progrès dans la possibilité pour l'homme de dire le réel et de s'y mouvoir. Se mouvoir dans le réel, c'est ainsi, non pas suivre les prescriptions nominalistes du pseudo réalisme intégral, mais approfondir son potentiel de virtualité, de telle sorte que la connaissance du réel se trouve enrichie, tandis que si l'on s'en tenait à une approche du réel comme donné, outre que l'on arriverait à l'entropie comme définition, on ne parviendrait jamais à créer quoi que ce soit.
Le virtuel est ce qui encourage la création. Le potentiel de création se trouve dans le virtuel. Internet est un puissant outil qui améliore la créativité humaine et la rend accessible à tous bien plus aisément que Gutenberg, dont on mesure l'oligarchisation croissante à mesure que s'installe sa sclérose. Gutenberg est donné. Le virtuel a besoin pour se maintenir de progresser vers Internet.
Il ne faudrait pas voir le réel comme plus composé de virtuel que de physique. Le réel a autant besoin de son actualisation que de sa virtualité. Sans virtuel, le réel s'étiole; sans physique, le réel n'aurait pas de consistance. La consistance désigne la matérialisation, soit le critère selon lequel il faut que le jeu incessant du virtuel trouve un débouché physique sur lequel adosser son mouvement.
Le physique est, non l'aboutissement du virtuel, mais le socle inférieur sans lequel le virtuel ne peut se développer. Sans le jeu incessant entre virtuel et physique, le réel ne peut perdurer. Considérer les deux de manière isolée rend impossible leur expression. Le virtuel pur est évanescent, le physique pur est palpable, mais ce n'est pas parce qu'on peut le sentir qu'il est plus réel que ce qui serait seulement appréhendable par la réflexion.
Au contraire, ce qui est le plus vérifiable par les sens est le moins réel au sens où il est le plus fragile. Le réel peut être dit virtuel au sens où sans virtuel on en conserverait que le résiduel, un peu comme si on décrétait que l'eau n'est en fait que l'écume née de ses flots tumultueux. Le virtuel amène à s'interroger sur la structure malléable du réel. Internet est l'invention technique qui facilite l'expression, le langage dans ce qu'il comporte de créatif et qui permet d'accéder à al dimension malléable du réel.
Si le discours ontologique est le discours qui à l'intérieur de la philosophie transcendantaliste s'oppose à la métaphysique, et si l'ontologie qualitativement supérieure peut se permettre de s'opposer à la métaphysique quantitativement plus importante, tout discours qui se développe à l'intérieur de la sphère transcendantaliste ne peut accéder au malléable et au niveau de réalité qui a besoin de l'innovation technique d'Internet.
Tant que l'on en reste au niveau technique Gutenberg, l'expression ne change guère du parchemin et du parchemin. On en reste à une conception élitiste du discours, qui ne peut être émis que par un tout petit nombre d'élus, et qui en peut être reçu que par un public à peine plus large. Le discours est une affaire de castes supérieures, dont se trouve issue la majorité. 
Internet permet potentiellement l'application généralisée du discours à tout individu, avec ce corollaire pervers selon lequel Internet sera utilisé en premier lieu par tout individu qui n'a pas reçu l'éducation en mesure d'exprimer son potentiel créatif. Mais c'est le lot de toute invention que de commencer par exprimer quantitativement son potentiel négatif, avant que sur la durée de montrer en quoi consiste son apport qualitatif. 
L'observateur ne peut apercevoir du réel sa dimension malléable, extensible, croissante d'un point de vue physique, si l'on se place d'un point de vue transcendantaliste, qui ne peut que développer cette optique, parce qu'il s'en tient à une approche du réel où ce qui est reconnu comme n'étant pas de l'être est du non-être ou de l'indéfinissable.
Du coup, il manque l'aspect du réel qui permet de le rendre compréhensible : l'Etre est aussi incompréhensible que perçu comme totalité infinie. Mais comment l'infini peut-il occuper la totalité de l'espace? C'est ici que l'intelligence bloque et que la raison ne parvient à saisir ce qui lui échappe manifestement. Ce qui fait que Platon s'en tient après moult atermoiements à l'autre comme de l'être fini, et que Descartes envisage que Dieu soit un mystère incompréhensible, associant le fini au total.
Le complet immanentisme  qui s'incarne dans le désir, est fini. Lui se montre logique, quoique assumant que complétude ne puisse s'associer qu'avec finitude. Au-delà, l'infini devient l'incréé. Pourquoi Gutenberg ne peut-il que s'en tenir à appréhender le réel comme ce qui est de l'ordre de l'infini, soit qui ne peut que comporter de la négativité? Gutenberg épouse le transcendantalisme monothéiste et surgit au moment de l'avènement du transcendantalisme.
Le monothéisme se caractérise par l'édition de l'unité. Le réel est un. Fort bien, sauf que l'un n'arrive pas à correspondre au réel. Gutenberg suit cette déclaration selon laquelle le discours sera incomplet pour dire le réel et ne parviendra à rendre compte de ce qui dans le réel est tenu pour n'étant pas réel. Le réel selon Descartes est autant infini que fini.
La technique Gutenberg consiste à rendre élitiste l'un, ce qui change par rapport à l'élitisme polythéiste qui correspond à la technique du parchemin (au sens large). L'élitisme pluriel devient l'élitisme un. Le transcendantalisme en peut être qu'élitiste, au sens où l'être que le transcendantalisme édicte et sélectionne est la part qui est l'être fini.
Gutenberg ne parvient qu'à montrer qu'il existe une unité entre ce qui est fini et ce qui est infini, mais sa technique d'expression ne peut définir ce qui sort du fini. Le parchemin parvenait à s'en sortir grâce à la multiplicité de l'être, qui comblait le manque du fini. L'unité est le paradoxe entre ce qui est défini et le lien avec ce qui n'est pas fini et qui n'est pas reconnu comme réel. 
Mais la technique qui est au service du transcendantalisme se montre élitiste. C'est Internet qui met fin à l'élitisme, même si l'innovation Internet, pour importante qu'elle soit (plus importante qu'Internet), n'est pas l'innovation ultime, mais laissera la place à plus performante qu'elle. La performance du progrès technique est au service de ce qui permet la progression de la connaissance du réel. 
L'augmentation du virtuel, qui est la spécificité d'Internet, est au service d'une meilleure connaissance du réel, de telle sorte que la résistance de Gutenberg à laisser la place à plus performant se traduit, sur le siècle qui vient, par une exigence réactionnaire de refuser que la connaissance progresse, au nom du fait que tout changement remet en question l'ordre que l'on domine. L'argument invoqué est réactionnaire : rendre l'expression plus égalitaire, comme c'est le cas avec Internet, reviendrait à abaisser le niveau d'intelligence.
C'est l'inverse qui est vrai : l'amélioration, qui passe par des découvertes singulières, souvent incomprises sur le moment, implique que  l'on rende plus accessible l'accès à l'expression, de telle sorte que les potentiels découvreurs aient plus de chance d'éclore au sein d'une masse plus grande. Plus les découvreurs sont potentiellement importants, plus les découvertes seront nombreuses.
Tandis qu'Internet rend plus créatif, Gutenberg détruit la créativité. Être plus créatif signifie que le potentiel de créativité croît en chaque individu, du fait qu'il se trouve convoqué par Internet (où l'on mesure que l'éducation de l'avenir sera connectée avec la créativité); tandis que Gutenberg tend de plus ne plus à remplacer la créativité par le principe oligarchique de connaissance, inférieur à la création : le savoir.
Le savoir rend compte du réel donné et empêche que l'on change la connaissance. Au contraire, le virtuel rend la connaissance dynamique au sens où le domaine de l'être ne peut être compris s'il n'est pas sans cesse soumis au changement. Le virtuel permet de mieux comprendre le réel, ce qui rend Gutenberg partie intégrante des acquis passés et dépassés. 
Quelle suite pour Internet? Pour prolonger la virtualisation, il faudrait se tourner vers ce qui peut encore accroître la créativité : la faculté de communiquer par télépathie. Le futur technologique se trouve dans la possibilité, non de libérer la créativité interne, vers ses effets extérieurs, mais d'abolir la distance entre l'extérieur et l'intérieur. Cette réconciliation ontologique passera par la juste compréhension du rêve devant lequel Descartes a échoué : réconcilier le cogito avec son extérieur (jamais nié).
Cet approfondissement du réel laisse espérer qu'un jour, dans de futurs siècles, l'homme sera capable d'aborder le réel selon les aspiration de l'intuition : embrasser d'un seul coup, à la manière d'une vision totale et fulgurante, l'intégralité du réel. Ce travail portera sur ce qui constitue la profondeur du réel, et non plus sur son étendue, comme c'est le cas aujourd'hui avec l'approche à dominante physique.
A ce moment, ce qu'on nomme de manière négative et imparfaite infini sera maîtrisé comme ce qui ressortit du virtuel. L'infini n'est pas un état existant et pour le moment indéfinissable (avec Descartes qui explique que l'on n'a pas à savoir pourquoi Dieu nous a créés ainsi, de manière imparfaite). Alors que ce qu'on nomme infini ne peut être compris depuis les normes finies et doit être appréhendé en termes de malléabilité. Vertu du virtuel.

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