mardi 6 mai 2014

Le vivant et l’artificiel

Maintenant que l’on entend moins parler du mariage pour tous, nous pouvons essayer de nous concentrer sur ce que cette mode signifie, au-delà de la manipulation visant pour les pseudo-socialistes au pouvoir à diviser pour régner.
Si c’était seulement une manoeuvre, elle n’aurait pas reçu autant d’attention, ni de contestation.
Et si c’était seulement une mesure de changement social, elle n’aurait pas été autant contestée. Le social n’est pas l’élément que l’on conteste le plus. Pour preuve, les manifestations, que l’on a essayé de travestir en extrémisme, comme si des millions de Français étaient des intégristes ou des fachos, se sont appuyées sur le religieux.
Le changement qu'implique le mariage pour tous n’est pas tant d’orde social que religieux. Comment une mesure aussi minoritaire (qui ne concerne qu’une ultraminorité de volontaires parmi la petite minorité d’homosexuels) peut-elle acquérir cette portée, si ce n’est parce qu’elle comporte une dimension qui excède de loin sa désignation comme "mariage pour tous"?
Les mesures connexes qui lui sont associées, comme la GPA ou la PMA, indiquent qu’elle est connectée à des changements scientifiques de premier ordre. Si la GPA s’impose comme une possibilité pour la science de manipuler le vivant à des fins commerciales, que la science soit convoquée rappelle que le changement n’est pas seulement social ou politique, dans la mesure où la science est connectée à la philosophie et au religieux.
Ce qui passe pour un changement profond dans les possibilités que l’innovation scientifique offre aux technologies se trouve pris en compte par les partis religieux, parce que le changement comporte des enjeux de réflexion religieuse par rapport à ce qu’offrira le scientifique.
Pourquoi le religieux, en particulier les monothéismes, s’alarme-t-il tant de ce qui est donné par Dieu dans la nature et l’homme et que l’homme ne saurait changer (ce que remettent en question à la GPA, la PMA et le mariage pour tous)? Le mariage pour tous implique que l’on puisse utiliser des changements scientifiques pour changer la norme biologique de la mise au monde. Ce qui induirait que l’homosexualité soit prise en charge par la science.
La PMA indique la possibilité pour la science de modifier ce que la biologie considérait comme donné par l’ordre naturel ou par le divin. Quel est ce changement cardinal qu’indique la PMA? Il annonce la transformation du vivant. La science détient le privilège exorbitant de transformer le donné biologique au point qu’elle peut changer en l’ordre biologique.
L’innovation scientifique à l’oeuvre n’est pas mineure. C’est vers un homme nouveau que l’on se dirige et cette nouveauté inquiète ceux qui sentent que, derrière une mesure mineure, l’ensemble de l’ordre se trouve ébranlé, au point que la colère de Dieu soit invoqué. Les manifestants auraient-ils peur que le ciel tombe sur la tête, comme dans le passage consacré à Sodome et Gomorrhe?
Le changement qui provoque cette colère n’est pas anodin. La réaction n’est pas exagérée. La transformation du vivant a de quoi faire peur. Les changement qui ont eu lieu de mémoire sont moins importants que celui-là qui vient. 
C’est la question de la nature de l’homme qui se trouve posée. On comprend que tant de gens défilent. L’homme est à présent capable de changer le domaine du vivant. Jusqu’à maintenant, il subissait l’ordre, et c’était rassurant - jusqu’à un certain point. Il n’avait pas à changer l’ordre naturel, face à la mort en particulier. L’homme a tellement opéré de progrès dans sa connaissance biologique qu’il peut entrevoir la possibilité, non de corriger le vivant, en le soignant, mais de le transformer en profondeur?
Les avancées neurologiques et la génétique ont entrouvert des horizons insoupçonnés. Le plus important : nous n’en sommes qu’aux balbutiements, sans soupçonner ce qui arrivera. Jusqu'au jour où nos connaissances psychologiques passeront pour obsolètes et rudimentaires. Freud sera au mieux un pionnier. 
La réconciliation entre les neurosciences et la psychologie ne doit pas occulter l’aspect principal, aussi terrifiant qu’enthousiasmant : si nous changeons le vivant, notre rapport à l’existence va changer. La frontière entre le naturel et l’artificiel est en train de s’effriter.
Plus que l’approche psychologique, c’est la norme biologique qui changera, tellement que ce qu’on nomme psychologie ne sera bientôt plus que la somme de problématiques qui sont attachées au naturel, à la conscience telle qu’elle est donnée, mais qui n’aura plus de sens quand le naturel aura disparu et que tout sera devenu artificiel.
Cessons de nous inquiéter pour la GPA, le mariage pour tous, la PMA. Si les deux premiers sont des problèmes relatifs à notre époque, et si la PMA augure de promesses à court terme pour les couples, le grand changement implique que la PMA passe de manipulations limitées à des opérations d’importance.
La notion de vivant va changer. Asimov met en scène, dans les Cavernes d’acier, un duo policier composé d’un homme et d’un robot, si sophistiqué qu’il est difficile de distinguer qui est le plus intelligent entre les deux. Le danger ne tient pas au remplacement des hommes par les robots (vision bientôt réactionnaire). Le robot signifie à terme, sur des millénaires, la possibilité pour l’homme de changer le vivant, de passer pour le Frankenstein capable de réussir son entreprise.
Frankenstein échoue parce qu’à l’époque de Mary Shelley, il est inconcevable que l’homme réussisse dans cette voie sans verser dans la démesure (transformer le vivant qui a été donné, on ne sait par qui). Cette conception exprime l’infériorité de l’homme sur son donné environnemental. 
Dès que l’homme prend le pas sur le biologique, la science passe pour ce qu’elle annonce, avec une mutation de la définition que nous connaissons : la capacité qu’a l'intelligence créatrice de perfectionner la création dont elle est issue. 
Le robot n’est pas le concurrent de l’homme, mais son adjuvant. Le roman qu’aurait pu proposer Asimov concerne moins la possibilité que les hommes soient remplacés par des robots, fantasme de la peur, que la possibilité que l’homme se transforme physiquement en robot, tout en gardant sa spécificité intellectuelle.
La science est l’expression physique de la créativité humaine. L’homme va remplacer son corps en un corps artificiel, réalisé par ses soins. Imaginons l’impensable : l’homme immortel, non du fait de médicaments, mais parce que capable de remplacer des tissus naturels par des créations artificielles, non de manière définitive, mais indéfinie.
Descartes aura fait preuve de profondeur en proposant la distinction entre infini et indéfini : l’infini est cet état qu'il ne parvient à imaginer que de manière étrangère; l’indéfini nous indique que nous en restons au stade du physique.
Cette révolution est indéfinie, au sens où elle est scientifique  Mais le physique va changer. De l’intérieur, l’homme est capable de proposer une évolution artificialiste du vivant, au point que le vivant disparaîtra. La disparition du vivant n’implique pas qu’un autre état ou une autre nature vont surgir, mais que l’artificiel sera la poursuite plus performante du naturel.
L’homme est cette espèce capable de transformer le réel, au point que dans quelques millénaires, on risque de tenir notre manière de vivre à partir du donné intangible pour paresseuse.
C’est cet aspect de la science qui se trouve déjà interrogé de manière houleuse et incomprise : la connexion entre science et religieux. Les débats que suscitent les prémisses du changement dans le vivant nous montre ce qui y est religieux : l’ensemble du réel qui se trouve interrogé. Et la nouveauté qui surgit, c’est que le religieux se trouve interrogé depuis l’intérieur, depuis le point de vue fini, alors qu’auparavant, la révélation ne pouvait surgir que de l’extérieur (point de vue transcendant).
La vérité transcendantaliste implique que l’homme la reçoive, mais qu’il n’y ait pas accès. Le changement en question diffère, en ce qu'il indique que l’homme peut avoir accès au changement, puisqu’il peut changer de l’intérieur le réel. La différence tient à ce que la création humaine ne revoie pas à cette vérité parfaite et achevée, mais à une progression imparfaite, continue et inachevée.
La spécificité de l’homme dans le réel apparaît : la faculté inédite parmi les autres formes, en particulier dans le vivant, de changer le cours des choses. La conception de l’homme installé dans un environnement immuable s’écroule. L’obsolescence concerne la croyance en la passivité de l’homme face à sa condition et face au réel.
L’homme change sa condition dans la mesure où il change le cours des choses. Face aux discours soi-disant écologistes, qui s’alarment de la disparition des espèces ou du climat, il faut répondre que le réel n’est pas un donné figé, dont la dégradation entraînerait la disparition. Le réel n’est pas l’environnement (en ce sens). Le réel est créatif et mélioratif (au sens où il peut être amélioré).
Nous allons vers un réel qui sera, en quelques millénaires, profondément bouleversé, non par une action extérieure qui serait déculpabilisante, mais par la transformation radicale que va opérer l’homme; non par une intervention partielle, quoique significative (comme c’est déjà le cas); mais par le fait qu’il va recréer l’espace qu’il habite et qu’il a, littéralement, domestiqué.
Par la technologie, l’homme va façonner un environnement à sa mesure, ce qui rendra caduc, non le souci écologique, mais la peur que ce monde disparaisse et l’idée selon laquelle le réel est formé une fois pour toutes. L’évidence s’imposera, selon laquelle l’homme dispose des facultés créatrices pour mettre en place la technologie sophistiquée destinée à réagencer le réel à sa convenance.
Dans Asimov, cycle Terre et fondation, les sociétés humaines sont capables de coloniser des planètes inhabitées et d’en transformer l’atmosphère, de telle sorte qu’ils créent des lieux habitables. De nos jours, c’est un fantôme que l’imagination peut suggérer, mais que la science serait incapable de proposer. L’idée derrière cette possibilité, c’est que l’homme n’est pas créateur, mais recréateur : sa création s’effectue depuis l’intérieur. Il peut modifier totalement l’intérieur de la maison, sans être capable de construire la maison.
C’est une création continuée si l’on veut, bien que la possibilité de créer du réel échappe aux pouvoirs de l’homme. Il faut pourtant se garder d’estimer que cette évocation est impossible à réaliser. Il est possible que cette possibilité advienne, au moment où l’homme sera capable de voyager non pas au sein du même univers, mais d’un monde à un autre.
L’homme sera alors capable de créer des mondes, et l’écologie changera de fonction, quasiment de définition, bien qu’elle demeure le moyen de conserver en bon état ce qui est. Son dessein est intermédiaire. Sa définition est indexée à l’état d’un certain réel, alors que le réel n’est pas donné une bonne fois pour toutes.
La recréation affectera autant l'environnement de l’homme que son intériorité. A l’extérieur, elle modifiera des secteurs cardinaux de l’activité humaine, comme l’agriculture (la nourriture sera recréée pour l’homme dans la direction de ce qu’on nomme les OGM) ou les transports (qui s’adapteront à la possibilité de coloniser l’espace en ce sens favorable à l’homme); mais à l’intérieur aussi : l’homme prendra conscience de ses pouvoirs créatifs, et non créateurs, au sens où sa créativité est recréatrice.

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