mercredi 12 avril 2017

La sémantique de l'unilatéralisme

Descartes a développé avec maestria une sémantique subjectiviste qui considère que notre capacité à faire sens suffit à fonder le véritable niveau de réel, et ce, de manière unilatérale. Alors que les commentateurs contemporains voudraient le rapprocher de Platon, pour des motifs subalternes, il a en fait renforcé la métaphysique de première mouture, telle qu'elle fonctionnait selon les principes du fondateur Aristote. 
La métaphysique 1 désigne la croyance selon laquelle le réel fonctionne sur des principes que dicte la subjectivité, mais à un niveau où la connaissance repose sur l'identité finie entre le sujet et son objet de connaissance; et la tâche dans laquelle se lance Descartes (en a-t-il conscience, ce trop bon élève des Jésuites?) consiste à renforcer ce dispositif devenu obsolète avec le triomphe de la révolution expérimentale, dont l'apport philosophique aura été de montrer que la méthode métaphysique produit une connaissance moins fiable que sa propre méthode. 
L'identité quand elle est comprise comme allant de soi à soi ne permet que de découvrir des agencements qui se limitent à obéir au principe de cohérence interne, selon lequel ce qui est réel fonctionne s'explique selon les principes sémantiques qui régissent le sujet. Or ces contenus sont finis et rationnels. 
La méthode cartésienne est ainsi un déploiement fini et rationnel, dont l'action ne dépassera pas la portée finie et rationnelle, donc ne pourra engendrer qu'une connaissance finie et rationnelle. La connaissance désignant pour Descartes plus l'ordre métaphysique que physique (s'il entend lier les deux, c'est à partir de la métaphysique, jugée supérieure, puisque venant de Dieu), là voilà qui devra se limiter au domaine fini de l'intériorité si elle veut perdurer (l'infini existe bien pour Descartes, mais à quel prix! - il est indéfini, donc inconnaissable, ce que lui reprochera Leibniz à juste titre dans les Remarques sur les Principes).
Descartes doit trouver une parade à l'innovation que la méthode expérimentale risque d'engendrer dans le domaine épistémologique et philosophique, constituant une menace allant jusqu'à éliminer la métaphysique. Pour ce faire, il n'y va pas par quatre chemins, n'hésitant pas à abolir l'identité sémantique qui avait cours jusque-là depuis l'Antiquité, au point qu'elle allait tellement de soi qu'on n'avait jamais songé à la remettre en question.
En lieu et place, il instaure la supériorité presque dissymétrique et déséquilibrante du cogito sur le réel extérieur. Descartes le dualiste ne prétend pas que le réel n'est pas connaissable, tout au contraire (ce serait la position sceptique au sens large, et il la réprouve).
Simplement, cette connaissance ne saurait s'effectuer au même niveau de certitude que la connaissance interne, propre au cogito. Cela signifie que la connaissance externe sera au mieux physique, alors que la connaissance interne sera d'ordre métaphysique, donc supérieure (ici on peut noter que le succès immédiat et inédit dont bénéficie Descartes dans le monde savant de son temps s'explique par le fait que la plupart des philosophes avaient besoin de cette révolution métaphysique pour contrer la révolution expérimentale).
Ce faisant, Descartes commet l'erreur de croire que la vérité s'obtient par l'adhésion à la sémantique, comme si faire sens suffisait à retrouver le réel tel qu'il est. L'erreur ultérieure de la philosophie, notamment de la phénoménologie, qui va s'embarquer dans des découvertes langagières virtuoses et improbables, sera de rechercher cette découverte du bon mot, en escomptant fermement que l'identité langage/réel débouchera sur une vérité définitive et effective...
Je pense notamment aux catégories logiques que Kant énonce savamment, avec une inventivité qui force le respect, alors que leur virtuosité langagière n'est pas coordonnées à leur effectivité réelle. Au final, ce n'est pas parce qu'on trouve un mot qui explique tout qu’on découvre la causse effective du réel, parce que le langage fonctionne de manière causaliste, au contraire du réel, et parce que le langage est calqué sur le réel d'une manière approximative et non exacte (de plus, l'approximation est adossée sur le nominalisme, ce qui implique que le langage se montre fin quand il traite de choses particulières et qu'il perd en netteté quand il s'engage dans la généralité, jusqu'à sombrer dans la franche confusion quand il entend déterminer l’ensemble du réel par une cause fantasmatique).
Le moyen dont nous disposons jusqu'à maintenant pour connaître remonte à la révolution expérimentale : il est de fonder cette entreprise sur le principe de réciprocité entre le sujet et son objet, d'où l'exigence d'un principe de vérification. En s'enfermant dans l'intériorité pour édicter le principe métaphysique supérieur, Descartes a développé une illusion de connaissance, selon laquelle la connaissance est fonction de l'inventivité du langage. 
Ainsi, si j'invente 80 catégories logiques pour expliquer le fonctionnement de l'esprit humain, et que ces catégories se montrent inventives et d'une rigueur intérieure impeccable, je peux espérer obtenir une renommée philosophique qui laissera entendre que j'ai fait mieux que Kant sur le sujet. Mais si j'ai fait mieux en termes d'inventivité sémantique, est-ce aussi le cas pour son objectivité?
A l’heure où se développent les sciences cognitives, on peut espérer que la connaissance du fonctionnement neuronal du cerveau permettra de découvrir que l'invention langagière ne permet pas de se substituer à la découverte scientifique d'une base physique (dans un sens qui sera nouveau et différent de ce qu'on entend aujourd'hui par physique). Dès lors, les inventions langagières passeront pour ce qu'elles sont : des approximations bien moins fiables que la méthode expérimentale.
D'une manière générale, le langage n'a pas de pouvoir pour découvrir le fonctionnement du réel, ni par la logique (qui est un critère insuffisant), ni par la création verbale ou sémantique, car on peut inventer quelque chose qui n'existe pas. Que la licorne soit le produit de deux animaux existants indique seulement qu'on ne peut créer ex nihilo.
Mais le langage peut se montrer tellement approximatif qu'il énonce des erreurs sous prétexte d'inventivité : en inventant la licorne, il peut produire un beau conte, mais s'il entend décrire une nouvelle race de cheval différant des races connues, il aura surtout dévoilé à quel point il s'est égaré, au point d'inventer un genre certes nouveau et différent, mais aussi inexistant.
Cela signifie simplement que le langage est le véhicule de la découverte philosophique, mais que la philosophie sera épistémologiquement plus cohérente quand elle sera capable d'asseoir sur la vérification réelle ses inventions, car le critère expérimental est supérieur au critère interne.
Quoi qu'il en soit, même si on objecte avec raison qu'à l'heure actuelle il nous faut bien continuer à faire de la philosophie quand on voit l’incapacité de la science à s'appliquer au domaine métaphysique (entendu en son sens étymologique, pas dans le sens aristotélicien, puis cartésien), l'inventivité langagière peut éviter l'erreur d'aiguillage cartésienne du mythe de l’intériorité (pour reprendre l'excellent titre de Bouveresse, qui montre que Wittgenstein a su prendre la mesure de l'erreur principale de Descartes), à condition qu'elle refuse l'internalisme et qu'elle propose des descriptions réelles, qui implique que la conscience soit plus performante quand elle sort d'elle-même que quand elle s'enferme dans sa tour d'ivoire.
Même si ces descriptions sont des intuitions avec tout ce qu'elles peuvent comporter d'approximatif, au moins sont-elles ce qu'on fait de mieux en ce moment, en attendant, non un résultat scientifique sous la forme que nous lui connaissons, mais un résultat scientifique ayant subi tous les changements que laissent augurer les recherches en sciences cognitives et neurologiques, et bien entendu la capacité encore inconnue à appliquer des méthodes de connaissance supérieures à l'ensemble du réel, ce qui implique à des dimensions qui ne sont pas physiques.
Pour l'heure, nous pouvons continuer à pratiquer la connaissance philosophique adossée sur le langage en rompant avec la métaphysique selon ses deux moutures. Nous pouvons ainsi décrire des objets extérieurs qui nous dépassent de beaucoup en recourant à l'intuition originelle, qui nous permet d'embrasser de manière fulgurante un objet, y compris quand il nous dépasse, et nous l'habillons ensuite d'atours logiques et rationnels qui laissent croire que
Pour l'heure, nous sommes face à la meilleure connaissance générale. Et nous ne pouvons nous comporter comme des sceptiques, qui prétendent que si la meilleure connaissance n'existe pas, nous devons nous montrer indécis et indifférents, car nous avons l'obligation de connaître si nous voulons posséder un cadre de référence strict, comme nous en éprouvons le besoin exprès.
Descartes a développé l'alternative à l'effondrement de l'aristotélisme la plus facile à défendre : le subjectivisme, qui pourrait être plus universel que la méthode expérimentale. Mais cette alternative s'est effondrée depuis l'avènement pour le moment balbutiant des sciences cognitives. Au moins Descartes passera-t-il pour un pionnier, ce qui n'est pas le cas de la plupart qui l'ont suivi et se sont embarqués dans ses erreurs.

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