dimanche 9 décembre 2018

Les bonnes intuitions du nihilisme

Le nihilisme, une fois qu'on en a saisi le véritable sens, qui n'est ni idéologique, ni nietzschéen (car Nietzsche était nihiliste dans le moment où il ne dénonçait le nihilisme), ne peut être considéré comme un mouvement à rejeter, ne serait-ce qu'en raison de son importance, fût-elle déniée et, de ce fait, la plupart du temps non considérée. Ajoutons que le nihilisme est le mouvement premier de la pensée. Nous n'en connaissons pas la réponse. Celle que nous avons l’habitude d'entendre est celle d'ordre transcendantaliste, quelles que soient ses inflexions et variantes. Rares sont ceux, comme Démocrite ou Gorgias, qui ont osé soutenir la thèse nihiliste de manière frontale (avec des variantes, comme de juste). Ils en ont payé le prix fort, tant sur le plan de leur postérité, puisque leurs écrits ont presque disparu, que sur le plan de leur valeur, puisque la thèse qu'ils défendent ne tient pas la route et engendre l'oubli de la postérité.
Raison pour laquelle le nihilisme authentique a été si peu défendu. Par contre, avec Aristote, on retrouve ce qui sera une grande variante possible de réponse : le fait de mélanger de manière subtile et quasi indétectable le nihilisme avec l'ontologie issue du transcendantalisme. Platon a rejeté le nihilisme, comme il a rejeté les sophistes ou Démocrite. Il pensait sans doute que sa philosophie avait discrédité à jamais le nihilisme, sans se rendre compte que le nihilisme infecte dès le départ le transcendantalisme, en le poussant à n'affirmer que l'Etre en plus de l'être. Aristote pense améliorer le dispositif platonicien en énonçant au tout début de la Métaphysique que le réel est constitué d'être et de non-être, tous les deux multiples et tous les deux reliés entre eux. On ne parle jamais du fondement d'Aristote, que l'on présente comme le plus grand des rationalistes, sans ajouter, ce qui change tout, qu'il n'a été rationaliste qu'après l'avoir fondé sur le nihilisme. Ses commentateurs ne sauraient accepter que l'homme de la prudence soit en fait celui de la reconnaissance paradoxal du néant. 
Raison pour laquelle ces passages liminaires se trouvent censurés d'une manière si consensuelle qu'elle se trouve à peine remarquée. Il ne s'agit pas d'une volonté consciente, unie par-delà les générations. Il s'agit au contraire d'une manière de procéder mimétique, qui montre qu'au sein même de la pensée, on peut procéder sur de larges pans de manière irréfléchie. La position nihiliste se trouve être la position immédiate, celle que l'on choisit de manière préférentielle, non de manière consciente donc, mais  parce qu'il est normal que l'homme se pose d'emblée les questions nihilistes. Ce qui implique que les intuitions nihilistes sont des plus pertinentes.
La principale étant que le nihilisme part d'une intuition qui sera vite repoussée car l'on craint de sombrer dans le nihilisme si on la creuse : le réel n'est pas constitué que d'être. Et de fait, la réponse nihiliste n'est pas satisfaisante, et s'avère même dangereuse, puisqu'elle propose le non-être comme complément. Envisagé seul, cette position mène à la destruction. Exit le nihilisme. Mais Aristote, qui historiquement est proche des sophistes et des atomistes et qui peut consulter leurs ouvrages encore, découvre un usage tout autre du nihilisme : si on le mélange à l'être, il présente l'insigne avantage de le mieux isoler, donc d'en permettre l'analyse approfondie. On tient là la raison principale du succès de la métaphysique, et de sa réputation de rigueur méthodologique.
De ce point de vue, on peut dire que le transcendantalisme est passé à côté du problème de l'existence seule ou non de l'être, puisqu'il le congédie en répondant avec fermeté, en décrétant, d'une manière qui se veut inébranlable et qui l'est presque, que le réel est fait d'une texture homogène, seulement celle de l'être. Mais le nihilisme avait vu juste, avant de sombrer dans le mirage du néant : il y a bien une différence et une distinction au cœur du réel, et cette distinction mérité d'être approfondie. Il convient bien d'en revenir à l'histoire cachée, et volontairement, du nihilisme, si l'on veut vraiment penser la faiblesse du transcendantalisme, de l'ontologie comme de la métaphysique. 
Quant au fait de savoir pourquoi le nihilisme a répondu d'une manière si désaxée à son questionnement si courageux et original, c'est parce qu'il a fait confiance aveugle et démesurée (au sens d'ubris) à la raison. Le transcendantaliste est celui qui dit : faisons confiance à la raison, mais d'une manière modérée. Il existe autre chose que l'être, c'est de l’Être. La différence est en prolongement. La justesse du raisonnement se trouve préservée. Si la raison est défectueuse, c'est qualitativement, au sens où elle ne peut comprendre l’Être. Pourtant, elle reste performante, au sens où elle se trouve en prolongement de  l’Être, à un statut inférieur. 
Mais le nihiliste lui estime qu'il n'existe à connaître que ce que la raison peut connaître, c'est-à-dire seulement ce qui lui est immanent, l'être conçu en ce sens comme immanent. De ce fait, il peut dire que tout l'être est connaissable par la raison. On comprend dès lors qu'Aristote pensait pouvoir parvenir à tout connaître. La bonne intuition initiale du nihilisme accouche ainsi d'une erreur fatidique, qui discrédite le nihilisme et explique la préférence qui sera immédiatement accordé au transcendantalisme, à comprendre comme la réponse au nihilisme pour permettre que l'homme perdure.

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