lundi 14 décembre 2009

Sans sœur

Si les libéraux accusent autant certains de fascisme, c'est qu'ils sont fascistes.

L'accusation occidentaliste la plus usitée pour discréditer est l'invective de fasciste. Discréditer qui? L'individu? Qui discrédite? Des porte-paroles autoproclamés du jugement moral, des experts de la valeur occidentaliste, que ce soient les Nouveaux Philosophes, les nouveaux intellectuels, les nouveaux penseurs. Les nouveaux censeurs. Les nouveaux inquisiteurs. Le censeur est dans l'Empire romain le recenseur. C'est une fonction impérialiste qui associait la statistique statique avec le moralisme oligarchique. Les censeurs surveillent les mœurs et détiennent le pouvoir de rayer les sénateurs indignes et de discréditer la réputation d'une personne. Les censeurs sont au départ des patriciens. Leur fonction est peu à peu abolie, remplacée par la fonction de préfet des mœurs puis intégrée aux prérogatives de l'empereur lui-même.
Dans l'impérialisme, la fonction de censeur est aussi nécessaire qu'inquiétante - pour le pouvoir en premier lieu. L'inquisiteur est un juriste qui fait régner la loi, en particulier la loi religieuse. Les tribunaux d'inquisition rejoignent au final la fonction impérialiste de censeurs, à ceci près qu'elle expurge la fonction de ses prérogatives de recension et qu'elle l'oriente exclusivement sur l'association des bonnes mœurs et de la loi (d'ordre religieux pour le coup).
De nos jours, la censure est tenue par des juristes qui se chargent des bonnes mœurs et qui souvent recoupent des personnalités issues du monde économique. Elle désigne également une fonction intellectuelle, puisque les censeurs et inquisiteurs de notre époque sont présentés comme des intellectuels ou des experts en lien avec des charges intellectuelles. Il importe que la morale soit évaluée par des esprits critiques.
Cette évolution est rendue nécessaire par la laïcisation de la société qui exprime la disparition de la norme religieuse et qui tend à remplacer la loi divine par la fonction humaine. Dans ce schéma de remplacement viscéralement immanentiste, où l'homme remplace le divin, les nouveaux dieux ne sont pas les nouveaux censeurs, les nouveaux intellectuels-censeurs, mais les financiers qui assurent littéralement la nouvelle spéculation financière contre l'ancienne spéculation métaphysique d'attribution religieuse.
Les censeurs sont des porte-paroles, qui oscillent entre le monde de la spéculation financière et le monde du mimétisme de masse. Le censeur s'épanouit dans un société de mimétisme et d'inégalitarisme. C'est le cadre typique de l'impérialisme. Les censeurs sont décriés comme de mauvais penseurs. Cas d'un BHL, qui ajoute à sa charge une emphase proprement mégalomane et mythomane. Cas d'autres énergumènes qui se targuent de la fonction d'intellectuels alors qu'ils sont des propagandistes explicites subordonnés du monde financier. Quand on pense à l'unisson du pouvoir financier, on dépense. Je pense à des symboles comme un Attali (progressisme ultra-libéral) ou un Minc (pragmatisme ultra-libéral échevelé).
De nos jours, les censeurs sont des propagandistes du système libéral. A vrai dire, les censeurs se sont toujours montrés du côté du pouvoir en place, puisque la fonction romaine du censeur dépendait au départ de la reconnaissance patricienne, oligarchique et impérialiste. Les choses ne changent guère et l'on peut se demander si cette fonction d'intellectuel-censeur (avec son corolaire innovant d'intellectuel) n'est pas calquée sur le modèle de ces censeurs antiques dont la figure la plus fameuse reste sans doute ce Caton. Quand on censure et qu'on recense, on est une forme d'intellectuel?
La moderne différence apparaît dans la fonction d'intellectuel qui recouvre de sa prestigieuse renommée les véritables attributs du propagandiste systémique et du juge moraliste. Dans le système immanentiste où la différance a détruit l'identité au point que les fonctions prestigieuses et catalysatrices du pouvoir n'existent plus - comme l'empereur et ses auxiliaires nimbés de son aura politico-religieuse-, le pouvoir a perdu en représentativité. Les empires antiques reposaient sur un substrat politique quand les empires modernes ont mis en avant la spécificité atavique du monétarisme dans le fonctionnement impérialiste. La disparition du religieux a érodé tant le politique que la fonction économique la plus dégénérée, la spéculation financière a pris le relais.
Si la censure existe toujours, si sa fonction s'est intellectualisée, elle se fait désormais au service des factions financières démultipliées et aveugles, quand elle était jadis au service d'une petite coterie politico-religieuse au service de la figure tutélaire de l'empereur. Le monétarisme n'était qu'une partie du politique. Le politique était englobé dans le religieux. L'empereur réunissait toutes ces différences sous le sceau de sa souveraineté et de sa responsabilité. Dans ce système impérialiste qui a évolué tout en conservant le même fonctionnement et les mêmes perversions, l'intellectualisation de la figure du censeur va de pair avec la prééminence de la fonction monétariste; et s'explique par le besoin de caution dans un monde qui manque de valeurs et de repères au sens religieux et ontologique du terme.
La grande marotte du système est d'en appeler à la fin de la morale, au fait qu'en dépassant le religieux, l'homme aurait inventé la fin de la morale. On se souvient des envolées de Nietzsche par-delà bien et mal. Dont acte. Le censeur intellectuel et moraliste vient remplir un vide dans la mesure où il représente aussi le déni : il n'est ni censeur, ni moraliste, il est intellectuel engagé. Engagé dans quoi? Relais de quels discours? Dans ce cadre statique et figé, qui est ontologiquement un matérialisme et religieusement un nihilisme, la figure de l'intellectuel-censeur dénonce prioritairement l'ennemi désigné et proclamé du système.
Il se trouve que l'ennemi du système libéral est le fascisme. Avant d'en venir à l'examen de cet ennemi, le système matérialiste figé qui s'oppose à l'ennemi est un système immanentiste à l'intérieur duquel toutes les valeurs figurent. L'immanentisme vise la réconciliation du sens et postule que le réel est contenu à l'intérieur du système. Le système immanentiste ne s'oppose qu'à ce qu'il contient en lui.
La fameuse et fort lucide figure de la projection s'instaure de manière optimale dans le schéma immanentiste. La projection a certes toujours existé mais dans un schéma transcendantaliste, la projection est catalysée par la figure de l'autre, qui amoindrit grandement la projection en ce que la projection révèle toujours une insuffisance de sens et de moyens. Par contre, dans le schéma immanentiste, le cercle vicieux de ce cadre d'où l'on ne sort pas indique que la sacrosainte complétude immanentiste chère aux disciples de Spinoza exacerbe la réaction de la projection.
On comprend pourquoi Freud et la psychanalyse mettent tant en avant la figure de la projection. Ils se situent à une période d'immanentisme exacerbé où la projection est le symptôme psychologique du formidable déni immanentiste autour de la fausseté de la figure de la complétude. Bien entendu, Girard a montré que la projection s'ancre à partir du mimétisme, mais il serait important de noter que l'anthropologue catholique Girard ne distingue que le mimétisme dans un processus humain qui ne serait pas complet sans l'adjonction de l'acte créateur.
Or ce mimétisme pur n'est pas le modèle fondateur complet du développement et de l'évolution humains. Le mimétisme pur n'est possible que dans un modèle pur, je veux dire un modèle expurgé de toute référence non sensible. Ce modèle pur est l'immanentisme, dans lequel on se meut dans le réel (réduit au sensible) dans la mesure où l'on le réel est fini. Le mimétisme pur ne fonctionne que dans le cadre du fini pur. Raison pour laquelle les authentiques partisans du dynamisme ontologico-religieux rejette le modèle du réel fini de type aristotélicien comme faux et dangereux : il aboutit politiquement à des aberrations destructrices de type impérialiste et oligarchique.
L'ennemi immanentiste est contenu dans l'immanentisme. Plus l'immanentisme s'effondre, plus l'ennemi est intérieur - plus il coïncide de manière trouble et troublante avec le modèle positif. Le positif et le négatif s'annulent de plus en plus. C'est dans cette identité dupliquée que les immannetistes trouvent le contentement repu et fallacieux de leur complétude. L'erreur immanentiste se manifeste à son degré paroxystique dans cet ennemi intérieur et dupliqué qui ne devrait pas exister si le modèle était viable.
Dans un modèle de complétude pérenne, pas d'ennemi. Si ennemi il y a, c'est que le modèle est faux, fou et bancal. Tel est le cas de ce modèle qui exacerbe la projection parce que l'absence d'extériorité n'existe pas. Elle renvoie à cette singularité unique qui se voudrait complète, qui est incomplète et qui détruit son environnement de manière croissante et graduelle. La singularité manquée est double. C'est la différance qui diffère le sens dans le sens où elle démultiplie de manière exponentielle l'identité en lieu et place du principe de responsabilité révolu et congédié.
Dans ce cadre faux et vicié, la projection de type mimétique pur est une billevesée qui n'existe tout simplement pas. La grand secret du vingtième sicle, c'est qu'il ne faut surtout pas expliquer que le communisme était une forme de libéralisme. L'affrontement du modèle capitaliste et du modèle communiste était un affrontement interne. Avec la dégradation consécutive à l'effondrement du modèle communiste, et l'unicité incomplète du modèle pseudo-complet de type capitaliste, il a fallu recourir à des différences encore plus fausses et floues qui indiquent à l'évidence que les différences internes s'estompent et que la fin des différences internes systémiques n'aboutit pas à l'accomplissement d'un système complet enfin viable, mais d'un système de plus en plus incomplet - proche de la rupture.
Le grand secret du vingtième siècle (le communisme est libéral) étouffe, maintenant que le communisme s'est effondré, le grand secret de l'immanentisme : l'immanentisme n'est pas viable. L'impérialisme mondialiste et uniciste n'est pas viable. L'oligarchie mondialiste n'est pas viable. L'occidentalisme n'est pas viable. La manipulation du fascisme est devenue étouffante depuis la fin du communisme. Avant, l'ennemi étai le communisme. Depuis l'effondrement du communisme, l'ennemi, c'est de plus en plus le fascisme.
Cette omniprésence quasi omnipotente exprime le grand refoulé de l'époque : si le fascisme est l'ennemi de l'unicité, c'est qu'il est fantasmatique en tant qu'entité indépendante et extérieure. Le fascisme est le grand impensé de notre époque libérale. Quand on dénonce le fascisme, on peut bien entendu dénoncer l'acmé fasciste qui est une poussée de fièvre; mais la vérité, c'est que les ingrédients de la poussée fasciste sont contenus dans le corps lui-même. Le système libéral est lui-même fasciste. Le système libéral contient en lui-même les ingrédients du fascisme.
Si l'on accuse tant de fascistes certains déviants incurables, c'est que le fascisme est la projection la plus lucide du système. Le système est fasciste et externalise sur quelques boucs émissaires parfois totalement innocents, parfois en partie coupables, parfois tout à fait, le fascisme qu'il porte en lui. Le système libéral est fasciste parce qu'il est impérialiste. L'impérialisme est la domination d'un état social sur le restant des sociétés. Dominer est déjà fasciste. La domination porte en son sein le fascisme.
Il est désopilant d'entendre les censeurs exprimer comme des médiums systémiques la vérité déniée et refoulée sur l'état du système. Quand un BHL parle de grand corps malade à la renverse, avec une référence à un censeur-intellectuel dont il est le disciple impudent (et inférieur), il ne se doute pas qu'il parle bien plus du système libéral que du socialisme. Quand les accusations rémanentes de fascisme pleuvent sur des individus boucs émissarisés, c'est parce que le système libéral projette et cristallise sur des boucs émissaires la caricature de ce qu'il incarne.
C'est le libéralisme qui porte en son sein le fascisme. C'est le libéralisme qui porte en son sein l'acmé fasciste, la crise fasciste, la poussée fasciste. Le libéralisme n'est pas l'ennemi du fascisme, il en est le grand frère patriarcal. Le libéralisme mène inévitablement au fascisme. De ce point de vue, sur une échelle de quantification, ce que l'on nomme libéralisme communément est l'espace majoritaire et mou d'un système qui fonctionne à peu près dans son vase clos et qui ne peut que déboucher sur le fascisme; et ce qu'on nomme fascisme est la crise de ce système.
La duplication sous forme d'opposition irréductible entre fascisme et libéralisme est tout aussi fausse que vérifiable. Quand les fascismes historiques se sont produits, ils ont été soutenus par le puissances financières; et le fascisme italien, qui est après tout le fascisme historique véritable, a malgré les apparences mené une politique de libéralisme économique extrême qui a conduit jusqu'aux cartels et à la situation de monopole.
Nous admettons que nous vivons dans une période libérale qui est régie par les thuriféraires et les théoriciens de l'ultra-libéralisme (avec comme grand gourou un certain Milton Friedman). Les germes du fascisme sont déjà présents dans le nid de vipères du libéralisme à partir du moment où l'on se souvient que le libéralisme issu de l'Empire britannique est un impérialisme et un matérialisme. Quand nous fixons le libéralisme comme une certaine réaction vindicative et cataclysmique survenue à une période de crise économique et d'instabilité politique, nous oublions que le fascisme ne saurait se résoudre à cette seule forme donnée et suscitée par la vision figée de l'histoire (propre aux conceptions immanentistes), mais qu'il est l'ensemble des formes possibles de crise du système libéral.
Ce que nous nommons fascisme de nos jours n'est jamais qu'une certaine forme historique et fixée de crise fasciste, qu'un certain type de crise historique. Il n'est pas le phénomène du fascisme universel. Il est une émanation singulière et dépassée, amenée à se renouveler sous de nouvelles formes. Le fascisme désigne la crise libérale. Quand le libéralisme est en crise, il accouche du fascisme. Le fascisme peut avoir autant de visages différents quoique proches ou communs que de crises historiques et singulières.
Il est très réducteur de fixer le phénomène fasciste sous une forme historique précise et délimitée et de lui opposer le libéralisme. Il est normal que le libéralisme qui se présenté comme la prospérité du système ne tienne pas à ce qu'on rappelle que le fascisme est la forme de la crise systémique libérale. C'est ce cruel quoique riche enseignement que nous rappelle le mécanisme de la projection, la raison de cette présence dense de la projection et la raison conjointe de cette récurrence symptomatique et signifiante de l'accusation de fascisme dans nos sociétés soi-disant antifascistes et libérales. Antifascistes et fascistes?

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