vendredi 28 mai 2010

Le voleur de valeurs



Quand on évoque la spéculation, depuis peu de temps ce terme a pris deux connotations principales :
1) la connotation classique, qui désigne l'activité de réflexion philosophique ou théologique;
2) la connotation contemporaine, qui désigne l'activité de prévision financière.
Certes, les deux activités exigent le recours à des facultés de réflexion, mais elles sont tout à fait opposées en ce que la spéculation classique spécule sur le réel, réfléchit sur l'ensemble du réel, de manière théorique et virtuelle, avec des applications pratiques qui peuvent être importantes, mais qui seront dérivées et indirectes (souvent lointaines); quand la spéculation contemporaine s'avère le dérivé (sans vilain jeu de mots monétariste) de la spéculation classique.
Cette spéculation se manifeste par son caractère fini et hyperréel : cette spéculation-là est immanentiste au sens où l'immanentisme est l'expression radicalisée du nihilisme, selon lequel le réel est fini. Selon l'immanentisme, le réel fini est réductible au désir. Dans cette conception immanentiste, la spéculation devient la réduction de la pensée appliquée au réel au désir de dominer le réel le plus fini qui soit (réduit à l'environnement humain).
Dans cette conception toujours, la pensée prend une tournure pragmatique et concrète. Elle se mesure à l'aune de son efficacité puisqu'elle sert le désir. On connaît les anecdotes sur la lucidité commerciale des philosophes antiques, destinées à montrer que le caractère fort théorique et abstrait de la spéculation englobait l'intelligence pratique la plus intéressée (et apparemment déconnectée des spéculations désintéressées de type ontologique). Il s'agit de montrer que l'activité de spéculation abstraite n'est pas incompatible avec la dimension pratique.
Dans la conception contemporaine de la spéculation, la pensée est réconciliée avec le pratique par la médiation de la finance et du commerce. La pensée se trouve réduite à son application pratique et financière (commerciale). De la même manière que l'échange se trouve réduit au commerce, soit à l'échange inter-humain, la spéculation se trouve réduite à la finance, soit à la pensée du désir. La spéculation est la pensée du désir qui exige dans un renversement saisissant que la pensée soit au service du désir.
Là où la spéculation vaste englobait la spéculation commerciale, cette dernière éradique tout type de spéculation classique pour ne conserver de la spéculation que son aspect strictement humain. La spéculation financière est réductrice en diable (c'est le cas de le dire). Elle saborde toute ontologie classique : des mouvements comme le cercle de Vienne promeuvent la logique comme renversement de la spéculation classique. A noter que le terme métaphysique ne veut rien dire (ou tout dire) puisqu'il est forgé pour qualifier les écrits d'Aristote qui se situent après ses travaux physiques.
La métaphysique désigne ce qui se trouve au-dessus de la physique, mais c'est une conception bâtarde de l'ontologie classique, quand on sait qu'un Aristote promeut une forme consensuelle de nihilisme, pseudo compromis se situant entre le nihilisme explicite d'un Gorgias et l'ontologie transcendantaliste d'un Platon. Au siècle des Lumières, un Voltaire illustre ce qu'est cette spéculation de manière prémonitoire en prétendant réconcilier par la spéculation commerciale la spéculation purement abstraite de son contraire contradictoire le pratique.
Il est étrange que Voltaire l'ultra-libéral, le thuriféraire de l'impérialisme britannique grimé en apologiste de l'industrialisation et du commerce libre, passe pour un esprit progressiste voire révolutionnaire par sa tolérance et son goût de la liberté. Si Voltaire avait l'occasion de développer ses idées de nos jours, il se situerait entre l'ultra-libéral et le néoconservateur, adepte d'un fascisme universel empreint d'idéologie libérale dure. Voltaire fut un rentier richissime, esclavagiste (actionnaire de la Compagnie des Indes française) et élitiste.
Voltaire ne cesse de dresser l'apologie de la philosophie à condition qu'elle soit pratique, c'est-à-dire compatible avec l'idéologie commerciale qu'est le libéralisme. La spéculation se réconcilierait enfin avec le domaine pratique qui serait son talon d'Achille malgré les efforts antiques pour englober le pratique dans le théorique. La philosophie compatible avec l'impérialisme commercial et monétariste (le libéralisme britannique) : la pensée au service de la finance. Bien parler, c'est mesurer la valeur de l'intelligence à l'aune de la richesse qu'il suscite. La richesse matérielle et monétariste est l'expression du désir, soit de la réduction du réel au plus fini : le Bien devient les biens, la quantité, la domination.
C'est une apologie conséquente de l'impérialisme. A cette aune, Voltaire l'esprit universel de son temps est un excellent rentier du commerce, mais un fort mauvais rentier des lettres. Lui qui en toute simplicité se voyait en esprit universel de la littérature, homme de théâtre, poète, conteur, philosophe et épistolier, se distingue par la nullité quasi totale de ses écrits. S'il ne reste que son ironie mordante et quelques contes de lui en plein siècle britannique, c'est le signe que la valeur de la spéculation financière est nulle. Le styliste accouche d'une souris. L'esprit de tolérance est intolérant avec la qualité.
Quand on inféode la pensée au désir, on réduit la pensée au point de la dénaturer. L'histoire de la spéculation traduit l'itinéraire moderne de la réduction immanentiste. L'exigence de concret, d'expérience, de pragmatisme trahit le plus souvent l'empirisme au service non du réel (comme le proclame toujours les nihilistes), mais du désir. L'exigence d'application pratique, aussi quotidienne, loin de se révéler une critique pertinente de la théorie, tend plutôt à dénaturer cette conception de la théorie inféodée à la pratique.
Quand on utilise son intelligence, sa raison, son abstraction au service du pratique, cela donne la spéculation monétaire et financière. Si au début certains peuvent prôner avec triomphalisme cette morale (immorale) au nom de ses résultats mirobolants (à l'image d'un Voltaire), plus le temps passe, plus le résultat se montre corrosif. C'est dire que la théorie inféodée à la pratique, la spéculation pratique, accouche d'une destruction généralisée, dans laquelle bientôt il ne reste plus rien. Le pratique a dévoré le théorique, mais aucune réconciliation n'est en vue.
C'est au moment d'ailleurs où le processus d'autodestruction est sur le point de s'engager, tel le retour du boomerang autoproclamé flèche triomphante, que le triomphalisme se manifeste, comme si l'excès de désir suffisait à estomper l'effectivité de la chute. Un Hayek traduit cette propension au chant du coq avant le chant du cygne, lui qui promeut si ardemment l'ultra-libéralisme décomplexé qu'il en vient à produire à la fin de sa pensée un libertarisme quasi plus libéral, avec notamment ses positions sur la disparition nécessaire et bénéfique de l'État.
Hayek fut considéré comme un prophète par les ultra-libéraux, sauf qu'un demi siècle plus tard son extrémisme se révèle avec d'autant plus d'ostentation que le vieux système ultra-libéral s'effondre et que les visionnaires hâtivement proclamés éternels se révèlent des bonimenteurs et des charlatans de la courte paille. Hayek appartient à ces fossoyeurs de la philosophie qui considèrent que l'évolution naturelle de la pensée passe par une plus grande objectivité et une plus grande vérité à partir du moment où la pensée épouse la méthode scientifique moderne.
Ce mauvais délire va bientôt s'estomper. La réduction de la pensée à une forme de scientisme pernicieux passant pour logique et antiscientiste exprime cette mutation de la spéculation en une discipline strictement finie portant autour du désir. Chez Hayek, cette réduction forcenée s'exprime par l'incarnation de la complétude du désir en économie, celle-ci totalement déconnectée de toute considération de l'infini, qu'elle soit politique, philosophique ou religieuse.
L'économie stricte exprime la déconnexion du désir réduit au réel, alors que l'économie réelle passe par son lien avec le politique (comme chez Leibniz ou son disciple contemporain en économie physique LaRouche, calomnié de manière prévisible par les experts monétaristes) et le religieux (les encycliques catholiques expliquent constamment ce lien). L'hyperréduction de l'économie finie à l'intérieur de son atrophie se manifeste par les amphigourismes de l'écologie (malthusienne) qui réduit encore le désir humain à la négation de ce désir au profit du désir fantasmé de Nature.
Moralité : quand on se préoccupe d'écologie, c'est le plus souvent le signe qu'on se trouve déconnecté des biens divins (ce n'est pas un mince paradoxe, c'est une contradiction intenable). Quant à la spéculation à la Hayek, elle devient la spéculation de la science économique pure, baptisée ultra-libérale ou néolibérale et vantant sans fard les mérites insignes du monétarisme. Qu'est-ce que le monétarisme sinon accorder la valeur suprême à la production de monnaie (de valeur), soit à la valeur du désir?
Cette spéculation-là spécule par rapport à la pratique du désir. autant dire qu'elle spécule de manière délirante (sans lien avec le réel extérieur au désir), une fois qu'on a compris que le désir ne saurait être en aucun cas complet. Le mythe de la complétude du désir engendre le mythe de la spéculation qui serait bornée à l'activité pratique de la finance. La folie de cette spéculation s'explicite au fur et à mesure que s'effondrent les produits dérivés.
Un exemple hilarant : la vente à nu, label un rien exhibitionniste, indique la folie de cette spéculation qui se dissocie du réel à mesure qu'elle prétend n'en envisager qu'une partie prise pour le tout, soit un mauvais parti, une partie condamnée à n'être bientôt qu'un résidu d'illusion totalement détruite par le réel dénié et implacable. Ne nous départons pas du principal prolongement de cette spéculation à visée pratique sinistre (au sens où la pratique fièrement exhibée aboutit non à l'efficacité de la réconciliation théorie/pratique mais à la catastrophe) : les produits.
Aujourd'hui que les produits évoquent moins les produits de la ferme si proches du terroir, les produits de la spéculation (signe des temps) incarnent cette vertu pratique de la spéculation enfin scientifique et rigoureuse. Parler de produits pour évoquer les productions (encore un mot voisin) de la spéculation revient à accorder à la fin pratique une prééminence totalitaire. Les produits désignent étymologiquement les biens qui conduisent devant. La définition première distingue le résultat de l'activité humaine.
La promotion des produits financiers exprime cette activité qui consiste à penser au nom du désir et à ne déceler d'intérêts spéculatifs que dans l'application financière. Si on les applique, les idées platoniciennes sont des billevesées abstraites et dénuées d'utilité. Il convient de durcir le ton qu'emploie un Aristote, car Aristote en reste à une ligne de discussion des plus abstraites. Il convient de réduire l'idée au concept, à la manière de l'immanentiste Spinoza, puis de réduire encore le concept à une action si pratique, si postvoltairienne qu'elle accouche du produit au sens financier. On spécule pour produire, pour que l'enfant de la spéculation soit une idée dans un sens si matériel qu'il en devient financier, commercial, humain, assujetti au désir.
La mise en valeur du producteur dans l'univers des médias indique que le producteur joue un rôle d'importance dans l'expression de la pensée immanentiste terminale : il est le créateur de l'activité humaine (médiatique). Quand on rapporte cette création à sa nullité et à sa finitude purement répétitive (sclérosée), on se rend compte de l'entourloupe, mais à l'intérieur de la mentalité spéculative, le producteur tient un rôle des plus imposants et respectés. Le produit mesure le résultat de la spéculation.
Si le produit constitue cette unité de mesure, à l'heure où les produits financiers s'écroulent, la valeur de cette spéculation est catastrophique. Les spéculateurs qui il y a encore peu se pourléchaient les babines en promouvant leurs beaux produits en sont aujourd'hui quittes pour la faillite. Faillite commerciale et financière, il va sans dire. Mais ce qui est plus grave, c'est que cette faillite limitée au financier entraîne une responsabilité illimitée (par rapport au réel dénié et illimité). Je veux parler de la faillite généralisée du sens, qui signe l'effondrement d'un système dont le financier ne représenta que la synecdoque hyperbolique.
En déniant l'infini, les spéculateurs financiers ont signé leur perte. Le réel s'est vengé avec usure en détruisant leur activité désaxée et en salissant leurs beaux produits. La spéculation pour être efficiente quitte les défroques les plus pragmatiques, comme celles théorisées par des esprits ratiocinés à la Dworkins (la spéculation consisterait à se mettre à la place des autres hommes, dans un perpétuel souci de définition du général et de l'ensemble, etc.). L'effondrement de la spéculation financière, spéculation immanentiste, spéculation du désir, assigne à l'homme la tâche de refonder la spéculation à partir de la valeur transcendantaliste du terme et de trouver une autre valeur que la monnaie de singe. Sans quoi la valeur signera le voleur.

2 commentaires:

Éric Fantasio a dit…

Tu caricatures la position immanentiste, que tu ne comprends pas du tout, et tu ne vois pas que le fantasme de toute-puissance de l'oligarchie financière actuelle relève d'une position fasciste de l'abstraction, position totalement transcendantale donc, idéaliste donc hypernihiliste où ne demeure plus que la puissance, en effet, de l'abstraction qui vient détruite toute qualité, de vie réelle, par exemple, des gens comme toi et moi. Ceci, ta bévue, parce que tu cherches à remplacer de fascisme de l'abstraction par un autre fascisme du même genre au fond, qui est celui de ta foi en ton "Dieu", qui viendra, crois-tu, punir un jour tous ces péchés. La position immanentiste, difficile à atteindre, mais que je souhaite cultiver, ne considère pas l'univers comme réductible au seul désir, comme tu le crois. Elle s'accommode volontiers de l'infinité du temps et même de l'espace, éventuellement, ou même des espaces, dans l'hypothèse insistante des multivers. L'immanence est un choix de rigueur dans la méthode, de partir du fil conducteur du corps, comme Nietzsche nous y invite, pour trouver des chemins plus crédibles, car plus réels, pour les accomplissement futur de l'humanité, jusques et y compris spirituels. Je cite un commentaire sur Nietzsche dans un blog qui était secret, maintenant ne l'est plus, hier. Tu peux aller y voir, si ça te chante, et on pourra en rediscuter. Allez, bon courage! http://jpforloverigthnowwithyez.spaces.live.com/default.aspx

Koffi Cadjehoun a dit…

Si je ne comprends pas, je m'excuse... Mais dans mon infinie incompréhension confuse et brouillonne, auriez-vous, vous l'érudit intelligent et lumineux, la bonté, voire la miséricorde, de me définir juste un terme : pour un immanentiste aussi éclairé que vous, l'infini n'est plus un secret. Pour moi, par contre, les limites de mon esprit radoteur et ratiociné me contraignent à recourir à vos explications si pénétrantes : qu'est-ce donc que l'infini dont vous m'entretenez avec autant de pertinence et de lucidité?