Question que je me suis beaucoup posé en constatant l'inquiétant déni, voire l'agressivité parfois disproportionnée qui accompagne la situation actuelle de crise et d'effondrement généralisé : pourquoi les gens refusent-ils le changement? Par changement, je n'entends pas tant le changement continu, que l'on ne saurait nier, et qui affecte de son coefficient ténu chaque instant de notre expérience, quand bien même il passerait inaperçu; pas davantage le changement interne qui en affectant le fonctionnement du système ne remet en aucune façon en cause l'existence du système proprement dit.
C'est au contraire un changement au sens où l'on change de paradigme - l'on change de système. Changement d'autant plus nécessaire que le système n'est pas accessoirement à changer : il l'est impérativement. C'est ce qui se produit actuellement : la période de troubles, où il semble ne rien se passer tout en accumulant les épisodes cataclysmiques (faillites d'États, renflouements bancaires abyssaux, chômage inégalé...), apparaît d'autant plus comme indéchiffrable, voire incompréhensible (d'où le renforcement des conduites désinvoltes ou désintéressées), que le problème majeur réside dans l'absence d'alternatives.
La dernière idéologie de l'immanentisme s'est effondrée. Le libéralisme avait claironné vingt ans plus tôt qu'il était désormais le dernier survivant en piste et que pouvait commencer la fin de l'histoire. En guise de fin de l'histoire, on a vraiment eu une fin de l'histoire - littéraliste. Le libéralisme, loin de lancer le refrain paradisiaque de l'éternité inespérée, n'a fait qu'imiter ceux qu'il claironnait avoir enterré. Avec la grande crise qui a commencé officiellement par les subprimes, le dogme central du libéralisme s'est montré de manière irréfutable sous un jour plus que défavorable : faux et moribond. La main invisible était une théorie fausse et simpliste, d'ailleurs conçue pour légitimer l'impérialisme commercial de la Compagnie des Indes britannique. Merci Adam, merci la clique. Dans ce grand chambardement, qu'illustre de manière symbolique et représentative l'effondrement abject des Twin towers, il est particulièrement inquiétant d'effectuer le rapprochement entre l'attitude déroutante des je-m'en-foutistes de l'heure actuelle et les suicidaires du Titanic qui choisissaient pour la plupart et suivant les moyens de leur bourse respective entre se cloîtrer dans sa cabine, festoyer en grande pompe ou décréter sur un ton expert le caractère insubmersible de leur navire high tech.
A ce compte, les Twin towers aussi ne devaient pas s'écrouler... Comment expliquer cette curieuse similitude et cette bizarre (pour ne pas dire consternante) propension à la politique de l'autruche? Comment peut-on être désinvolte au point de célébrer son suicide imminent (et immanent)? Je pense pour l'heure plus au comportement de ceux qui se montrent peu concernés que de ceux qui claironnent sans trop y croire (dans une morosité certaine) que la reprise est proche.
Comment peut-on se moquer de problèmes cruciaux, les traiter comme la cinquième roue du carrosse ou carrément décréter qu'ils ne nous concernent pas? Comment fait-on pour ne pas opérer le lien pourtant évident entre les conséquences de cette crise et notre avenir individuel? Sans doute la réponse par l'explication de l'individualisme tient-elle pour partie la route. L'individualisme n'est pas un mal qui concerne une minorité de personnes dans notre beau monde mondialisé, mais qui ronge une majorité. Et, plus sinistre encore, cet individualisme frappe en premier ceux qui font profession de le dénoncer en s'y opposant par des mesures vigoureusement individualistes.
Les premiers individualistes sont ces soi-disant anti-individualistes qui croient être des rebelles dans la mesure où ils bêlent. Savent-ils que chez Rabelais les moutons finissent à l'eau? Les moutons de Rabelais connaissent le même sort tragique que les passagers du Titanic. Leur point commun tient dans l'attitude déconcertante et incohérente qui les mène vers la noyade atroce. Mais l'explication par l'individualisme, aussi pertinente soit-elle, est insatisfaisante : en gros, les individualistes qui ont pour caractéristique croustillante de s'opposer à l'individualisme par des contre-mesures individualistes ne sont pas capables de reconnaître des problèmes d'ordre politique puisque les seuls problèmes qui les affectent sont d'ordre individualiste, personnel et - privé.
L'individualisme est une explication en partie satisfaisante, mais ce n'est certainement pas l'explication ultime. Qu'est-ce qui explique le point de non retour fondant cet individualisme? Le plus tragique dans cette affaire : la plupart des gens qui subissent les effets dévastateurs de la crise ne la comprennent pas ou présentent la curieuse propension de s'en prendre plus aux dénonciateurs de la crise qu'aux auteurs réels.
Un autre moyen de fuite (en avant) consiste à reprendre des pseudo-solutions dont le moins qu'on puisse constater est qu'elles sont datées, voire périmées. Le mal est plus pernicieux, quoique moins grave : le problème n'est plus dénié, il est même reconnu, mais cette reconnaissance s'accompagne d'une propension singulière à apporter une mauvaise réponse au problème. Pas n'importe quelle mauvaise réponse : une réponse périmée, ce qui revient à proposer l'impossible en guise de possible (le dépassé du passé pour l'avenir). C'est un peu comme si un médecin face à l'empoisonnement d'un patient proposait d'administrer un médicament notoirement connu pour son inefficacité.
Dans les deux cas, qu'on dénie ou qu'on se trompe, on manifeste un décalage irréconciliable entre la cause et la conséquence, soit en langage médical un mauvais diagnostic. L'erreur se situe moins dans un problème mécanique et figé (passé/présent en termes chronologiques) que dans une appréciation dynamique défectueuse (processus et devenir) du problème. Précisément, ce dont l'individualisme a peur, c'est du processus dynamique, soit : du changement. L'individu qui ne consent à considérer que les problèmes posés par son individualité est non seulement une identité incomplète et fragmentée, mais c'est surtout quelqu'un qui refuse le changement.
D'où la réponse à la question initiale (pourquoi les gens refusent-ils le changement?) : parce qu'ils ont peur. Si les passagers du Titanic s'adonnent à des occupations décalées, voire excentriques, c'est qu'ils ont peur. Si nos citoyens occidentaux refusent d'envisager sérieusement les conséquences prévisibles et inéluctables de la crise, c'est qu'ils ont peur. Peur de quoi? Peur du système présent appelé à disparaître. Peur de nouvel ordre qui advient. De manière irrationnelle et surprenante, les gens préfèrent s'accrocher désespérément à ce qui est caduc mais existant, qu'à ce qui est une promesse encore virtuelle.
La nouveauté fait peur au point que l'on préfère le connu fût-il moribond à l'inconnu fût-il prometteur. Cette propension à privilégier la mort connue sur le vivant inconnu engendre un comique irrésistible qu'une célèbre scène des Fourberies de Scapin de Molière retranscrit (le passage autour de la réplique : "Que diable allait-il faire dans cette galère?"). Si cette scène prête autant au sourire, voire au rire franc, c'est parce que le vieil avare Harpagon refuse obstinément, plus que de raison, et contre toutes raisons, d'accepter ce qui s'est passé. Autrement dit : il refuse le changement et s'accroche à ce qu'il tient pour une solution idéale, soit la continuation de la situation telle que son désir la façonne.
De la même manière que Harpagon par son avarice refuse le changement, dans l'épisode de la galère (dans tous les sens du terme), sa réaction outragée indique qu'il lui est impossible d'accepter le changement pourtant inéluctable et produit. Si la situation est intolérable, c'est parce que Harpagon la juge intolérable. Harpagon préférerait toutes les catastrophes du monde pourvu que la situation présente ne changeât pas. Harpagon est le personnage emblématique de la plupart des hommes d'aujourd'hui (les Occidentaux profitant de la situation impérialiste comme des victimes du monde globalisé).
Comme eux il se prétend rebelle au système dominant, puisque son avarice le conduit à s'opposer aux autres et à cacher son trésor. Comme eux, il est un pion instrumentalisé par le système, dont la spécificité ironique consiste à servir l'ordre qu'il prétend contester. Aussi irritant soit ce constat lucide, nos contre-rebelles institutionnels et conformistes sont des Harpagon. Leur vice n'est pas l'avarice. C'est la peur : ils ont peur que le système change et ils préfèrent s'accrocher à un cadavre que d'enfanter un nouveau-né.
Cette peur s'explique par le danger ressenti. Il semblerait qu'étymologiquement la peur renvoie à l'action de battre la terre pour l'aplanir. Tout aussi bien à être frappé. On est frappé du spectacle de voir battre la terre pour l'aplanir? Cette action renvoie à une possibilité des plus banales (aplanir la terre). Pourquoi aurait-on peur d'aplanir la terre? On projette sur soi-même la violence consistant à battre la terre. Telle est la peur : la projection d'une action extérieure.
Mais cette action extérieure nous enseigne sur le mécanisme de la projection : on a peur parce que l'action est aussi simple que difficile. C'est l'effort à accomplir qui nous paralyse et nous pousse à réagir par la peur. L'avènement d'un nouveau système pour remplacer le défectueux fait peur parce qu'il implique la pénibilité de l'effort visant à intégrer de l'infini dans le fini donné (définition du mécanisme du changement).
Il est très dur de changer. Raison pour laquelle tant ont peur et tant préfèrent contre la raison, contre l'évidence et contre toute bonne foi un système mort à un système vivant. Voilà qui explique l'aspect conservateur observé au centre de la nature humaine et qui pousse l'homme à privilégier le pire sur l'amélioration pourvu que le pire existât. Face à cette situation, on comprend pourquoi tant de fois dans son histoire tourmentée l'homme a préféré le pire au nouveau. Je ne prendrai pour exemple récent que le pétainisme en France préféré à la Résistance.
La peur pousse dans les bras du pire alors qu'on sait que le pire n'est pas une solution. La peur mais aussi l'échec. On embellit a posteriori l'action des résistants de tous les époques et de tous ceux qui ont concouru au changement pénible et laborieux. On raconte qu'ils vivaient de manière certes dangereuses, mais si exaltante. La vérité c'est que ces types sont des héros parce qu'ils en ont bavé et qu'ils ont compris la nécessité du changement. Pourquoi Jean Moulin a-t-il supporté l'atroce supplice de la torture sans parler? Parce qu'il avait compris d'une manière ou d'une autre que son action servait le changement et que le réel tient dans le changement.
Que le réel soit changement signifie que le réel n'est pas stable, mais que son évolution constante et indéfinie repose sur sa structure incomplète. La peur a trait avec la nostalgie : on est nostalgique quand on veut demeurer dans la peur et lui donner une apparence enjôleuse. La peur est le barrage qui empêche de passer à l'action. Cette action ne présente rien d'exceptionnel ou d'invraisemblable. Elle implique simplement un grand effort, qui peut même passer pour titanesque (insurmontable). Quant à ceux qui ont peur, qu'ils réfutent le changement ou qu'ils préfèrent détourner le regard et se préoccuper de détails, ils ne seront que les petits cousins ou les anonymes descendants des nombreuses autres générations qui ont dans leur majorité préféré se taire et ne pas comprendre.
C'est au contraire un changement au sens où l'on change de paradigme - l'on change de système. Changement d'autant plus nécessaire que le système n'est pas accessoirement à changer : il l'est impérativement. C'est ce qui se produit actuellement : la période de troubles, où il semble ne rien se passer tout en accumulant les épisodes cataclysmiques (faillites d'États, renflouements bancaires abyssaux, chômage inégalé...), apparaît d'autant plus comme indéchiffrable, voire incompréhensible (d'où le renforcement des conduites désinvoltes ou désintéressées), que le problème majeur réside dans l'absence d'alternatives.
La dernière idéologie de l'immanentisme s'est effondrée. Le libéralisme avait claironné vingt ans plus tôt qu'il était désormais le dernier survivant en piste et que pouvait commencer la fin de l'histoire. En guise de fin de l'histoire, on a vraiment eu une fin de l'histoire - littéraliste. Le libéralisme, loin de lancer le refrain paradisiaque de l'éternité inespérée, n'a fait qu'imiter ceux qu'il claironnait avoir enterré. Avec la grande crise qui a commencé officiellement par les subprimes, le dogme central du libéralisme s'est montré de manière irréfutable sous un jour plus que défavorable : faux et moribond. La main invisible était une théorie fausse et simpliste, d'ailleurs conçue pour légitimer l'impérialisme commercial de la Compagnie des Indes britannique. Merci Adam, merci la clique. Dans ce grand chambardement, qu'illustre de manière symbolique et représentative l'effondrement abject des Twin towers, il est particulièrement inquiétant d'effectuer le rapprochement entre l'attitude déroutante des je-m'en-foutistes de l'heure actuelle et les suicidaires du Titanic qui choisissaient pour la plupart et suivant les moyens de leur bourse respective entre se cloîtrer dans sa cabine, festoyer en grande pompe ou décréter sur un ton expert le caractère insubmersible de leur navire high tech.
A ce compte, les Twin towers aussi ne devaient pas s'écrouler... Comment expliquer cette curieuse similitude et cette bizarre (pour ne pas dire consternante) propension à la politique de l'autruche? Comment peut-on être désinvolte au point de célébrer son suicide imminent (et immanent)? Je pense pour l'heure plus au comportement de ceux qui se montrent peu concernés que de ceux qui claironnent sans trop y croire (dans une morosité certaine) que la reprise est proche.
Comment peut-on se moquer de problèmes cruciaux, les traiter comme la cinquième roue du carrosse ou carrément décréter qu'ils ne nous concernent pas? Comment fait-on pour ne pas opérer le lien pourtant évident entre les conséquences de cette crise et notre avenir individuel? Sans doute la réponse par l'explication de l'individualisme tient-elle pour partie la route. L'individualisme n'est pas un mal qui concerne une minorité de personnes dans notre beau monde mondialisé, mais qui ronge une majorité. Et, plus sinistre encore, cet individualisme frappe en premier ceux qui font profession de le dénoncer en s'y opposant par des mesures vigoureusement individualistes.
Les premiers individualistes sont ces soi-disant anti-individualistes qui croient être des rebelles dans la mesure où ils bêlent. Savent-ils que chez Rabelais les moutons finissent à l'eau? Les moutons de Rabelais connaissent le même sort tragique que les passagers du Titanic. Leur point commun tient dans l'attitude déconcertante et incohérente qui les mène vers la noyade atroce. Mais l'explication par l'individualisme, aussi pertinente soit-elle, est insatisfaisante : en gros, les individualistes qui ont pour caractéristique croustillante de s'opposer à l'individualisme par des contre-mesures individualistes ne sont pas capables de reconnaître des problèmes d'ordre politique puisque les seuls problèmes qui les affectent sont d'ordre individualiste, personnel et - privé.
L'individualisme est une explication en partie satisfaisante, mais ce n'est certainement pas l'explication ultime. Qu'est-ce qui explique le point de non retour fondant cet individualisme? Le plus tragique dans cette affaire : la plupart des gens qui subissent les effets dévastateurs de la crise ne la comprennent pas ou présentent la curieuse propension de s'en prendre plus aux dénonciateurs de la crise qu'aux auteurs réels.
Un autre moyen de fuite (en avant) consiste à reprendre des pseudo-solutions dont le moins qu'on puisse constater est qu'elles sont datées, voire périmées. Le mal est plus pernicieux, quoique moins grave : le problème n'est plus dénié, il est même reconnu, mais cette reconnaissance s'accompagne d'une propension singulière à apporter une mauvaise réponse au problème. Pas n'importe quelle mauvaise réponse : une réponse périmée, ce qui revient à proposer l'impossible en guise de possible (le dépassé du passé pour l'avenir). C'est un peu comme si un médecin face à l'empoisonnement d'un patient proposait d'administrer un médicament notoirement connu pour son inefficacité.
Dans les deux cas, qu'on dénie ou qu'on se trompe, on manifeste un décalage irréconciliable entre la cause et la conséquence, soit en langage médical un mauvais diagnostic. L'erreur se situe moins dans un problème mécanique et figé (passé/présent en termes chronologiques) que dans une appréciation dynamique défectueuse (processus et devenir) du problème. Précisément, ce dont l'individualisme a peur, c'est du processus dynamique, soit : du changement. L'individu qui ne consent à considérer que les problèmes posés par son individualité est non seulement une identité incomplète et fragmentée, mais c'est surtout quelqu'un qui refuse le changement.
D'où la réponse à la question initiale (pourquoi les gens refusent-ils le changement?) : parce qu'ils ont peur. Si les passagers du Titanic s'adonnent à des occupations décalées, voire excentriques, c'est qu'ils ont peur. Si nos citoyens occidentaux refusent d'envisager sérieusement les conséquences prévisibles et inéluctables de la crise, c'est qu'ils ont peur. Peur de quoi? Peur du système présent appelé à disparaître. Peur de nouvel ordre qui advient. De manière irrationnelle et surprenante, les gens préfèrent s'accrocher désespérément à ce qui est caduc mais existant, qu'à ce qui est une promesse encore virtuelle.
La nouveauté fait peur au point que l'on préfère le connu fût-il moribond à l'inconnu fût-il prometteur. Cette propension à privilégier la mort connue sur le vivant inconnu engendre un comique irrésistible qu'une célèbre scène des Fourberies de Scapin de Molière retranscrit (le passage autour de la réplique : "Que diable allait-il faire dans cette galère?"). Si cette scène prête autant au sourire, voire au rire franc, c'est parce que le vieil avare Harpagon refuse obstinément, plus que de raison, et contre toutes raisons, d'accepter ce qui s'est passé. Autrement dit : il refuse le changement et s'accroche à ce qu'il tient pour une solution idéale, soit la continuation de la situation telle que son désir la façonne.
De la même manière que Harpagon par son avarice refuse le changement, dans l'épisode de la galère (dans tous les sens du terme), sa réaction outragée indique qu'il lui est impossible d'accepter le changement pourtant inéluctable et produit. Si la situation est intolérable, c'est parce que Harpagon la juge intolérable. Harpagon préférerait toutes les catastrophes du monde pourvu que la situation présente ne changeât pas. Harpagon est le personnage emblématique de la plupart des hommes d'aujourd'hui (les Occidentaux profitant de la situation impérialiste comme des victimes du monde globalisé).
Comme eux il se prétend rebelle au système dominant, puisque son avarice le conduit à s'opposer aux autres et à cacher son trésor. Comme eux, il est un pion instrumentalisé par le système, dont la spécificité ironique consiste à servir l'ordre qu'il prétend contester. Aussi irritant soit ce constat lucide, nos contre-rebelles institutionnels et conformistes sont des Harpagon. Leur vice n'est pas l'avarice. C'est la peur : ils ont peur que le système change et ils préfèrent s'accrocher à un cadavre que d'enfanter un nouveau-né.
Cette peur s'explique par le danger ressenti. Il semblerait qu'étymologiquement la peur renvoie à l'action de battre la terre pour l'aplanir. Tout aussi bien à être frappé. On est frappé du spectacle de voir battre la terre pour l'aplanir? Cette action renvoie à une possibilité des plus banales (aplanir la terre). Pourquoi aurait-on peur d'aplanir la terre? On projette sur soi-même la violence consistant à battre la terre. Telle est la peur : la projection d'une action extérieure.
Mais cette action extérieure nous enseigne sur le mécanisme de la projection : on a peur parce que l'action est aussi simple que difficile. C'est l'effort à accomplir qui nous paralyse et nous pousse à réagir par la peur. L'avènement d'un nouveau système pour remplacer le défectueux fait peur parce qu'il implique la pénibilité de l'effort visant à intégrer de l'infini dans le fini donné (définition du mécanisme du changement).
Il est très dur de changer. Raison pour laquelle tant ont peur et tant préfèrent contre la raison, contre l'évidence et contre toute bonne foi un système mort à un système vivant. Voilà qui explique l'aspect conservateur observé au centre de la nature humaine et qui pousse l'homme à privilégier le pire sur l'amélioration pourvu que le pire existât. Face à cette situation, on comprend pourquoi tant de fois dans son histoire tourmentée l'homme a préféré le pire au nouveau. Je ne prendrai pour exemple récent que le pétainisme en France préféré à la Résistance.
La peur pousse dans les bras du pire alors qu'on sait que le pire n'est pas une solution. La peur mais aussi l'échec. On embellit a posteriori l'action des résistants de tous les époques et de tous ceux qui ont concouru au changement pénible et laborieux. On raconte qu'ils vivaient de manière certes dangereuses, mais si exaltante. La vérité c'est que ces types sont des héros parce qu'ils en ont bavé et qu'ils ont compris la nécessité du changement. Pourquoi Jean Moulin a-t-il supporté l'atroce supplice de la torture sans parler? Parce qu'il avait compris d'une manière ou d'une autre que son action servait le changement et que le réel tient dans le changement.
Que le réel soit changement signifie que le réel n'est pas stable, mais que son évolution constante et indéfinie repose sur sa structure incomplète. La peur a trait avec la nostalgie : on est nostalgique quand on veut demeurer dans la peur et lui donner une apparence enjôleuse. La peur est le barrage qui empêche de passer à l'action. Cette action ne présente rien d'exceptionnel ou d'invraisemblable. Elle implique simplement un grand effort, qui peut même passer pour titanesque (insurmontable). Quant à ceux qui ont peur, qu'ils réfutent le changement ou qu'ils préfèrent détourner le regard et se préoccuper de détails, ils ne seront que les petits cousins ou les anonymes descendants des nombreuses autres générations qui ont dans leur majorité préféré se taire et ne pas comprendre.
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