mardi 11 octobre 2011

Négatif


De la méontologie (suite).

La méontologie est un terme négatif : il ne définit rien de positif, mais "ce qui n'est pas ontologique". Aristote essaye de conférer à la méontologie un contenu positif qui puisse proposer une alternative viable à l'ontologie. Ce sera la métaphysique, terme posthume, mais qui indique que l'ontologie négative aurait trouvé son contenu positif. Positivité étrange, car Aristote entend instaurer cette positivité novatrice en opérant un compromis entre ontologie et nihilisme antiques. La positivité de l'ontologie se trouve reprise à moitié, ce qui n'apporte rien de nouveau. Par rapport au nihilisme, Aristote reprend la négativité du non-être en reliant l'être multiple au non-être multiple. L'être multiple se trouverait expliqué par le non-être multiple. Cette explication repose sur l'irrationnel et l'inexplicable (l'indécidable) : mais alors, la positivité repose à la fois sur un compromis non novateur et sur de l'indécidable, qui exprime le négatif pur. Où est cette positivité qu'Aristote aurait apportée dans le débat philosophique et qui sera baptisée pour la postérité métaphysique par des disciples acquis à la cause de la fin de la philosophie incarnée par le Maître?
Le mérite d'Aristote est de proposer une définition claire du réel : le réel est fini. Voilà qui octroie comme avantage une explication scientifique de premier ordre - et comme inconvénient une réduction du réel à une certaine tranche, un certain donné, un certain découpage. Le propre du réel est de contrer le principe de contradiction inhérent au donné fini en créant le va-et-vient du reflet. Le principal inconvénient de l'attitude consistant à sélectionner de manière réductrice et drastique une tranche de réel, une découpe de réel, c'est qu'elle produit un réel d'autant plus défini qu'il est en proie à l'autodestruction. Le principe de destruction s'attache et s'attaque en premier lieu au fini, au sens où le fini est contradictoire. Pourquoi le fini est-il contradictoire?
Déjà, le fini présente la particularité d'instaurer un espace clos et homogène (le donné), qui ouvre sur l'extérieur : ce vice de forme, qui pourrait s'énoncer par l'incomplétude chère à Gödel, implique que les limites sont des contraires, soit que pour que le réel ne soit pas formé de contraires, il convient qu'il croisse tout le temps - qu'il ouvre ses limités données à une croissance incessante et infinie. Le contraire exprime l'idée selon laquelle toute limite finie est constituée sur le mode du contraire. La limite est destructrice au sens de contraire.
Ce constat implique que le réel en tant que tel n'ait jamais pu exister même selon une forme provisoire et éphémère sous la forme de la contradiction et du fini. La structure du réel ne peut être finie. Chaque fois que l'on tente de définir le réel par le fini ou par son corollaire immanentiste moderne le complet (ou par tout autre terme qui désigne l'enclos), l'on commet un acte de réduction fallacieux et l'on montre le caractère inférieur du nihilisme par rapport aux théories qui intègrent expérimentalement l'infini dans leur tentative de compréhension de l'intégralité du réel. Dans le schéma nihiliste, le non-être remplace l'infini. Le fait que le fini soit le contradictoire indique que le nihilisme mène à la néantisation; que le fini comporte en lui quelque chose qui déforme la structure du réel en annonçant la destruction.
Le nihilisme est le schéma inférieur initial qui entend prendre la place dominante (tenue par le transcendantalisme) à la faveur d'une imposture qui explique la réaction transcendantaliste et l'échec nihiliste : laisser croire qu'il propose la clarté (donc la fin de la philosophie), alors qu'il n'obtient la clarté et la fin qu'au prix de la déformation et de la simplification. Outre l'explication de l'extériorité qui provoque la rencontre et le choc des contraires (de la contradiction donnée et finie), une autre explication est possible pour décrire cette liaison surprenante entre le fini et le contradictoire. On dit que tout ce qui ne croît pas décroît. Croître est la forme du réel. Décroître est la forme du fini et du contradictoire. La décroissance se meut dans un espace clos et constituerait une pensée conséquente à l'intérieur de sa clôture : on ne peut que décroître dans un espace clos.
Comment obtient-on de la contradiction dans l'espace fini? La contradiction s'obtient quand du reflet on ne retient qu'une partie (qu'on baptise au surplus et par défi la totalité). L'idée de fini implique en lui-même son incomplétude, quoi qu'en pense l'immanentisme, qui postule avec rage et inconséquence que le complet existerait dans le fini - le désir. La contradiction exprime l'opposition entre ce qui est et ce qui est dénié sous la forme de ce qui n'est pas (et qu'on ne dit pas) : tout ce qui est fini ne peut qu'être contradictoire au sens où le fini crée l'opposition insurmontable et autodestructrice entre le donné et le restant, dont on se débarrasse comme d'une poubelle infecte et déniée.
Le contradictoire renvoie à l'insuffisant, au manque : la contradiction survient quand le domaine est insuffisant. Rosset définit le réel comme ce qui n'est pas définissable, et par cette pirouette conceptuelle irrationaliste espère justifier de sa non définition du réel, qui sonne d'autant plus comme un constat d'échec que le réel est le fondement de sa philosophie. Cet aveu d'échec révèle que la doctrine nihiliste (au sens où selon le nihilisme la philosophie est l'expression religieuse par excellence) repose sur l'insuffisance explicative. En ne pouvant définir le réel. Rosset condamne ce qu'il nomme par impuissance le réel à la contradiction - et à la destruction. La première revendication (au sens terroriste) du nihilisme consiste à se vanter de clarté dans l'effort de définition. Mais cette définition méritoire se révèle incomplète et insuffisante : elle oublie que la clarté s'obtient au prix de la pire des poix, du plus opaque des brouillards, en forgeant de manière paresseuse et désinvolte un no man's land idéel avec la forme chaotique (oxymorique) et antiexplicative du non-être.
Le réel fini est un réel insuffisant, constat qui en dit long sur l'entreprise philosophique d'Aristote, le philosophe qui entend rendre pérenne le réel fini dans l'Antiquité. Aristote propose une définition insuffisante de la philosophie, au sens d'inférieure : la métaphysique. Aristote essaye certes de concilier l'ontologie et le nihilisme dans sa métaphysique (appellation posthume), mais cette entreprise aboutit à un double échec : la Renaissance médiévale set contrainte pour faire avancer la science expérimentale moderne d'enterrer la scolastique, qui traduisait la sclérose néo-aristotélicienne et péripatéticienne figée depuis l'Antiquité (la mort d'Aristote); ces derniers temps (troublés), nous enterrons l'immanentisme en phase terminale, et si l'immanentisme n'est pas spécifiquement un prolongement de l'aristotélisme, plutôt son alternative et son substitut, la métaphysique s'est éteinte depuis Heidegger, qui en prétendant renouveler avec l'être rétablit en fait, moins l'entreprise réchauffée de nature hégélienne que l'entreprise aristotélicienne consistant à introduire l'être (fini) dans le néant. Tel est le Dasein comme resucée de l'être métaphysique.
La fin de la métaphysique indique que nous sommes dans un changement d'importance : Aristote avait consigné l'être fini, soit un certain donné, comme l'intégralité de l'être. Derrière cette tentative maladroite de figer la philosophie à un certain moment, Aristote reconnaissait au réel la forme qu'il avait en son temps et que nous pouvons caractériser comme le donné monothéiste. Cette forme du réel est désormais abolie et doit être agrandie. Ce que le nihilisme entend par le réel est le réel connu - l'espace que l'homme occupe dans le réel. Le nihilisme fait comme si un certain réel compris à un moment donné constituait à tout jamais l'ensemble du réel. Le nihilisme nie l'infini et c'est en ce sens qu'il nie le changement (il reconnaît le changement interne au donné, pas le changement au sens néo-platonicien d'infini).
Quand survient le changement, c'est durant cette ère que le nihilisme s'avère le plus néfaste : car c'est là qu'il est le plus réactionnaire au sens où ayant toujours prôné l'immobilisme, le déphasage apparaît au grand jour lors de l'opération de changement discontinu (illustrant le fonctionnement non linéaire du réel). Le nihilisme disparaît en tant que forme donnée et réapparaît en tant que nouvelle forme. C'est ainsi que la métaphysique est venu sanctionner la nouvelle forme planétaire du nihilisme - le passage du polythéisme au monothéisme. L'immanentisme intervient comme une adaptation du nihilisme aristotélicien à l'expression de la Renaissance, amis sans que cette innovation culturelle ne produise le changement du monothéisme.
Le changement en question, celui du monothéisme vers ce que j'appelle le néanthéisme, ne survient qu'en ce moment. Le nihilisme de la forme donnée actuelle est périmée. D'où la terrible crise que nous traversons. Aristote restera dans l'histoire philosophique pour ses contributions antiques aux sciences et pour avoir aidé à préciser la représentation du réel de son temps. C'est l'avantage majeur du nihilisme que de permettre cette caractérisation dense et pertinente du donné, à ceci près que l'avantage s'accompagne de l'inconvénient : figer le réel dans ce donné.
Le donné est l'outil le plus précis pour caractériser le réel, mais en même temps, c'est le pire moyen de déformer gravement le réel en créant la fausse complétude (fausse totalité) et en instaurant des limites qui sont des contradictions insurmontables et destructrices. Dans l'immédiat, toute démarche utilisant le nihilisme, comme la métaphysique, obtient des résultats impressionnants qui semblent valider par leur efficacité la méthode utilisée. Puis ces résultats immédiatement impressionnants se délitent sur le terme et rétablissent le principe de contradiction qu'ils semblaient au départ rejeter et dépasser.
Il est particulièrement cocasse et troublant que le grand héraut du principe de contradiction, cet Aristote qui fut l'élève de Platon et qui s'oppose à lui au point de fonder en rival le Lycée contre l'Académie, soit le grand énonciateur du principe de non contradiction et passe pour le logicien par excellence, au sens où il serait le grand philosophe réaliste de l'Antiquité. Effectivement, il est celui qui propose la définition du réel le plus dense, la proposition métaphysique, mais cet avantage immédiat se solde par une déroute sur le terme : la conception aristotélicienne au sortir du Moyen-Age est obsolète et représente un risque de censure, notamment de nombreux milieux chrétiens qui rêvent d'allier le système aristotélicien, si attirant en matière de réalisme, avec leur propre conception monothéiste, quant à elle si idéaliste mais souvent difficile à unir aux préoccupations du quotidien.
Il serait des plus instructifs de s'interroger sur la signification de la non contradiction chez Aristote quand on mesure à quel point Aristote passe pour le philosophe logique, rationnel et proche du réel le plus concret et pragmatique tout en opérant une subversion du principe de la science expérimentale (accepter le renouvellement et le progrès), lui qui estimait dès son temps dépassé qu'il avait atteint la fin de la science en général (la philosophie étant la science des sciences et lui dès lors le scientifique des scientifiques). Il serait bon également de s'interroger sur le statut de cette métaphysique (terme posthume) dont on voit mal pourquoi elle pourrait échapper au statut de science périmé quand bien même elle demeurerait invérifiable par l'expérience et qu'elle serait (de ce fait) la science des sciences.
La suite au prochain numéro, donc, consacré au principe de non contradiction; plus exactement à la subversion du principe de non contradiction par le métaphysicien Aristote.
Le principe de non contradiction à l'intérieur d'un schéma philosophique fixiste.

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