J'entends Nabe parler de son nouveau chef-d'oeuvre impérissable et usant de la projection narcissique comme moyen privilégié de représentation, L'Enculé. Nabe considère qu'aller à la télé (comme aller aux putes) est un signe de qualité, tout comme vendre des livres. Il a déclaré que la vraie littérature oscille entre mille et deux mille exemplaires : maintenant qu'il se vante d'en vendre environ le triple ou le quadruple, il ferait bien de se remettre en cause : arrêter d'écrire ses nullités littéralement anti-littéraires. Un autre excité qui écrit encore plus mal et qui vend beaucoup plus, l'alternationaliste Soral, qui se veut autant politologue que romancier et sociologue (et qui n'est aucun des trois lièvres qu'il entend lever), s'est engueulé avec Nabe parce que (vraie raison) nos impétrants sont deux mauvais écrivains de quelque catégorie que ce soit. Tous deux voudraient vivre en marginaux à condition que ce soit dans la sphère people, tous deux sont accusés d'antisémitisme (terme inexact, peu importe), tous deux pensent qu'on peut écrire la haine au front.
Écrire oui, mais durer? Question que l'on peut poser pour un Houellebecq (quoique je ne sois plus persuadé de sa postérité d'écrivain), mais qui est drolatique concernant nos deux histrions de la littérature française. Soral plus lucide en critique de bistrot qu'en écrivain idéologue avait défini Nabe comme un maniériste obsédé par son style, creux quant au fond qu'il méprise : que cet anarcho-nombriliste ait un bon style, c'est certain, qu'il écrive divinement bien comme il osa en toute démesure se qualifier une fois (encore à la télé) relève de la plaisanterie. Si Soral produit de la mauvaise fiction influencée par l'autofiction, Nabe reprend l'autofiction en intégralité - ou peu s'en faut. Un sous-genre de l'autobiographie qui fut théorisé à son faîte (relatif) par Doubrovsky et qui connaît son heure de gloire actuellement, bien que le projet très rapidement révèle ses limites : il s'agit de proposer un récit fictif de sa propre vie, prétexte qui justifie d'écrire sur soi dans les moindres détails, sans besoin sélectif d'avoir vécu des événements notables, pour le moins historiques.
Cette mode a produit les pires débordements, car elle remplace l'historique par l'exhibition graveleuse, souvent sexuelle. Elle consiste fondamentalement à promouvoir le narcissisme du désir complet cher à Spinoza et à ses disciples en immanentisme de plus en plus dégradé. Le culte du désir - voix du désir - aboutit à la monstruosité égotiste et égocentrique. Une kyrielle de jeunes femmes prétendent tenir la chronique de leur vie aussi creuse que sexualisée, dont Angot pour la mauvaise littérature commerciale ou Annie Ernaux pour la médiocre littérature chic. Quelques pervers comme Matzneff qui quand il ne racontait pas dans ses journaux intimes ses journées constellées de jeunes femmes dresse carrément l'apologie de la pédophilie. Eh oui, le culte du désir triomphant et l'accroissement de sa puissance désirante n'inclinent guère à la pondération (c'est l'écrivain X qui énonçait joliment que chez Matzneff on trouve plus de femmes que de littérature).
On voit que le désir complet s'exprime par la peinture de la pornographie et qu'on peut même soupçonné qu'en guise d'autofiction, nos auteurs recourent à des fictions fort complaisantes sur les agissements de leurs désirs. Doubrovsky est certes un bien meilleur écrivain, mais force est de constater qu'il est seul en son genre à pouvoir prétendre à une posture non pas médiocre, mais mineure - et que la lecture de ses livres laisse transparaître leur récurrent défaut : le caractère morne de leur répétition. Par ailleurs, Doubrovsky relate ses expériences sexuelles, amoureuses en confondant les deux réalités, à ceci près qu'il ne les enjolive pas et qu'au contraire il tend à leur conférer au final une interprétation pessimiste : il y a une sorte de désabusement et de fatuité quand Doubrovsky se retourne sur son passé et qu'il se souvient de ce qui constitue le sel de sa vie privée.
La loi du désir veut que les productions désirantes soient soumises au principe de leur contingence et de leur caractéristique éphémère et vaine (la vanité est vaine). Le désir enferme le réel dans son immédiateté la plus périssable. La preuve avec la dérive pseudo-littéraire de l'autofiction, qui finit immanquablement aux portes de la pornographie, soit qu'elle y laisse implicitement, soit qu'elle s'y vautre explicitement. La caractéristique narrative de l'autoficton, faire de la fiction à partir du réel le plus privé, voire impudique, consiste à renverser la démarche classique imaginant un réel fictif qui permette au réel existant de se développer. Au contraire, la fiction si peu fictive de l'autofiction refuse l'imagination spéculative et lui oppose de piocher dans ce qui est déjà connu pour imaginer. On passe d'une fiction qui accroît à une fiction qui bientôt décroît si l'on s'avise que la fin de la littérature se trouve inversée par l'autofiction.
Mais cette inversion procède directement de la loi du désir, selon laquelle le débat du désir existe seulement dans le réel, en précisant que le réel en question est le donné qui existe déjà et qui ne change pas. La voix du désir promeut cette conception et attribue à la littérature le rôle de fixer le réel à son donné comme une mouche à son vinaigre. Mais ce désir diffère de l'expression pornographique en ce que l'action pornographique se trouve dénuée d'intelligence, ou alors réduite à son minimalisme exacerbé, quand l'autofiction entend opérer une marque de distanciation par rapport au désir grâce à l'intelligence. On dispose ainsi d'un désir stupide et d'un désir intelligent, en précisant que l'intelligence se trouve au service du désir.
Il n'est pas étonnant que les écrivains promus par l'autofiction se montrent aussi élitistes et snobs que Matzneff, qui se serait mal remis de son passé de Russe blanc et de son adoration quasi génétique pour l'oligarchie et l'impérialisme : cette posture déformée et grotesque (caricaturale) est prévisible dans l'optique de l'intelligence au service du désir. Il s'agit bien d'accroître sa puissance. Ce qui induit que l'intelligence se trouve glorifiée, non comme fin, mais comme moyen capital rendant le désir efficient et dominateur. Seul le désir intelligent peut dominer, ce qui explique la morgue des désirs intelligents qui seuls expriment la puissance en accroissement au détriment des autres désirs brisés ou détruits - et la revendication d'amoralisme qui est l'antienne/rengaine de tous ces écrivains de l'autofiction : l'amoralisme signe la supériorité du désir sur la loi. La loi est l'expression de l'intelligence, quand le désir dominant se situe par sa domination au-dessus de la loi qu'il édicte.
En empêchant que le réel se renouvelle et se développe, l'autofiction s'insère dans le dispositif théorique de l'immanentisme, qui consiste à détruire le réel au nom du donné retrouvé (le désir plus encore que le fini aristotélicien). L'autofiction est si stéréotypée qu'elle se réduit à la possibilité d'une seule production de qualité et de la répétition qualitativement dégénérée pour les autres : cette unicité statique et nécessaire de l'autofiction découle de la réduction du fini au désir, soit l'idée selon laquelle seule vaudra la confession autofictive qui dominera les autres (la répétition témoignant du succès de l'immanentisme, non de la possibilité d'originalité quant à la variété des voix du désir).
Selon la conception plus large que l'écrivain d'autofiction, la représentation philosophique de l'immanentisme, si l'intelligence est au service du désir, c'est elle qui assure la domination du désir comme loi du réel. Le réel de l'autofiction se marquant par sa limite étriquée, vite exsangue, de désir exprimant la réel, le langage est au service de l'immanentisme. Le romancier d'autofiction est un sophiste du roman autobiographique : le genre autobiographique se trouve orienté par des théoriciens comme Doubrovsky pour devenir un outil d'expression privilégiée du sophisme. Le sophisme consiste moins à subvertir la rationalité en tant que telle qu'à opérer cette subversion dans le cadre d'un réel limité au dire et vite exsangue - d'où la colère de Platon.
L'expérience d'une nostalgie désespérée que narre Doubrovsky avec honnêteté et talent dans son dernier livre, Un homme de passage, recoupe et exprime cet épuisement du désir en tant que tout réel fini est condamné à l'étiolement et que cette caractéristique se trouve accélérée en proportion de la taille réduite du domaine du réel (le désir complet est suffisamment réduit pour que l'épuisement se produise avec la fin du désir). Cette fin programmatique recoupe de toute façon la mort, qui elle est inéluctable et qui condamne le désir dans le cadre du propre réel. D'où sans doute le désespoir de Dobrovsky qui regrette amèrement le temps de ses vingt ans.
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