mercredi 17 octobre 2012

Le polythéisme immanentiste

Le polythéisme transcendantaliste instituait la pluralité des sociétés. Il reconnaissait que le fondement était la volonté générale, même sujette à la pluralité. L'évolution des polythéismes vers le monothéisme s'explique par la recherche de l'unité : le polythéisme est morcelé, le monothéisme propose l'unité. Le polythéisme propose une amélioration par rapport au polythéisme. 
Le christianisme remporta un succès contre les polythéisme qui avaient cours dans l'Empire romain, dont le culte de Mithra, et surtout contre le judaïsme, qui n'est pas une expression polythéiste, mais qui ouvre la voie au monothéisme. Le judaïsme fut longtemps en concurrence avec le christianisme, tous deux venant de la même expression juive. Mais le christianisme proposait l'universalisme monothéiste, quand le judaïsme était plus tiraillé entre l'universalisme et un tribalisme peu rationnel.
Le judaïsme perdit en influence contre le christianisme du fait de cette contradiction. Les conversions se firent massivement en faveur des chrétiens, si bien que les juifs devinrent le Peuple élu, à la taille frêle et au développement condamné. Le christianisme marqua le passage du polythéisme vers le monothéisme. Cela ne signifie pas que le polythéisme se finit, comme on le voit avec l'hindouisme, mais que le polythéisme qui demeure traduit l'infériorité par rapport au monothéisme quant au critère de l'unité.
Comment se fait-il que l'immanentiste tardif et dégénéré Nietzsche dresse l'apologie des polythéismes contre le monothéisme, singulièrement le christianisme (au point qu'il loue l'Islam au nom de sa virilité), alors qu'il prétend incarner le renversement de toutes les valeurs classiques, soit l'ère de renouveau la plus considérable depuis l'avènement du christianisme? Parce qu'il veut en revenir au polythéisme d'une manière bien particulière, pas le polythéisme transcendantaliste, mais celui qu'il recupère pour son projet fumeux d'artiste créateur? 
Nietzsche loue Dionysos comme un dieu bigarré et se prévaut de toutes les divinités qui ne sont pas ancrées dans le transcendantalisme, mais qui expriment le marginal. Le polythéisme selon Nietzsche sert de stratégie pour le nihilisme. C'est un faux polythéisme, qui ne cherche pas à retrouver le polythéisme perdu depuis la prédominance monothéiste, mais qui entend enterrer le monothéisme comme expression ultime du transcendantalisme. Polythéisme nihiliste en somme, qui reconnaît comme ennemi le nihilisme.
Quand Nietzsche dresse l'éloge de la rationalité, il promeut la voix singulière, l'individu fier, celui qu'il nomme l'artiste créateur. Le rationalisme individualiste de Nietzsche renvoie notamment à la démarche de Gorgias le sophiste, et non à un quelconque polythéisme, qui promeut la force de la tribu, du groupe, de la tradition. Même quand Nietzsche dresse l'apologie de l'aristocrate, il s'empresse d'opposer son artiste créateur de ses propres valeurs à l'aristocrate guerrier (surtout au prêtre) - puis dénonce la dégénérescence de toute caste aristocratique vers la ploutocratie et la médiocrité.
L'appel au polythéisme chez Nietzsche ne doit pas tromper : il se sert du polythéisme pour promouvoir l'immanentisme tardif et dégénéré. Sa problématique n'est nullement la restauration du polythéisme face au monothéisme, tel un réactionnaire païen, mais : comment faire face à la crise que traverse l'immanentisme? Le polythéisme va servir l'immanentisme en crise contre le monothéisme. L'immanentisme n'est pas une école définie et reconnue, mais le mouvement qui part de Spinoza et qui traverse la modernité d'une manière gradatoire, de plus en plus dominante, au point que la métaphysique moderne, la rénovation cartésienne, devient une pensée intellectualiste, peu influente et floue.
Ce n'est pas une école explicite, parce que le propre de l'immanentisme est de réclamer la simplification de la théorie au profit de la pratique. Que revendique l'immanentisme? "Ne nous cassons pas trop la tête avec l'infini et concentrons-nous sur le désir - lui au moins complet". L'immanentisme exprime le déni théorique, qui recoupe le déni du religieux. L'immanentisme n'est pas une école au sens unifié et officiel, mais un courant qu'il appartient à l'histoire de subsumer et qui ne peut l'être selon les critères classiques de la conscience, selon lesquels ce qui est reconnu procède d'une démarche d'authentification - comme l'Académie platonicienne défend le modèle ontologique par opposition au Lycée d'Aristote et à l'histoire de la métaphysique ultérieure.
Pour advenir à la conscience, l'immanentisme doit affronter l'écueil de son morcèlement. Sa théorisation ne peut qu'être extérieure à ses manifestations et caractériser des entreprises qui n'ont pas conscience de ce qu'elle sont, ni de ce qu'elles servent. L'observateur devient-il dès lors un décideur arbitraire, qui décrète que l'immanentisme existe dans la mesure où ceux qu'ils désignent comme ses thuriféraires ne le reconnaissent pas? Non, dans la mesure où :
1) il existe une cohérence de fond qu'il subsume, une influence (spinoziste qui radicalise le cartésianisme), une lame de fond, qui réunit les divisions éparses sous la bannière fragile de la théorisation minimaliste du refus de théorie;
2) il serait faux de considérer que toute formalisation collective exige pour exister la reconnaissance préalable de ses membres, soit leur conscience de ce qu'ils sont, voire l'auto-identification de leur mouvement.
Donc : l'immanentisme agit comme l'identification extérieure d'expressions éparses n'ayant pas conscience d'agir autour du spinozisme et poursuivant des buts reconnus qui sont inférieurs au but subsumé. Ainsi, l'idéologie libérale poursuit la liberté commerciale, alors qu'elle exprime sa vision de la complétude du désir. L'identification de l'immanentisme agit comme l'effort a posteriori de théorisation venant combler la théorie lacunaire née du refus de théorisation, tel que l'immanentisme le revendique avec sa désinvolte incréation et son apologie de la multiplicité anti-théorique (comment théoriser le multiple sinon par l'immanentisme anti-transcendantaliste?).
L'immanentisme définit l'effort de théorisation de l'anti-théorie. La théorie étant la tentative d'unifier et de formaliser, l'anti-théorie consiste justement à prôner la multiplicité et à s'installer dans l'immanentisme. Mais les immanentistes, s'ils ne reconnaissent pas l'histoire de l'immanentisme telle que je la définis, se réclament de l'immanence, comme de la vision qui s'oppose tant à l'ontologie qu'à la métaphysique et qui selon eux résoudrait tous les problèmes philosophiques. La question étant : la résolution provient-elle de l'effort de théorisation affrontant le problème ou du refus de la théorisation, prétendant que le problème n'existe pas au lieu de le résoudre?
Parfois on aperçoit des divisions qui relèvent de l'immanentisme, mais qui sont des expressions morcelées, comme le libéralisme, qui réclame la possibilité de commercer selon la loi du plus fort (la bien-nommée main invisible), sans souci pour des questions métacommerciales. Derrière les idéologies (libéralisme, marxisme...), il convient de dresser la carte de la réunification de tous ces mouvements hétéroclites, qui ne relèvent pas de la métaphysique cartésienne, qui en constituent une hérésie et une revendication de gradation.
L'immanentisme tente l'exigence difficile de restaurer la théorie derrière le refus de la théorie, tout comme l'exigence d'éthique réfuterait la morale classique. Tout le problème du déni tel qu'il se manifeste depuis Spinoza consiste à estimer que l'on peut se contenter de dire non à un problème sans proposer un oui identique (non réducteur). Le désir ne saurait être une alternative de même acabit que l'infini : l'un renvoie à un sujet non-clos, quand l'autre définit un domaine circonscrit. C'est parce que l'immanentisme refuse la théorisation et la labellisation qu'il s'exprime d'une manière désorganisée et morcelée, avec pour principal effet de détruire.
Sa nomination, dans un sens premier et littéral, aboutirait à sa perte : de même que le vampire ne peut sévir qu'en respectant son aversion pour la lumière, plus certaines autres caractéristiques, de même l'immanentisme à partir du moment où il est dévoilé disparaît - à ceci près que le vampire existe à l'état de créature fantastique, quand l'immanentisme évoque le regroupement théorique d'expressions morcelées, qui du fait de leurs différences secondaires n'ont pas conscience d'agir à l'identique et qui sont rassemblables sous la bannière originelle du spinozisme. Spinoza ambitionnait de résoudre une bonne fois pour toutes les problèmes métaphysiques cartésiens et aristotéliciens, son opposition ultime se dirigeant contre les platoniciens.
Sa succession, signe de son échec ironique, se réclame de lui. L'éthique est le label qui explique les ramifications, mais qui refuse la théorisation : en promouvant le désir complet, Spinoza disloque le projet de théorie et lui préfère le singulier. Subsumer le singulier, c'est tenter de théoriser les singuliers, au sens où l'on unifie et identifie la pluralité et où l'on estime possible de théoriser le pluriel. Là est la difficulté : l'immanentisme est un essai de théorisation d'un mouvement qui refuse la théorisation et qui affirme en opposition le morcèlement.
C'est cette hétérocléité que Nietzsche tente de restaurer, alors qu'elle se trouve en crise. Elle est d'autant plus difficile à retracer qu'elle ne s'appuie pas sur un mouvement précis et unifié, mais sur des expressions éparses. Nietzsche ne revendique pas la restauration d'un mouvement précis, auquel je donne pour nom l'immanentisme, mais s'appuie sur une mentalité, qui se nomme l'oligarchie et à laquelle il essaye d'attribuer un substrat intellectuel. La mentalité n'est pas une explicitation claire et nominale, mais provient d'associations mimétiques, ce qui explique les bizarreries de Nietzsche - qui se montre aussi proche de Spinoza, tout en lançant contre lui des attaques aussi peu sérieuses.
L'axe Spinoza/Nietzsche, que tant d'immanentistes terminaux reconnaissent de nos jours, comme Rosset en France, ne suffit pas à encercler l'immanentisme, mais constitue la ligne par laquelle la mentalité immanentiste a essayé de survivre à son effondrement prévisible. Les idéologies et les mouvements positivistes, scientistes, athées et associés, qui expriment l'immanentisme, n'étaient pas viables et exprimaient l'effondrement à court terme, tandis que Nietzsche essaye de restaurer l'immanentisme né de Spinoza. Il comprend que la complétude du désir est en asphyxie et qu'il convient de lui redonner un second souffle.
Pour ce faire, il propose la ligne : artiste créateur de ses valeurs, qui passe par la mutation impossible, l'exigence oxymorique de trouver un idéal supérieur à l'homme qui se situe en même temps dans les bornes de ce monde. Nietzsche affirme à la fois qu'il faut changer et que le changement est impossible. C'est en ce sens qu'il poursuit le romantisme et qu'il pourrait être appeler postromantique, donnant une inflexion suicidaire et psychopathologique à l'injonction souffreteuse et archétypale du romantisme : donnez-moi un autre monde ou je succombe.
Comme l'indique son opposition lancinante, Nietzsche a essayé de prendre la place de Platon, d'être le Platon de l'immanentisme. Il utilise lui aussi des symboles pour conférer à l'immanentisme éclaté et morcelé un symbolisme qui permet de réfuter la théorisation. C'est du fait du déni constitutif de l'immanentisme que Nietzsche ne peut théoriser l'immanentisme et qu'il est obligé de recourir à des symboles. Il puise dans le polythéisme pour forger une image symbolique à l'immanentisme, derrière laquelle il n'existe forcément - rien. Raison pour laquelle les dieux dont il se réclame sont marginaux au polythéisme et mènent vers le nihilisme.
Nihilisme bien particulier : Nietzsche est en rupture avec le nihilisme antique et même avec l'immanentisme spinoziste. Il cherche à fonder son propre immanentisme et pense avoir trouvé un certain équilibre entre son panthéon symbolique et subversif de dieux bigarrés et inclassables, tels Zarathustra ou Dionysos, et son esthétisme forcené (l'exigence d'artiste créateur). On comprend le positionnement assez inclassable, voire versatile, sur certaines positions secondaires, de Nietzsche à partir de sa revendication de jeunesse de forger une oligarchie intellectuelle qui se trouverait servie par le troupeau des manuels et qui deviendrait une abbaye de Thélème.
La faiblesse de son nihilisme provient de l'impossibilité de son explicitation. Du coup, il produit une philosophie curieuse, irrationnelle aussi bien qu'irrationaliste, qui ne peut chercher la cohérence puisqu'elle repose sur l'incohérence du déni. Le déni est la limite qui phagocyte Nietzsche et l'empêche d'atteindre à la théorisation. On pourra oser qu'il est un philosophe littéraire ou qu'il recourt à des formes langagières supérieures à la philosophie et de ce fait incomprises du lectorat moyen. 
Nietzsche a échoué dans son projet philosophique : non seulement a folie qui l'encerclait a fini par le ravager, mais il a produit la plus pauvre des figures, digne de son "artiste créateur de ses propres valeurs" : son Dionysos, outre qu'il n'est pas fidèle à son héritage historique et qu'il obéit au projet de fonder le nouvel immanentisme (que j'ai nommé : tardif et dégénéré), montre en quoi le projet est pauvre. Si l'artiste créateur Nietzsche échoue à fonder des figures, et au-delà des valeurs, c'est parce que le projet n'est pas viable. Il se révèle si pauvre qu'il perd en héritiers, alors que Nietzsche pariait sur l'éducation oligarchique et l'individualisme forcené de la figure selon lui reproductible de l'artiste créateur.

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