samedi 16 février 2013

La machinerie des machinations

Le complot ne repose pas sur la concertation explicite de ses acteurs, selon une forme pyramidale, qui indiquerait que le plus gradé est en relation avec les grades inférieurs, du moins que, si les inférieurs ne sont pas au courant des desseins précis des supérieurs, ils ont conscience d'exécuter un complot, même de manière parcellaire. Le complot s'explique par le mimétisme anti-créatif, qui, à l'opposé de la concertation, est de nature inconsciente et aboutit à l'irresponsabilité, soit à la constitution de factions, dont la spécificité intrigante est de parvenir à la forme impersonnelle et inidentifiable : l'automatisation technique engendre la machinisation, autant que la machination. 
Ces deux termes proches (machinisation/machination) ont pour parenté de déresponsabiliser, autant qu'ils désidentifient et dépersonnalisent. Ils aboutissent à former des agrégats, qui ne relèvent d'aucune implication humaine, individuelle et consciente. Heidegger dresse une critique impitoyable de la technique, qui refléterait l'étant dénué d'Etre. Outre que cette critique ne définit pas l'Etre qu'elle revendique, elle explique le rapprochement de mentalité entre Heidegger et des thématiques nazies, comme le retour à la terre et l'attachement au sol. L'éloignement ultérieur fut idéologique, mais conserva une parenté philosophique (mentalité bien plus large) jusqu'au bout : la violence qui engendrerait l'Etre définirait l'étant. 
Si Heidegger adhéra passagèrement au nazisme, c'est qu'il crut que le nazisme relierait Être et étants. Sa désaffection vient du fait qu'il se rendit compte que tel n'était pas le cas. Dès lors, il bascula dans une forme d'abandon et de crainte fataliste de l'effondrement, dont la critique de la technique est une expression patente, et il se borna à proposer des chemins qui ne mènent nulle part, comme la poésie ou l'ontologie présocratique (du moins ce que Heidegger appelle telle, et qui renvoie à Héraclite, plus nihiliste qu'ontologue). Heidegger n'était pas un nazi, c'était un penseur de la violence métaphysique, qui croyait que le seul moyen de sauver l'Etre est de l'entourer de violence, d'en faire un Dasein, dont la définition (temporelle et spatiale) s'obtient par la violence encerclante du Néant.
Pour définir, encore convient-il de proposer une identité, et l'identité nationale ramène au sol. Elle montre en quoi l'impéritie du figé consiste : le donné détruit la propension du réel à croître, sa malléabilité et son extensibilité. Le déni de créativité (et non d'Etre, l'Etre relevant de la mauvaise définition) s'accompagne de la perte d'identité que manifesta Heidegger en prônant la violence explicite pour parvenir à la définition, mais qui lui est plus profonde : la violence explicite n'est que l'aboutissement de la tentative de définir le tout par le donné, violence implicite, qui est réduction et qui dénature le donné lui-même.
Le terme de dénaturation convient particulièrement, puisqu'il montre que l'entreprise de déformation s'attache à ce que la nature connote : le fini. Le fini est dénaturé au sens où la violence s'attache à détruire l'objet qui nie le réel en le réduisant. Sa démarche s'attache à rendre tout objet tendant vers l'infini (terme impropre signifiant la créativité) objectivé, finitudisé, matérialisé. En ce sens, la machination constitue l'étape technologique de cette transformation, dans laquelle l'homme se meut en robot.
Le robot est une invention positive pour l'homme, à partir du moment où il est à son service et où il effectue les tâches répétitives que l'homme était contraint de réaliser et qui amoindrissaient, voire empêchaient, son potentiel de créativité. Asimov met en scène des situations où le robot tend à devenir plus performant que l'homme dans le domaine des facultés intellectuelles, en se demandant si les perfectionnements inouïs auxquels l'homme peut parvenir en matière de robotisation permettent la robotisation de la créativité au même titre que les facultés les plus mécaniques et répétitives, ou s'il existe une limite au perfectionnement du robot, qui implique que le robot aussi perfectionné soit-il ne puisse créer.
L'homme peut se réduire à l'état de machine, au robot, pas l'inverse. Le robot est conçu pour le mimétisme dénué de créativité : il ne peut que proposer de la virtuosité programmée, jamais innover. L'illustration de cette dépersonnalisation (traduisant la spécificité de la créativité par rapport à la virtuosité robotique) est atteinte quand on constate que les traders ne forment pas des factions complotistes, au sens où ils se montreraient conscients de leurs agissements pervers et s'en délecteraient, mais recourent pour opérer leurs transactions quasi instantanées et incessantes à des... ordinateurs - machines ou robots. 
Les opérations aboutissent au paradoxe selon lequel des personnes utilisent des machines étrangères et impersonnelles pour agir consciemment, ce qui implique que la dépersonnalisation et l'anonymat atteignent leur paroxysme. La conséquence du complot consiste, non à identifier des factions désindividualisantes plus que des individus pleinement responsables, selon le processus de désindividualisation, mais, au-delà, aboutissant à l'objectivation/réification, via la machinisation, les comploteurs parviennent à l'exploit d'anti-créer (d'initier) une action qui les exclut et les réduit à l'état de machines. Ils se départissent de leur identité, de la responsabilité, de leurs actions, et délèguent leur liberté, non de manière indirecte, provisoire et partielle, récupérable, à l'exemple de la délégation de droit, mais de façon totale et définitive, comme si la délégation engendrait l'extériorité de l'étranger. 
Pour qualifier cette opération, on pourrait évoquer l'objectivation, au sens où les personnes qui y recourent croient agir pour leurs bénéfices personnels, pour leur identité propre, sans partager le butin avec des comparses, en agissant pour l'intérêt de groupes contre la majorité, et, à l'intérieur, d'individus forcenés (individualistes) formant le groupe. Elles ne se rendent pas compte qu'elles sont les premières victimes de leur machination au sens où la machination, dans une polysémie lacanienne, aboutit à la machinerie, et porte en elle son propre châtiment (justice immanente) : l'objectivation des personnes qui, recourant aux machinations, utilisent pour ce faire les machineries. On cherche des responsables aux complots, en se disant que toute action découle d'une responsabilité - et on se rend compte que l'opération reposant sur le mimétisme aboutit, non seulement à l'éparpillement de l'identification, mais à la déresponsabilisation suprême, consistant à réduire l'individu au rang d'objet - de chose.
Cette réification passe par la réduction et aboutit à rendre irresponsable celui qui s'en remet aux machines pour agir. Raison pour laquelle, pour parodier un dramaturge, le complot n'a pas eu lieu (et n'aura pas lieu davantage), au sens où un procès équitable et minutieux, cherchant à démasquer les commanditaires derniers, pas quelques lampistes, peinerait à découvrir des responsables et à identifier des commanditaires, ceux qui ont agi par mimétisme et n'ont pas eu conscience de leur acte, découpant l'action en une myriade de tranches, incomplètes, chacune d'elles aboutissant à l'objectivation, aux machineries et à l'irresponsabilité, ballottée entre l'inconscient, mimétique, et le robot, acmé de l'action mimétique et dépourvue de conscience.
Le mimétisme pur, qui est la forme caractérisée du complot, ne peut qu'aboutir à la réification, impliquant qu'à la fin, ce sont des machines qui agissent pour le compte, bien involontaire, des intérêts humains, au point que les robots remplacent les individus et que l'on aboutit à l'impersonnalité. On assiste à la dégénération de l'action, qui vire à l'irresponsabilité. Pourquoi les complots manquent leurs cibles? Parce qu'ils réduisent le réel à des objectifs de réification, dont les robots sont l'aboutissement, et qui privent l'événement de responsabilité. Le but du comploteur est de changer le déroulement du réel.
Il n'y parvient pas en conservant l'intégralité du réel, sa palette chamarrée, en particulier en sauvegardant les aspects supérieurs formant la spécificité de l'homme : ce qu'on nomme la conscience et qui se rapporte à la créativité. Le comploteur détruit ces étages supérieurs par son action mimétique et ne conserve que les aspects les plus mimétiques, ceux qui ne peuvent plus être assumés par l'homme, ceux qui sont privés de possibilité de responsabilisation. Du coup, le complot aboutit à la réification involontaire et dévalorisante des participants, au point qu'ils se comportent en machines et que des robots finissent par prendre la place d'hommes libres, conscients de leurs actes. La perversion du complot passe par la déresponsabilisation, en premier lieu des commanditaires.
Il devient malaisé de débrouiller les fils du complot : l'événement a eu lieu, et pourtant il se trouve dépourvu de responsables, presque sans causalité. On comprend les résultats désopilants auxquels parvient Hume avec son irrationalisme exacerbé : l'absence de causalité s'opère dans un système qui nie la créativité et qui se situe au niveau du mimétisme, dans un rationalisme inférieur, si l'on peut dire. L'intelligence mimétique existe : elle consiste à analyser des faits, à privilégier les pensées fondées sur des interprétations finies et à tenir la création pour une illusion, une erreur, quelque chose qui n'existe pas.
Les systèmes qui croient à l'illusion ont au moins en partie intégré le nihilisme dans leurs fondements, comme Aristote pour la métaphysique, qui énonce que le faux existe dans la représentation, puisque le non-être existe. Ce que l'observateur prend pour finalité est la coupure du réel réduit au mimétisme, privé de sa partie supérieure - la création. Dans ce modèle réduit (du réel), la nécessité coule de source, tout comme l'oligarchie, l'inégalitarisme, l'acausalisme, tous maux qui découlent du nihilisme, en tant que refus de la pensée et de la possibilité de connaissance. 
L'irresponsabilité est l'expression politique, juridique et sociale de l'acausalisme, tel que Hume le développe et qui aboutirait à rendre impraticable la connaissance (le plus drôle dans cette affaire peu lumineuse est qu'on s'obstine à présenter la réponse kantienne comme une alternative viable, quoique obscure, alors que Kant n'a jamais répondu aux objections de Hume et qu'il a au contraire tenu compte des objections de Hume pour lui adapter la métaphysique cartésienne et la réduire encore en ne conservant plus que l'intériorité de la représentation.
Si le complot n'est pas le résultat direct du kantisme, et même de l'empirisme humien, il surgit comme l'étape de pourrissement suivant le kantisme, dans un espace humien privé de causalité, avec l'adjonction de la possibilité, au sein du caché mystérieux et tout-puissant, de réussir le tour de force de dépasser le principe de contradiction, de décréter que l'inconnaissable est connaissable, que le caché est visible, que le tout-puissant est maléfique. Le mal tout-puissant prend la place du divin miraculeux, de type cartésien, à ceci près qu'il ne s'agit plus d'un mal visible, mais caché.
Le caché est la machination par excellence, au sens où il est le différant derridien de la déconstruction ou l'ailleurs du romantisme (l'anywhere out of the world). Il n'est pas le classique caché qui peut être connu et rendu visible, auquel cas il recouperait l'effort accessible de la connaissance, mais le caché fantasmatique qui serait inaccessible et introuvable, une forme contradictoire cumulant l'exploit d'être réel et irréel (comme si le réel pouvait exister dans une configuration de malléable). Cet ailleurs introuvable ne peut exister, sans quoi il faudrait renier le principe de non-contradiction (de contexte contradictoire chez Aristote) et accepter que ce qui n'existe pas existe, selon les termes de Parménide.
Dès lors, le mal caché désigne la mauvaise formulation de la réduction de la liberté à la nécessité la plus irréfragable. Et quoi de plus nécessaire que la machine, qui ne connote plus seulement l'impossibilité dans l'individualisme forcené de créer la volonté générale, même au sein de factions internes et séditieuses au groupe, mais qui va jusqu'à rejeter l'humain pour mieux le réduire à l'état de machines, incarnations de l'irresponsabilité inconsciente. Nulle envie réactionnaire de dénier le progrès technologique ou de refuser les résultats prometteurs auxquels peut parvenir le robot, comme incarnation de la machine remplaçant l'homme dans ses tâches les moins créatrices.
Contrairement à ce qu'estimait le dernier des métaphysiciens Heidegger, la technique est seulement néfaste quand elle est au service d'elle-même, tel le serpent qui se mord la queue. Heidegger ne pouvait qu'avoir peur de l'étant autotélique, qui rétrécissait encore le champ d'action de son Dasein, lui qui avait pourtant concédé à l'immanentisme et à l'esprit de la surenchère de la philosophie analytique la mise sous tutelle de l'Etre au temps et au néant. Ces deux contraintes font de l'Etre restant et amoindri le Dasein, l'Etre sous tutelle de la violence. Le Néant ne s'attaque pas à l'Etre, tel l'ogre qui dévore ses proies, qu'à condition que l'Etre soit défini comme fini (revendication aristotélicienne depuis la métaphysique) et soit traversé par la violence constituante, on ne sait par quel miracle.
Le complot signale la cercle vicieux dans lequel s'enferme l'homme : d'un côté il complote pour échapper à son manque d'emprise sur le réel; de l'autre, son recours au complot signale que le réel lui échappe et qu'il objective ce qu'il entend au contraire mieux appréhender. Le complot exprime l'échec de la stratégie comploteuse. Celle-ci survient en période de crise, dans une mentalité donnée, qui fonctionne en cercle vicieux et qui aboutit à l'échec terminal dont le complot est la tentative désespérée : la robotisation des complots le 911 rappelle que toute machination relève de la duperie propre à la machinerie.

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