samedi 27 juillet 2013

En direct : le réel

Le réel antique est direct et ne comporte pas de problème de relation entre ce qui est et ce qui représente. La médiation rompt ce lien direct au nom de l’erreur qu’il comporte et que la révolution expérimentale a révélé (sans se demander pour autant si c’est le lien direct ou un autre élément qui est faux). Il instaure la médiation pour résoudre l'erreur. Descartes retient le cogito pour chercher un domaine qui reste homogène tout en assurant l’exigence de médiation. Qu'il passe du réel fini au cogito éclaire le parcours qui caractérise la métaphysique et qui, au vu de l’influence de la métaphysique sur la philosophie, touche la philosophie dans son évolution. Il refonde le lien entre le cogito et le réel, il reformule la conception de Dieu, il admet l'erreur de représentation directe, tout en conservant le postulat premier de la métaphysique : disposer d’un réel défini et définissable. La structure du réel est indirecte, au sens de fragmentée, parcellaire, singulière, différenciée, distincte.
L'expérience du cogito tient compte du pouvoir de résolution que dénote la distinction. Il importe à l'homme nouveau (moderne) de trouver le moyen de lever la contradiction inhérente aux fragments antagonistes issue de l’opposition intérieur/extérieur, et qui morcèle le physique en une pluralité de morceaux disparates, en créant des barrières qui, loin d'être hermétiques, sont autant de résolutions possibles. Délimiter, c'est résoudre, en ce que la résolution commence par limiter, puis trouve un pont à partir du domaine homogène délimité (le cogito). Cette résolution n’est pas définitive, mais unilatérale : elle ne trouve son système de résolution que d’un côté (le cogito). Pour l’autre côté, il s'agit d’un pari, d’une ligne lancée depuis la grève, sans qu’on sache bien si le côté inconnu et incertain correspond aux caractéristiques du domaine défini. Qu’est-ce qui prouve que le physique correspond au cogito? Comment lever l’opération de doute par la correspondance?
Le doute n’engendre-t-il pas l’orientation partiale de la connaissance vers cette homogénéité intuitive et forcée, selon laquelle l’être est d’autant plus formé en homothétie qu’il est inconnaissable dans ses plus larges parties? Le doute n’est pas levé, seulement surmonté de manière détournée par l'intuition. Le doute crée la connaissance irrationnelle et incertaine : la connaissance douteuse. Le doute signifie qu’il n’est de réconciliation entre le certain partiel et l’incertain fragmenté que par l’intuition de l’homothétie. Les erreurs physiques de Descartes recoupent des erreurs de conception épistémologique. Si Descartes pense que le réel est dans sa manifestation physique de nature homothétique, il lui adjoint un irrationalisme connexe : le rationalisme qu’il professe en physique va de pair avec sa conception d’un Dieu miraculeux et parfait, dont les volontés nous échappent bien qu’elles soient toujours bonnes.
Pour Descartes, il n'est pas d'augmentation de la connaissance sans ce schéma bizarre, réputé rationaliste, alors qu’il ne l’est que de moitié, et que l’autre moitié accorde la part belle à l’inconnaissable, à ce titre à l'irrationalisme. Descartes juge la résolution des problèmes possible grâce à la médiation, et au pont qu’il jette depuis le cogito. Puisque le lien direct trahit, dès lors ce qui compte n'est pas de prôner l'indirect, qui revient à prêcher illusoire, mais d'organiser des obstacles constructifs, de telle sorte que la résolution soit possible de manière détournée - en ce sens, indirecte. Par son cogito, Descartes pense avoir résolu le problème métaphysique qui se pose. De ce fait, il aurait aussi résolu le problème épistémologique qui ne manque pas de se poser avant toute recherche physique digne de ce nom. C’est pour légitimer la recherche physique que Descartes en vient à interroger l’édifice métaphysique branlant avant son intervention décisive. Descartes n’entendait pas consacrer trop de temps à l’étude métaphysique et espérait clarifier cette question pour mieux se lancer de manière assurée dans la recherche physique.
Il accorde à la métaphysique la tâche de donner des fondements et une méthode à la recherche physique : la médiation instaure la méthode de connaissance la plus en prise avec la vérité en réconciliant la métaphysique avec la science. Depuis que la révolution expérimentale a démontré que la méthode scientifique était fausse, il est urgent si l’on veut sauver la métaphysique de la réformer. Descartes estime que la philosophie la plus assurée tient dans la métaphysique et que c’est se priver de la possibilité de connaître le réel que de ne pas réaffirmer la métaphysique. Du coup, il reprend la méthode aristotélicienne et fait oeuvre salutaire, puisqu’il engage la pensée sur la meilleure des voies. La métaphysique délimite un domaine homogène, totalité interne et provisoire, et, à partir d'elle, augmente la sphère de la connaissance, par petites touches.
Descartes est métaphysicien par sa légitimation de Dieu, mais le rôle qu'il accorde à l'expérience en fait un rationaliste particulier, que je nommerais un témoin. Descartes refonde la métaphysique en la fondant sur le cogito? Le cogito est universel? Mais cette universalité, sur quoi repose-t-elle? La lumière naturelle? Mais cette lumière naturelle repose sur l’expérience que tout un chacun peut faire. C’est ce que Descartes estime être la chose du monde la mieux partagée : le bon sens dont il est question n’est ni l’intelligence, ni la lucidité, ni la volonté, mais l’expérience. Le rationalisme est ancré sur l’expérience. C’est ce que Descartes nomme le jugement : "En après j'expérimente en moi-même une certaine puissance de juger, laquelle sans doute j'ai reçue de Dieu" (IVème Méditation). L’expérience signifie que le réel est une rencontre partagée par n'importe quel individu, et qui indique que Descartes s’adresse à chaque homme quand il ancre sa pensée sur l’expérience.
Voilà l’élément dont use Descartes pour se repérer dans l’incertitude. On perçoit Descartes comme le grand rationaliste-idéaliste qui serait combattu par les empiristes et les immanentistes, mais il se révèle à l’examen aussi irrationaliste que construisant son idéalisme sur l’expérience. Il spécule sur l’expérience. Il philosophe sur l’expérience. Le réel dont il se prévaut commence par l’expérience, puis se trouve étendu à la pensée, mais, s’il est juste de tenir la pensée pour supérieure à l’expérience, l’expérience est le socle sur lequel se développe la pensée. L’expérience prouve que la connaissance du réel précède le rationalisme : quelque chose précède le rationalisme, et cette chose est réduite à l’instant présent, ce qui fait que le cartésianisme sous sa forme première (donc réductrice) pourrait coïncider avec la tradition qui considère que le réel équivaudrait au présent (autant dire : la présence au présent).
L’expérience préexiste même au doute, ce qui fait que Descartes est ce novateur qui part de l’expérience pour asseoir sa métaphysique. Un expérimentateur. Tout peut être remis en question, sauf l’expérience. Il existe donc dans l’existence quelque chose d’incompressible et de donné, ce qui fait que l’existence par rapport au réel se pose comme ce qui peut être le sujet de l’expérience, alors que le réel serait le royaume de l’impersonnel, sur lequel le sujet observateur n’a de prise que par l’expérience. L’existence se définit par l’expérience et la métaphysique considère qu’il existe dans le réel, via l’existence, un élément de prise, donné, intangible, inchangeable, objectif. C’est cette expérience que Descartes cherche à retrouver, quand il recourt au doute : loin de trouver quelque chose qu’il ne s’attendait pas à découvrir, il retrouve ce qu’il s’attendait à découvrir, comme le prestidigitateur.
Puis, Descartes va étendre cette expérience : le doute constitue moins le moyen de trouver ce qui est sûr que de l’étendre à la pensée. Descartes considère qu’il existe un réel incompressible et développable. Le réel du cogito est formé à partir de ce réel premier, de ce donné intangible, bien que pour Descartes le cogito soit l’expérience réelle qui fonde la supériorité humaine. La philosophie de Descartes constitue une pyramide hiérarchique qui retrouve à chacun de ses étages le critère de sélection de l’expérience, comme si le seul moyen de déterminer ce qui est réel et de le départager de ce qui ne l’est pas reposait en définitive sur l’expérience. Elle instaure le vrai critère de sélectivité du réel : à partir de l’expérience, on peut développer la métaphysique, en choisissant le doute comme critère de croissance. La métaphysique se préoccupe moins de cerner l’ensemble du réel que de trouver du réel sûr. La métaphysique veut travailler sur la certitude, peu importe que cette dernière soit partielle. 
L’expérience offre ce qui peut paraître le plus évident et le plus génial (Descartes se réfère à une réalité dont l’abstraction part du concret), mais elle porte en elle le sceau de la limitation : arbitraire, indicible, l’irrationnel se tient au coeur de l’expérience; surtout, l’expérience est limitative, singulière. Si elle tend plutôt à instaurer le singulier que l’universel, du moins sert-elle à aller vers l’universel. Elle sera le prétexte (pour d’autres) à abandonner les prétentions universalisantes et à se rapporter au seul entourage qui intéresse la curiosité et façonne son environnement. Le problème de l’expérience est qu’elle encourage le néant. La métaphysique peut apparaître comme le seul discours construit qui tienne face au néant. Descartes accroît l'inintérêt à l’égard du néant, comme quantité négligeable, dont il n’y aurait rien à dire, depuis la position initiale d’Aristote. Il est le premier de la lignée moderne à lancer que le néant n’étant rien, il n’y a rien à en dire.
Descartes ne contredit pas seulement (de manière logique au vu de ses positions) la position de Platon, selon laquelle ce qui n’est pas est pourtant quelque chose. Descartes laisse entendre qu’il tient le discours le plus cohérent sur le réel, alors qu’il admet que demeure des reliquats de néant. Comment un discours portant sur le réel pourrait-il comporter de l’insuffisance, à moins de considérer que le discours est incomplet, mais suffisant? Peut-on se satisfaire de cette contradiction, à moins de considérer que la contradiction initiale est seulement dépassable, dans la mesure où elle est reconnue - intégrée dans un système? Le métaphysicien dit : je peux façonner de l’être qui soit une construction connaissable, à condition que l’être soit environné de non-être. L’être est forcément environné de non-être, c’est ainsi. Chercher un réel qui soit totalisant, c’est se condamner à ne pouvoir le définir, et c’est la raison de l’opposition entre le métaphysicien et l’ontologue.
Si Descartes modernise le discours métaphysique, il reprend la rengaine de la métaphysique, qui elle-même n’a fait que rendre plus cohérente et plus pérenne le vieux discours nihiliste, quand on considère les productions des Abdéritains, dont le plus notable, Démocrite, n’a jamais réussi, malgré son savoir encyclopédique, à proposer une philosophie cohérente, se débattant entre le vide et les atomes sans parvenir à lier les deux. Ce n’est pas un hasard si Platon, alors qu'il attaque les sophistes, ne prend pas la peine de relever les théories de Démocrite : il les juge si incohérentes qu’elles ne peuvent tenir dans l’histoire des idées. Quant à la métaphysique, elle concilie ce que cherchait à obtenir Démocrite, mais en vain : l’entente, sinon la réconciliation, de l’être et du non-être. Le principal avantage est le gain de connaissance sûre (la rengaine de Descartes), que la métaphysique procure en circonscrivant l’être au fini, en le rendant délimitable et définissable.
L’inconvénient, l’entreprise de Descartes elle-même le souligne : c’est la péremption, au détriment de la connaissance elle-même - un paradoxe, quand on se souvient que la métaphysique prétend être le meilleur cadre pour la connaissance scientifique. Le recours à l’expérience accroît les résultats métaphysiques. La complexification de la démarche (la médiation) fait apparaître le besoin de l’instituer en stade premier, si vite oublié, car vite dépassé. L’importance de l’expérience chez Descartes est redoublée par rapport à l’héritage aristotélicien, mais le rôle que lui assigne Descartes à la construction de sa philosophie se trouve d’autant plus important (premier, ergo oublié) qu'il reprend la révolution expérimentale, à ceci près qu’il transforme la métaphysique en considérant que le plus visible sera le plus élaboré.
Il place l’accent sur le théorique et met en sourdine l’expérience, qui ne transparaît qu’en filigrane, soit mentionnée par la lumière naturelle, avec la connexion entre la nature et l’expérience; soit accompagnant les étapes de la méthode, comme le doute, le cogito, Dieu... A chaque fois, le lecteur est happé par l’importance accordée à la raison, à la représentation théorique, et oublie que tout commence par le ressenti de l’expérience, que chaque étape pourrait être précédée de la mention explicite : expérience. Ainsi le doute instaure une expérience à partir de laquelle Descartes construit tout son édifice. Idem pour le cogito - ou le sentiment que tout un chacun ressent de Dieu. Descartes développe son discours rationnel à partir de l’expérience. En ce sens, il constitue le témoin métaphysique. Si le rationalisme de Descartes est supérieur à l’expérience, il en découle.
Au final, le réel de Descartes oscille entre la part rationalisable et la part inconnaissable, le négatif rétréci, dont Descartes rend l’existence inintéressante, donc inexistante - l’évacue dans le non-dit. Mais est-ce parce qu’il n’y a rien à en dire qu’il n’y a - rien? Descartes prend position en faveur de l’aristotélisme et s’oppose à l’ontologie. Le réel selon Descartes repose d’autant plus sur sa part réputée d’irrationnel (irréductible au rationnel) qu’il prolonge Aristote : le seul moyen de connaître revient à ne connaître qu’une part de réel. Mais en reconnaissant que la part de réel inconnaissable est capitale pour délimiter la part connaissable, Descartes se condamne à rendre périmé ce connaissable, au nom du fait que l’inconnaissable n’est jamais ce dont il n’y a rien à dire et qui n’existe pas jusqu’au rejet, mais plutôt la part familière que l’on ne veut pas voir et que l’on estime avoir expurgé, comme si en créant l’antagonisme connaissable/inconnaissable, être/non-être, on lançait un mécanisme d’autodestruction, dont la principale caractéristique était moins l’extériorité que l’intériorité.
L’innovation de Descartes se situe dans le sein métaphysique : la rénovation métaphysique (à ce titre, la part de la métaphysique dans la philosophie ne cesse d’augmenter, jusqu’à devenir presque totale, si l’on s’avise que l’immanentisme est une hérésie métaphysique) consiste à avoir rendu évolutif et adaptable le savoir connaissable et rationalisable, ce qui lui permet de mieux l’ajuster à son impératif de changement (et donc, implicitement, à la part d’inconnaissable et de non-être). Mais en rendant ajustable l’être, Descartes admet la faiblesse métaphysique : contrairement à la doctrine qu’elle professe, la métaphysique est intimement liée au non-être, au point de construire sa théorie rationnelle sur de l’irrationnel. Qu’est donc ce non-être?
C’est le refus de lui accorder de l’intelligence. Le non-être correspond à l’inintelligent, scandale des érudits, des savants et de ceux qui estiment tant l’intelligence qu’admettre que leur système repose sur l’inintelligence, le refus d’admettre que l’intelligence puisse débrouiller l’incompréhensible, l’idée selon laquelle il existe quelque chose qui résiste à l’entreprise de déchiffrage menée par l’intelligence, ces propositions reviendraient à admettre que nos métaphysiciens défendent la bêtise contre l’intelligence (que la vraie bêtise est intelligente, savante et diplômée). En langage de métaphysiciens vexés qu’on leur prête des menées obscurantistes : rien à dire de ce genre de réalité, donc - exit! Circulez, rien à voir! Ou plutôt : rien à dire. Le métaphysicien est cet intellectuel vexé de reconnaître qu’à côté de son système sophistiqué de pensée, qui fonctionne sur une partie du réel (et une partie mineure, comme en convient Descartes, qui s’empresse de rétrécir le réel connu plutôt que de l’agrandir), il existe une part essentielle qui lui échappe, que, par dépit, il décrète inexistante, ou si restreinte qu’elle en devient négligeable.
Ainsi se comporte Descartes vis-à-vis de la question épineuse de la place du néant dans sa philosophie  : comment expliquer que le néant soit à la fois le manque, le défaut, et qu’en même temps on soit obligé de reconnaître que subsiste du défaut dans un système dominé par un Dieu tout-puissant et parfait? Il conviendrait in petto de se pencher sur l’épineuse question des relations tumultueuses entre Dieu et le néant. Si, à première vue, le Dieu réputé parfait semble inconciliable avec le néant défini comme le manque, les caractéristiques de ce Dieu tendent vers l’irrationnel quand on s’avise que la volonté en constitue la faculté (l’entendement est indirectement lié à Dieu, à condition que soit appliquée la volonté à partir du moment où il est devenu assuré).
Mais l’irrationalisme n’est pas la seule question que pose la relation de Dieu avec le néant. Comment l’attribut de la volonté, que Descartes rend automatique, n’indique-t-il pas que la conception de Dieu que défend Descartes penche vers l’irrationalisme (au sens où ce qui est irrationnel se produit de manière automatique, sans intelligence)? Quand la volonté est l’acte qui entérine ou refuse (oui ou non), elle décide à partir du donné, qui est arbitrairement réputé bon du fait de la bonté inexplicable de Dieu. Cette dernière repose sur un argument irrationnel. L’homme étant imparfait, il ne peut que comprendre négativement : la bonté de Dieu serait si parfaite que la perfection lui échapperait. Du coup, son imperfection l’empêche de comprendre tant la perfection que la raison pour laquelle il est imparfait - pourquoi la perfection a besoin de l’imperfection pour être parfaite. Cette dernière assertion indique que Dieu surmonte le principe de contradiction sans en venir au principe de non-contradiction énoncé par Aristote, dont on mesure qu’il en concernerait que l’homme. Dieu lui serait celui qui par miracle surmonte la contradiction (le deus ex machina).
Cette conception indique que Dieu serait inexplicable (et contradictoire ou miraculeusement non contradictoire, puisqu’il créerait la partie imparfaite pour qu’elle participe de la perfection, voire qu’elle la conditionne). En outre, ces caractéristiques irrationnelles posent la question plus épineuse du statut du néant : est-il seulement, comme dans la conception plotinienne, le plus bas niveau de la matière (et du réel)? Ou est-il aussi ce qui structure Dieu dans les définitions de la volonté ou de la bonté, de telle sorte que Dieu serait traversé de néant? Quand l’hérétique Spinoza, après avoir été disciple de Descartes, estime que la meilleure définition de la substance renvoie à l’incréé, il admet implicitement (mais peut-il seulement l’expliciter?) que le néant traverse même de manière non reconnue son système.
Il en va de même avec maître Descartes, dont le disciple Spinoza, loin de s’émanciper, a repris le principe selon lequel le positif ne vaut que s’il est mélangé de négatif. Chez Descartes, ce n’est pas seulement le manque qui est néant. A partir du moment où Dieu est incompréhensible, quand bien même le sens humain peut connaître, il ne s’agit pas de rendre impossible la connaissance, comme il semble que ce soit le cas chez Héraclite, mais de la limiter à une certaine sphère de finitude, qui peut évoluer en fonction de la volonté divine (incompréhensible à la représentation humaine), mais qui ne peut être extensible à l’ensemble du réel. Descartes reconnaît ainsi que ce qu’il nomme l’infini, et auquel il identifie in fine Dieu, est l’indéfini dans son sens premier.
Si Dieu est l’infini indéfini, il comporte en lui le néant qu’il prétend expulser dans un ailleurs introuvable, ce qui fait qu’il y aurait dans le système de Descartes un réel bien réel, issu de Dieu et accompagné par lui, et en dehors du réel, le néant, dont on ne sait s’il est seulement possible de l’exclure ainsi du réel, comme s’il pouvait se trouver. Et le réel, constitué de l’ordre physique + Dieu, et le néant, qui, pour ne ramener qu’au défaut, n’en demeure pas moins du réel, à moins de décider qu’il peut exister une zone franche, un no man’s land, quelque chose d’informel, qui de ce fait ne soit pas du réel, ne soit pas quelque chose. Le raisonnement se révèle peu cohérent, à moins d’estimer qu’il puisse exister autre chose que Dieu dans un système où Dieu est tout-puissant (parfait). Je sais bien que Dieu y est tenu incompréhensible.
Comment expliquer la persistance du néant chez Descartes si Dieu vient compléter l’incomplétude que constitue le donné physique? Il y a comme un élément en trop! Pourquoi Descartes a-t-il besoin de faire figurer si souvent le néant dans son système si ce dernier est complet? Descartes a besoin de reconnaître l’existence du manque. Le manque ne peut relever de celui que Descartes répute être parfait. Le manque est mentionné parce que le complet ne peut le contenir. Le manque peut certes relever de Dieu dans un système qui intègre le caractère incompréhensible de la perfection, mais si Descartes conserve le défaut, c’est que le langage retient l’existence du manque en plus de la perfection.
La perfection s’avère manquer de quelque chose si elle manque du manque. Il n’est pas de négatif dans la perfection. Si Descartes concilie perfection et négatif, c’est que sa perfection n’est pas si parfaite. Pour rendre le négatif conciliable avec la perfection, Descartes refuse, dans le lignage de la tradition scolastique, de penser le négatif. Il serait obligé d’avouer que son mode de pensée est déficient, en profondeur, au fondement de la raison : le vocabulaire admet qu’existent la perfection et l’imperfection, l’un et son contraire, ce qui implique que dans ce raisonnement, la perfection réputée telle n’existe qu’en rapport avec son contraire. Le langage estime que la conception première est celle issue de la mentalité nihiliste originelle, selon laquelle les choses ne tiennent que sur une suite univoque, comme la chaîne des raisons. L’infini ne peut y être envisagé autrement que négativement, de même que les absolus comme justement la perfection.
Si l’on décrypte la signification de perfection, on se rend compte qu’elle n’évoque l’absolu au-delà du fini que de manière négative, in-finie, et que c’est donc le néant qui encercle l’être et le définit. Le néant désigne ce qui ne se dit pas, plus l’indicible que le confus, selon un réflexe paresseux qui consiste à estimer que ce qui sort de la suite positive ne mérite pas d’être envisagé. C’est l’ordre de la la raison qui implique que le néant borne l’être. Autant dire que le langage se montre rationnel et rigoureux dans sa rationalité. Quand Descartes reprend le langage de la raison, il se condamne à vivre avec cette contradiction, selon laquelle il ne peut qu’évoquer de manière négative l’infini, autant dire en le mâtinant de néant. C’est bien ce que fait Descartes avec Dieu.
Dieu est d’autant plus parfait qu’il désigne l'ensemble de la suite disposée comme une ligne, et que cet ensemble est irrationnel, puisque son apparition autant que sa persistance ne sont pas explicables. La perfection de Dieu désigne moins le fait qu’il englobe l’intégralité du réel, son entièreté, que le fait qu’il puisse continuer à perdurer au sein du néant, à demeurer tel. Descartes le pare des vertus de la toute-puissance pour ces caractéristiques, mais un théologien qui envisagerait les attributs de Dieu à cette aune se verrait contraint de noter que le rationalisme de Descartes dépend étroitement de l’irrationalisme qu’il rejette en apparence, tout comme sa relation au réel passe de directe à indirecte dans la perpétuation du schéma métaphysique, et pour maintenir pérenne la métaphysique.
L’expérience n’est invoquée au départ que parce que le schéma métaphysique ne peut être expliqué, ni démontré. Il est donné de manière arbitraire. Seule l’expérience permet une référence à la fois incontestable et qui se passe de toute raison. La montée de l’influence de l’expérience s’explique par le fait que la ligne directe n’est plus possible à maintenir avec la vérification. Le schéma métaphysique initiale est faux. Mais Descartes entreprend de le conserver, parce que le langage et la représentation ne sont pas dépassables à son avis et sanctionnent la seule possibilité : la nécessité métaphysique. La relation indirecte permet de développer un schéma dans lequel le renouvellement d’être physique est amplifié sans avoir besoin d’être expliqué. Si l’accès à ce schéma devient alambiqué, avec le recours à l’opération très abstraite du cogito, elle permet au moins de ne pas trop s’intéresser à la seule question qui vaille : comment du positif se forme-t-il au milieu du négatif? Du coup : qu’est-ce que le négatif?

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