mardi 16 juillet 2013

Théologie négative

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres, par la négation du mouvement et de la lumière."

"Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d'un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défaits de ma nature?"


"Je n'aurais pas néanmoins l'idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. » 
(IIIème Méditation).


Descartes s'appuie plus sur l'idée de Dieu que sur Dieu. C’est un aveu de manque, quoiqu’il en proteste dans la première citation : même s’il s’agit d’une véritable idée, même si l’idée est certaine, Descartes lui-même reconnaît que l’idée objective n’est pas l’idée formelle, que la garantie que l’idée formelle soit réelle n’est pas avérée. La question que pose Descartes dans la seconde citation, je ne la trouve pas faible du tout, comme s’en gaussent Nietzsche et les esprits forts, mais s’il est profond de se demander si l’idée qu’on a correspond à quelque chose, et même si l’idée implique quelque chose, rien n’indique que ce raisonnement, qui reprend en creux la fameuse épreuve de saint Anselme, soit valable. Je veux dire : si l’idée de quelque chose implique quelque chose, rien n’indique que ce quelque chose soit l’infini, d’autant que l’infini est défini comme la perfection.
Mais qu’est-ce que la perfection, sinon l’idée qu’existe le maximum du tout, le maximum suprême et unique, situé au sein d’une hiérarchie, d’un ensemble fini, de telle sorte que l’infini est ce qui est le tout du fini tout en étant, de manière incohérente, plus que le fini. Seulement si l’infini est miraculeux, il peut se révéler contradictoire dans sa définition : Descartes se montre peu assuré dans sa recherche d’idées claires et distinctes; sa certitude renvoie à l’irrationnel, au point de se montrer fort peu rationnel dans sa démarche. Son rationalisme est adossé à l’irrationalisme. En particulier, son idée de Dieu est peu assurée. La seule certitude que Descartes pointe, et qui est instructive, c’est que l’idée de quelque chose dénote quelque chose, pas que l’idée de Dieu dénote Dieu. Le quelque chose formel peut être déformé par son idée. La réalité formelle n’est pas l’idée qu’on en a (la réalité objective). L’idée que quelque chose existe implique que quelque chose existe, mais la précision de cette chose est incertaine : l’idée que Dieu existe n’implique pas que ce soit Dieu qui existe (que ce soit Dieu qui soit quelque chose). Il peut se déceler une déformation, voire une déperdition, entre l’être et l’idée.
Descartes ne note pas que, si l’idée est le moyen de connaître l’être, la structure du réel crée la possibilité de l’erreur dans la relation entre l’idée et le réel. Il valide plutôt le postulat selon lequel toute idée de l’âme, toute idée interne au cogito, est assurée et certaine, comme si existait un coffre-fort automatique. Non seulement il ne se demande pas pourquoi l’erreur existe, se bornant à constater que Dieu en a voulu ainsi, mais il crée deux types de connaissance : la connaissance pénible, laborieuse et ardue, de type humain; et la connaissance évidente et naturelle, de Dieu, fournie par Dieu. Cette deuxième connaissance ne fournirait aucune autre faculté de connaissance physique que le fondement de cette connaissance, l’idée selon laquelle la connaissance est possible, parce que la connaissance de Dieu l’est. Peut-être que la connaissance de Dieu est négative, mais cette simple saisie suffit à valider la possibilité de connaissance physique, aussi positive que laborieuse. Personne ne se demande comment on peut passer d’une connaissance négative à une connaissance positive dans cette curieuse dialectique, ni si cette connaissance négative peut constituer une idée si assurée au point qu’elle fonde l’entreprise de connaissance. Au juste, Descartes a-t-il seulement rénové la métaphysique ou a-t-il vraiment donné à la physique bouleversée par la révolution expérimentale un substrat métaphysique tout aussi révolutionnaire?
Loin de progresser, Descartes verse plutôt dans l’incertitude. La métaphysique est incertaine. Descartes n’est pas si assuré qu’il le clame, et il ne réussit qu’à rénover la métaphysique. Si je devais résumer Descartes, ce serait : utile et incertain. Pascal s'est peut-être montré trop dur avec celui qui soutenait des positions que Pascal ne pouvait que réprouver. Pour Pascal, la solution à cette incertitude fondamentale consiste à embrasser le parti religieux. La position métaphysique est tenue pour inutile et incertaine, parce qu’elle en reste à un entre-deux intenable. Le cogito, loin d’être un pont de médiation, constitue un obstacle qui est au mieux une demi vérité et risque d’égarer son usager.


"Je substance finie" ne peut comprendre "Dieu infini » : c’est le résultat auquel parvient Descartes paradoxalement, en voulant instaurer un moyen de connaissance. En sorte qu’on pourrait se demander si Descartes n’en vient pas, malgré ses efforts et ses intentions, à butter contre "la négation de ce qui est fini". La question posée par la deuxième citation rappelle que Descartes n’a pas trouvé de réalité positive. Pour forger son idée, Descartes recourt au manque et relie le manque au désir, dont l’infériorité de catégorie par rapport à la raison montre assez que le négatif chez Descartes est rattaché à de l’inférieur, même si en fin de compte Descartes entreprendra une tentative de réconciliation des sentiments et de l’imagination avec la raison, au motif qu’ils sont notre moyen, incertain, mais obligatoire, de nous rattacher au monde extérieur, et d’empêcher la métaphysique de se mouvoir seulement dans un solipsisme entre le cogito et Dieu.
Pourquoi l’idée positive viendrait-elle seulement de signes qui émanent de facultés inférieures et qui ne donnent de positivité que sur le mode incertain? Descartes nous dit : la positivité inférieure prouve la positivité supérieure, d’autant que j’en ai l’idée conjointe. Contrairement aux condamnations en naïveté que d’aucuns adressent à Descartes au nom de notre supériorité contemporaine, le pont entre le doute et la raison, entre la faculté de sentir et l’entendement, n’est pas simpliste, tant s’en faut. Descartes a vraiment essayé de réconcilier le réel et le cogito, et il y est mieux parvenu que la plupart de ceux qui se sont embarqués dans les travers de Spinoza, ou plus tard ceux de Spinoza, car si un usage de Spinoza peut être fait en dehors du nietzschéisme, je tiens Spinoza pour le vrai inspirateur de tendances philosophiques comme le nietzschéisme, qui ont eu une telle influence dans l’époque contemporaine.
Le spinozisme ne résout nullement le problème posé par le cartésianisme de la difficile réconciliation entre le corps et l’âme, au nom de la possibilité de la connaissance et au nom de la possibilité d’existence. En décrétant que le fondement de l’homme est le désir, et que, du coup, le fonctionnement du réel importe peu, pourvu que l’homme valorise son désir et ne s’occupe que de ses propres problèmes, Spinoza peut mettre en valeur l’intelligence, il lance une hérésie cartésienne, il amplifie le problème de Descartes au lieu de le résoudre et établit en guise de réconciliation une équivocité entre le désir et l’intelligence. La postérité qu’aura Spinoza, la mode dont il bénéficie depuis quelques décennies, indiquent, non qu’il a réussi à réconcilier les éléments de difficulté du cartésianisme, mais qu’il a pris un parti plus virulent.
Pour ma part, bien qu’il soit de bon ton de taper sur le classique (le cartésianisme), et de privilégier le mineur (l’héritage spinoziste), j’estime que même les faiblesses et les points de controverses dans l’oeuvre de Descartes sont plus intéressants que les résolutions chez Spinoza, et même dans l’ensemble de la suite de l’histoire de la philosophie moderne, que ce soit son versant métaphysique, ou son hérésie immanentiste. Contrairement à ce qu’on croit, Descartes risque non pas d’être le fondateur dépassé par ses disciples, ce qui serait une bonne nouvelle, et indiquerait la vitalité et le dynamisme, mais le plus profond de cette lignée duelle. Il n’est pas bon signe de dresser ce constat, car cela implique, non pas que Descartes soit parfait (ce dont il serait le premier à protester!), mais que les erreurs initiales empêchent leur résolution dans leur cadre (cartésien), rien moins que la rénovation de la métaphysique.


Le doute aboutit à établir le négatif comme supérieur au positif, l'infini sur le fini. Dieu étant l'infini, il n'est pas défini. Ce que le doute délimite, c’est que la connaissance métaphysique est négative et que toute positivité est bornée par le négatif. Si Descartes estime que Dieu est positif, qu’il renvoie à la positivité de la perfection, il surestime la capacité du positif à surnager face au négatif. Le doute signifie que Descartes emploie le négatif pour trouver le positif, mais du coup, il contamine le positif de négativité. Le positif qu’il dégage, il le conçoit comme du positif, mais qu'est-ce que du positif issu du négatif et généré par le négatif? L’infini traduit la contamination par le négatif du réel, puisque si Descartes nous explique que Dieu est infini, cette définition de Dieu par l’infini se borne de fait à nous dire négativement que Dieu n’est pas fini. L’infini n’est pas le fini, mais quelle réalité désigne-t-il, sinon que le négatif empêche la désignation de la positivité? Quand Descartes dit : le réel est infini, qu’est-ce que l’infini sinon l’extension par négativité du fini? Et quand Descartes définit Dieu comme la perfection, il montre le résultat auquel aboutit le recours au négatif : la perfection n’est pas un état positif dans une configuration infinie.
Dans une configuration finie, la perfection désigne le maximum, la notation 10/10. Mais dans l’infini, la perfection est une désignation qui n’a plus de positivité, qui est négative. L’expérience du doute, à laquelle recourt Descartes pour fonder la connaissance certaine et assurée, et aussi pour fonder le réel in fine, aboutit à trouver du réel, en le définissant comme le domaine du négatif. Et comme Descartes estime que seul ce qui a traversé l’épreuve du doute est valide (réel), ce réel singulier devient le seul réel, exclusif. Le réel est celui qui ressort du doute, du négatif. Marqué au fer rouge par le négatif, ses caractéristiques sont : incompréhension fondamentale (je sais que l’infini existe, mais je ne puis le définir plus avant) et exclusivité contestable. Descartes estime que seul ce qui est marqué par le doute peut être tenu pour réel (certain), mais cette exclusivité implique un environnement troublant : le certain s’obtient par l’incertain qui le borne. Qu’est-ce que le doute? C’est le sentiment qui stipule que le réel = le certain = le fini. Le doute est l’inclination qui hésite, se montre incertaine. Descartes choisit l’incertain pour tenir le certain, un peu comme si, pour tenir la proie, on retenait l’ombre. L’étymologie du doute renvoie au deux. Le doute constitue deux réels, si l'on peut dire, l'un certain, l'autre négatif. C'est dans sa démarche constitutive que cette formation contestable est envisagée.
Quand Descartes avance qu'il obtient le réel par le doute, il se garde de préciser que le moyen qu'il emploie pour vérifier est le deux. Douter équivaut à créer deux réels, l'un visible, officiel, reconnu triomphalement comme le réel enfin connaissable et valide; l'autre n'apparaissant qu'à l'état de quantité négligeable et de rejet méprisé, que Descartes nomme de manière révélatrice le néant. Le néant porte, tout comme l'infini, les stigmates du négatif. Dire que du réel est le néant n'engendre pas seulement la pirouette métaphysique défendue tant par Descartes que par Bergson en fin de chaîne : comme il n’y a rien à dire du néant, on assure qu’il n'existe pas. Mais qu’est-ce qui n’existe pas si l’on en parle? En réalité, dire que le néant n’existe pas revient à avouer qu’il existe - tout comme prétendre qu’il n’y a rien à en dire revient à rejeter qu’il y ait quelque chose à en détailler. L’épreuve du doute aboutit à créer deux réels : la preuve de son erreur autant que de son échec. Car la reconnaissance selon laquelle on ne parvient pas à l'unité signifie que l'on a manqué son effort de définition et de connaissance. Le réel est formé de telle manière qu'il est unique. Ce constat implique qu'il ne peut y avoir plusieurs réels, sans quoi leur coupure poserait problème. La négation de l'unité du réel remet en question le réel. Soit toute chose est réelle; soit la définition du réel se révèle lacunaire.
Descartes explique qu'il a obtenu de manière certaine le réel par sa méthode rationnelle du cogito, en ce que le réel est ce qui est certain; mais il avoue tout au long de ses Méditations que le néant n'existe pas. Le réel existe en tant qu’il n’existe pas? Le réel est certain autant que le certain est réel : Descartes recourt au raisonnement circulaire selon lequel la preuve équivaut à l'effet (la cause = l'effet). Il ne dispose pas de ce qu'il prétend détenir : du moyen de prouver qu'il a obtenu l'ensemble du réel. Ce n'est pas ce qu'estime Descrates. Il cherche moins à cerner l'ensemble du réel qu'à déterminer quelle réalité intéresse l'univers de l'homme. Mais pas l'univers de l'homme étriqué, comme ce sera le cas avec l'hérésie spinoziste. Descartes est plus subtil que Spinoza, contrairement à ce qu'estime une certaine mode qui, depuis la reconnaissance de Nietzsche au début du vingtième siècle, prend Spinoza pour le phare de la pensée, la résolution autant des faiblesses du cartésianisme que de l'ensemble de la philosophie. Descartes parie sur l’intelligence. S’il retombe sur de la multiplicité en lieu et place de l’unité (le couple entendement/volonté notamment), sa démarche met en valeur la théorisation, alors que Spinoza se montre duplice quand il propose un fondement immanent fondé sur le désir (il rétablit l’hétéronomie désir/intelligence).
Mais que Descartes utilise le doute pour trouver la vérité est un geste transparent : c’est parce qu’il se meut dans la dualité qu’il choisit le doute. Où l’on vérifie que l’on use des outils du domaine dans lequel on se situe, ce qui n’est nullement surprenant, mais qui implique que le réel soit formé de texture adaptable. Le réel s’adapte à l’observateur, ce qui n’est pas sans constituer une certaine ruse de la réalité, qui laisse entendre qu’il est tel que la partie le perçoit quand il s’est conformé au désir de la partie (où l’on voit que le désir complet ne peut constituer qu’une déformation réduite). Ce que Descartes cherche, c’est non pas l’unité du réel, mais l’unicité. Pour trouver l’unité, il importe que toutes les parties soient reliées entre elles, par un lien pas seulement direct, mais toujours connecté. Pour aboutir à l’unicité, il convient d’édicter l’unité finie. L’unicité constitue la réduction de l’unité au calibre fini. Cette causalité directe est contraire à la causalité unique, qui implique discontinuité et lien indirect. Le lien direct a besoin d’une origine et d’une fin; le lien indirect doit être discontinu pour permettre que l’origine et la fin soient des éléments secondaires, et que le réel poursuive son véritable but, qui est l’unité. Le dualisme se déploie dans l’homogénéité (cas cartésien de la chaîne des raisons). Quand Descartes recourt au doute, il le fait en tant que métaphysicien, fortement influencé par la scolastique. Le résultat qu’il obtient, aussi évolutif qu’il soit par rapport à l’histoire de la métaphysique de première mouture, reste marqué par l’environnement dont vient le doute, et qu’il crée. En recourant au doute, Descartes crée un certain type de réel, qu’il nomme avec pertinence chaîne des raisons, en ce que cette chaîne se révèle aussi rigoureuse que déformante, du fait de sa finitude induite.
Le seul moyen de parvenir à la rigueur consiste à suivre cette chaîne des raisons, que Descartes rend plus complexe en la rendant plus ardue à suivre qu’à l’époque d’Aristote. Aristote se tenait dans un contact direct, sans médiation entre la logique et le réel, alors que Descartes, prenant acte de l’erreur de cette démarche, attestée par la révolution scientifique, pense la corriger en ajoutant la médiation du cogito. Du coup, l’opération devient plus complexe, pas au point de verser dans les complexes opérations de la phénoménologie, mais déjà se pose le problème s’il ne devient pas plus difficile de penser le rapport de la connaissance plutôt que de connaître - si la philosophie ne consiste pas plus à asseoir la connaissance qu’à connaître. Descartes rend plus ardue la possibilité de la connaissance, sans rendre plus certaine la connaissance. Le doute contribue à accroître l’incertitude, comme le lui reprochera Pascal; tout en rendant inutile la rigueur admirable qu’il déploie.
Si Descartes aura sauvé pour un temps (celui de la modernité) la métaphysique, il aura précipité la fin de la philosophie telle qu’on la pratique depuis l’époque moderne, et qui consiste à considérer que la philosophie est une activité rationnelle ayant pour effet d’améliorer la méthode scientifique. Descartes sera retenu pour son influence incontournable sur la philosophie moderne (il se situe grâce à son entreprise de rénovation au carrefour entre la philosophie antique et la philosophie moderne), et pour sa rigueur, qui entend que le recours à la raison peut aboutir à l’obtention de la vérité. Et même si la méthode chère à Descartes sera désormais de plus en plus périmée, même si Descartes sera d’autant plus rattaché à l’histoire de la métaphysique que celle-ci sera caduque, il restera celui qui malgré le recours au doute a montré que l’on pouvait se tromper tout en cherchant la vérité. Ce n’est pas le doute cartésien que l’histoire de la philosophie retiendra. C’est la faculté, malgré des erreurs, à avoir cherché la nuance, l’intelligence dans la rigueur de sa méthode de pensée. Descartes a cherché et fondé une méthode. Pour cette raison, même inutile et incertain, il demeure - actuel.

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