mardi 8 octobre 2013

La visibilité

Quand Descartes, dans le Sixième Discours de la méthode, revendique de rendre visible le caché par sa chaîne des raisons, inspirée de la démonstration mathématique, le caché auquel il fait référence peut devenir visible, tandis que le caché de l'underground, de la contre-culture, reste caché et entend le rester. Qu'est-ce que le caché? Le caché qui peut devenir visible induit que le réel n'est pas formé sur un mode homogène; et implique aussi la possibilité de l'erreur : l'égarement de l’antagonisme, qui rend les deux réalités irréconciliables. On tombe alors dans l'erreur du caché qui ne peut que rester caché, du fait de son antagonisme radical avec le visible. Cette structure implique un réel immuable et stable, qui laisse prospérer l’antagonisme et qui du fait de la passivité qu’il contient ne peut qu’exprimer son caractère inférieur dans le réel (quelque chose comme son réalisme inférieur). Le caché qui peut devenir visible repose quant à lui sur une structure qui n'est pas explicitée. Comment opère-t-on des découvertes dans le domaine technique? Qu’est-ce qu’une découverte scientifique? Comment découvre-t-on d’un manière générale et quel est le mécanisme qui rend possible la découverte? Nous n’avons pas encore tenté de répondre à cette question. Au lieu de cela, nous avons encouragé la mise en place d’une pensée théoriquement magique (irrationnelle), tandis que son application est rationnelle. Du coup, elle ne parvient à prouver sa cohérence que par le résultat pratique, affirmant que la faculté de raison est le moyen qui vérifie l’existence de l’Être, alors que cet Être postulé et nullement démontré demeure indéfini, en sorte que le raisonnement implique que la fin (l’Etre) soit prouvée par le moyen (la raison). Si tel était le cas, le réel serait moyen, et non fin, ce qui indique l’erreur du raisonnement ontologique, qui recoupe l'élan plus large du transcendantalisme. Sauf que cette manière de procéder, qui dirige toute la pensée, répond à l'exigence initiale d’incohérence nihiliste... Entre le caché continu et celui qui peut devenir visible, l'on retrouve la même contradiction : caché et visible se tiendraient sur le même plan. Dès lors, on voit mal comment ce qui se tient sur le même plan pourrait ne pas être connaissable assez vite, raisonnement du nihilisme atavique, ce que semble suggérer Descartes, avec sa méthode de la connaissance certaine, à ceci près qu'il introduit le correctif du Dieu irrationnel qui peut modifier le cours réel, par miracle. Si Descartes est obligé d’introduire de Dieu inconnaissable, c’est moins par volonté de considérer que le réel sera connu dans son intégralité, que d’expliquer pourquoi le réel résiste toujours à la connaissance : non pas tant parce qu’il serait infini - que parce que Dieu pouvant modifier le cours du réel, alors le réel ne peut être connaissable. Il est un caché appelé à demeurer caché, et la connaissance ne peut exhumer le principal du caché, qui est regroupé autour de ce que l’on appelle Dieu, et qui pourrait signifier quelque chose comme : le principe de réalité qui résiste à la connaissance, au sens où il lui serait supérieur. Descartes justifie ainsi l’erreur, par le fait qu’elle peut certes résulter d’une mauvaise application de l’entendement, dès lors correctible, mais que le principal de l’inconnaissable réside dans une forme qui résiste à la connaissance issue de l’entendement. D’ailleurs, on pourrait se demander si le fait de nommer forme l’inconnaissable est valide : toute forme dénote un certain ordre, comme si ce qui est réel ne pouvait être que formalisable, alors que ce principe du réel ordonné impliquerait que la connaissance même malaisée et progressive soit toujours possible. Il faut donc trouver un autre terme que forme pour désigner ce qui n’est pas forme, mais qui lui est au contraire réfractaire. Au lieu de forme, il conviendrait plutôt de parler de ce qui ne possède pas d’extériorité et qui pourrait presque, selon ce que Descartes pense du Dieu miraculeux, relever de ce qui existe tout en étant contradictoire. Ce que l’on nomme réel pourrait-il être proprement indéfinissable, au sens où on ne peut définir que des formes et où en l’occurrence ce qui est nommé réel serait une réalité (à défaut d’un terme plus adéquat) qui échappe à l’objet et qui est dénué tant d’intérieur que d’extérieur? En ce sens, cet indéfinissable se trouverait en totale inadéquation avec le définissable. L’indéfinissable ne peut être connu. A la limite, il y aurait deux réels, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour qualifier un réel sans intérieur, ni extérieur. Ou alors il faudrait dire qu’il y a le réel, qui est singulier par définition, singulier au sens où il est unique, mais d’une unicité qui est singulière au sens où elle est destinée à accueillir à ses côtés un à côté, qui constitue justement cet informel indéfinissable, dont je cherche toujours le nom, alors qu’étant l’indéfinissable, il relève de la catégorie de l’innommable. C’est à côté, c’est précisément ce qu’il conviendrait de nommer le néant, ou le non-être, ou ce que Gorgias appelait le non-étant. La forme qui s’oppose au néant, c’est l’idée très étrange selon laquelle il existe quelque chose qui n’existe pas et qui se tinte de ce fait à côté de ce qui existe et qui se nomme lui le réel. Le réel définit ce qui est formé, ce qui est ordre, à condition qu’il comporte un à côté dont on peut prétendre d’une certaine manière, et non sans duplicité (alors que l’on réfute le double), qu’il n’est pas, puisque précisément il n’est ni quelque chose, ni du réel. Mais alors, qu’est-il? Quand le physicien Ernst Mach cité par Clément Rosset définit le réel comme quelque chose dont le complément n’existe pas en miroir, il définit le quelque chose si étrange qui est et qui n’est pas, et qui de ce fait qualifie le contradictoire qui existerait à côté du non-contradictoire, il parle d’être unilatéral. L’unilatéral désigne ce qui n’engage qu’une des parties. Du coup, si le réel est l’unilatéral dont le complément n’existe pas en miroir, cela ne signifie nullement, bel aveu de Mach, que le complément n’existe pas, mais que son complément symétrique n’existe pas. Le complément existe peut-être de manière dissymétrique... Ce serait une belle définition du néant que de noter qu’il n’existe pas en antagonisme symétrique, mais en antagonisme dissymétrique. Mais la parenté évidente entre nihilisme et transcendantalisme empêche quoi qu’il en soit la connaissance du réel à partir d’un certain point. Le nihilisme a très tôt buté contre cette limite et ses révisions successives ont vite achoppé sur son impéritie en tant que forme plus ou moins explicite. Raison pour laquelle il se recycle en compromis avec une forme transcendantaliste et sa forme initiale, ce qui donne comme résultat la métaphysique dont on n’a pas encore réussi à circonvenir les effets (avec sa rénovation en forme 2) bien qu’il soit probable que cette forme est disparue avec Heidegger (et l’immanentisme qui va avec agonise lui aussi). La connaissance métaphysique est vite sclérosée. Le transcendantalisme offre certes des perspectives, mais celles-ci viennent de s’épuiser à partir du moment où l’on s’avise qu’il ne fonctionne que dans le champ du prolongement, selon le schéma de l’homogénéité. Le réel conçu comme homogène : tel était le programme de la connaissance transcendantaliste, et cette connaissance délivre des fruits réguliers, métaphysiques ou ontologiques, jusqu’au point où l’homogène n’est pas de type infini, mais ne peut délivrer qu’une connaissance délimitée, quoi qu’elle soit plus vaste que le connaissable fini et qu’elle s’en distingue seulement par l’amplitude : car le délimité reconnaît l’infini, tandis que le fini est défini par la métaphysique comme ce qui ne peut déboucher sur l’infini, ni même le définir. La définition de l’infini par le transcendantalisme reconnaît son imperfection : l’infini est ce qui n’est pas fini, mais quand on a reconnu que ce qui n’est pas fini existe, on ne l’a pas défini clairement. Pourquoi le transcendantalisme peine-t-il à définir l’infini, en particulier la tradition ontologique?

P.S. : il faut opposer le pouvoir visible au caché comme deux modes de fonction antithétiques : le visible ne peut être le caché, il lui est supérieur au sens où il tend vers l’unité et unifie le caché, quand le caché peut prétendre à une concurrence par rapport au visible, alors que le propre du caché est d’être multiple et antagoniste. Le principe oligarchique doit être décrit en termes de multiplicité. Il convient de parler de multiples oligarchies, quand le pouvoir invisible entend, dans un bel élan de contradiction, tendre vers l'unité. Ce ne sont donc pas des pouvoirs de même type. L’erreur du complotisme consiste à placer sur un plan d'égalité deux réalités antithétiques, l'un et le multiple, au sein du contradictoire : le caché. Le caché ne peut être un. Cette prétention exorbitante est tout simplement délirante. Elle débouche sur le symptôme du complotisme entendu comme phénomène rigoureux, et non comme instrument de propagande. Le problème du multiple, c'est qu'il fragmente le réel (les étants chez Gorgias) et réduit le réel à une partie du multiple, qu’il présente comme la totalité. Tandis que le visible, en unifiant, ne peut prétendre à l’obtention d'une fin stable, mais à une fin nécessairement provisoire, dans un réel dont la particularité tient à l'extensibilité.

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