mercredi 11 février 2015

Mystère du complotisme

Comment expliquer le mystère du complotisme, ce refus d'arriver, depuis des questions légitimes, à des réponses au moins plausibles, le plus certaines possibles, tout aussi légitimes? Ce serait ce trait qui définirait au mieux le complotisme : refuser de proposer une explication claire, entretenir le mystère en lieu et place, comme si le complotisme relevait d'un business consistant à faire accroire que la VO est fausse, et que la vérité est ailleurs.
Pas simplement ailleurs, car l'alternative serait d’une grande banalité - l'intérêt vite éventé. Non, indéfiniment ailleurs. Si la vérité était identifiée, cette trouvaille signerait la perte irrémédiable - la fin immédiate du  complotisme. La définition du complotisme implique que le complotisme soit le complément, genre : envers de la médaille, de la VO.
Si la VO propage un mensonge évident, comme c'est le cas du 911 ou de l'assassinat de JFK, pour s'en tenir à deux mensonges contemporains, le complotisme servira à insinuer qu'existe une autre piste, d’autant plus haletante qu'elle est indéfinissable et inexplicable. La belle affaire! En réalité, le complotisme sert de diversion au profit de la VO. 
Quand les deux versions se conspuent, c'est parce qu'elles ont besoin de se détester pour exister plus intensément - et légitimement. Ensemble. La VO suscite le complotisme comme un moyen de protection. Le phénomène complotiste recrute ses adhérents, non pas de manière imprévue, mais parce que la montée des complots d’État s'est intégrée dans un phénomène d'ensemble, où ils vont de pair avec l'effet d'oligarchisation (la montée des inégalitarismes).
Plus la crise croît, plus les défavorisés augmentent, sur le plan économique, mais aussi culturel, celui de l’analyse et de la réflexion - en ce sens, du manque. Ce sont ces troupes décérébrées qui vont protester en votant pour des extrêmes, sans se rendre compte que ce faisant, elles favorisent les plus riches et se nuisent à elles-mêmes; ou qui virent dans l'interprétation complotiste, oubliant que leur geste de pseudo-contestation fait le jeu des comploteurs et détruit leur meilleur allié : le sens.
En parlant de sens, le propre d'une crise culturelle, c'est de remplacer le sens par la contradiction originaire. Le complotisme fait partie de cette manière d'interpréter les choses, puisqu'il ne s'agit pas de dénoncer la VO en proposant une explication alternative fiable, mais de décréter que le sens n'existe pas.
Il y a bel et bien eu complot, les auteurs ne sont pas ceux désignés par la VO, pas parce que ce sont d'autres auteurs, qui se trouveront désignés de manière précise et étayée, mais parce qu'il n'y a pas d'alternative proposée. Soit on incrimine une sarabande ironique et narquoise de mouvements farfelus (comme des groupes inexistants, les Illuminatis); soit on s'ingénie à multiplier les pistes (les sionistes + les Américains + deux ou trois lobbies maléfiques et occultes), de telle sorte qu'on rend impossible la compréhension du problème (surtout si l'on mêle quelques coupables avec des hypothèses farfelues et obsessionnelles, à même de les discréditer).
La disparition du sens s'explique par le fait qu'il se volatilise en une multiplicité tourbillonnante de sens contradictoires, qui font tourner en rond le sens premier, dans une sarabande de cercle vicieux. On ne peut jamais découvrir le sens que cache un complot avec la "méthode" du complotisme : le sens, ne pouvant disparaître, se contredit.
Voilà qui rappelle que le caché n'existe pas et que ce qui est décrit comme caché est :
a) soit mal compris (c'est le cas du complotisme, et plus généralement de "l'essence", terme de configuration transcendantaliste, qui traite mal de la perception de la différence, transformant en arrière-plan ce qui, étant différent, se tient sur le même plan);
b) soit marginal, l'homogénéité pouvant bien à certains endroits, rares et pour des périodes limitées, susciter des arrières-plans provisoires et exceptionnels.
Le complotisme se révèle une imposture explicative en ce qu'il ne peut expliquer que des bribes de cohérence, contradictoires avec ce qui leur est extérieur, au nom du principe selon lequel est contradictoire, moins ce qui est faux que ce qui est fini.
C'est même une exigence absolue, si la théorie d'ordre complotiste entend appâter des fans que de leur faire croire qu'elle va révéler la vérité face à l'imposture de la VO, en prenant garde de surtout différer, à jamais, sa promesse alléchante et aguicheuse.
Les fans n’aperçoivent pas la contradiction, empêtrés dans leur conception étriquée de la réalité, qui se limite à un petit bout de territoire, dont l'ensemble semble homogène : le propre de la contradiction est de proposer un domaine homogène qui entre en contradiction avec l'extérieur, et non un ensemble de contradictions internes, qui seraient intenables (et rendraient impossible la persistance insistante de la contradiction).
Plus le domaine est petit, plus la contradiction est forte. La taille du domaine s'apprécie en fonction du nombre de propositions qui le constitue (le minimum serait la simple proposition d'opposition à ce qui est extérieur; juste au-dessus, plusieurs propositions de cet acabit). 
Le complotisme ne propose rien de concret pour sortir de sa situation de complot perpétuel et inévitable, si ce n'est de rappeler que les complots, expression sociale de la contradiction ontologique, structurent de manière fondamentale la vie sociale - ce qui implique que le complotisme en reste à une approche sociologique de la réalité, de type fataliste ou pessimiste.

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