mardi 13 avril 2010

Une conférence confessionnelle


Mariano Luis - Le chanteur de Mexico
envoyé par Salut-les-copains. - Regardez d'autres vidéos de musique.

Dans son dernier ouvrage, Tropiques, cinq conférences mexicaines, le philosophe Clément Rosset prétend éclaircir une bonne fois pour toutes (l'expression préférée de son ami Derrida) sa conception du réel. Le projet se situe dans la première partie de l'opuscule, qui s'intitule L'Idée fixe. "Il m'a souvent été reproché de recourir à un mot censé tout expliquer mais qu'en revanche rien n'explique ni même ne définit". Dans le prolongement de cette présentation, Rosset fait montre d'un certain optimisme, puisqu'il n'hésite pas à expliquer que "tout le monde sait parfaitement" ce que signifie l'adjectif réel.
Ah bon? Ravi de l'apprendre - car moi je l'ignore toujours et je pense que si quelqu'un le savait, à commencer par Rosset, l'objection ne reviendrait pas aussi fréquemment. La seule explication qui vaille serait de considérer que l'adjectif réel (qui "distingue un événement fictif d'un événement réel, un fantôme d'un être vivant") renvoie au réel le plus immédiat et le plus sensible. Auquel cas Rosset définirait de la manière la plus minimaliste et réductrice le réel et n'aurait jamais dépassé le stade de l'interrogation ontologique antique, telle qu'elle émane de la pensée des pré-socratiques ou de Platon lui-même.
Le problème, qui ressortit de l'acception rossétienne du réel, tient dans le sens de réel. L'effort des platoniciens consiste à dépasser le sensible, étant entendu qu'on ne peut définir le réel d'une manière aussi réductrice. Rosset éluderait la difficulté philosophique au lieu d'en proposer une innovation? Le réel de Rosset reposerait-il sur une fumisterie conceptuelle, au sens où certains mots employés ne définissent rien de précis, comme en ont pris l'habitude les postmodernes, qui usent avec d'autant plus de délice de termes ronflants que ceux-ci ne veulent rien dire de précis ou rien de nouveau (je pense à la démarche d'un Deleuze)?
C'est le constat que dresse Rosset au détour de son raisonnement : "Je remarque en passant que le fait de créer des néo-vocables, tels (en français) "historial" ou "historialité" (à côté d'historique et d'historicité), ne suffit pas en soi à créer des concepts, ni des objets de conception. Inventer un mot n'est pas forcément inventer une chose".
Rosset pour justifier son emploi non défini du réel comme mot-clé se réclame de la démarche philosophique classique : "Le fait de mettre un mot en exergue ou en porte-drapeau de sa pensée, de mettre en somme un mot au-dessus de tous les autres mots, est et a toujours été le fait de tous les philosophes, particulièrement des plus éminents". Rosset ajoute : "Car toujours un "mot-clé" est censé rendre compte de l'ensemble de la pensée du philosophe, mais un mot-clé dont rien ne rend compte".
Puis Rosset se lance dans l'énumération des philosophes classiques qui utilisent ce fameux mot-clé inexplicable et expliquant l'ensemble de leur système : Platon et son Idée; Plotin et son Un; la mystique rhénane et Dieu; Schopenhauer et la volonté; Heidegger et l'Être. Rosset précise sa thèse : "Ce que je remarque là n'est pas une objection à la pensée de Platon, puisque je me propose de suggérer ici que le fait de monter en porte-drapeau de sa philosophie un mot, qui explique tout mais que rien n'explique, ne constitue pas du tout la faiblesse d'une pensée mais signale au contraire la force et la cohérence de celle-ci."
Du coup, Rosset, qui semble ne plus se moucher avec le coude depuis qu'une certaine renommée l'a en partie célébrée, constate : "En un certain sens donc - mais seulement en un certain sens, j'y reviendrai - ce que j'appelle pour ma part le réel ne diffère guère de ce que Platon appelle l'Idée, Plotin l'Un, Denys l'Aéropagite Dieu, Schopenhauer la volonté, Heidegger l'être." Rosset amalgame ici la démarche métaphysique classique expliquant le sensible par l'idéal (ce que Nietzsche moquera sous le terme de dualisme) avec la démarche antagoniste, nihiliste ou immanentiste, dont un Schopenhauer est le représentant attitré.
Rosset analyse longuement ce que Platon entendrait par réel avec la distinction des lits : "Aux yeux de ce prince des philosophes, le seul lit qui existe est justement celui qui n'existe pas, - et que le seul de ces trois lits dans lequel on ait envie d'aller dormir est celui construit par le menuisier, certainement plus confortable que celui peint sur mon tableau, ou que celui dont un dieu a conçu l'idée intelligible". Cette démarche de Platon, typiquement ontologique, se distingue du tout au tout de la démarche propre de Rosset, selon laquelle le lit réel serait le seul lit physique.
Rosset ne craint pas d'amalgamer l'approche de la métaphysique classique avec sa propre conception, dissidente selon lui - et que j'appelle pour ma part immanentiste : "Le "réel" tient chez moi la même fonction que celle de ces cinq réels fondamentaux dont se recommandent les cinq auteurs que je viens de citer; d'autre part, ces cinq réalités fondamentales, fétiches selon moi de la réalité, ne désignent rien d'autre que ce que j'appelle moi-même le réel". Rosset se montre de mauvaise foi et opère une distorsion logique entre sa démarche et la démarche de la philosophie à laquelle il n'a eu de cesse de s'opposer.
On pourrait remarquer à la suite de Platon, le prince des philosophes selon Rosset lui-même, que Rosset biaise avec le réel, en tout cas qu'il fait mine de ne pas voir la différence pourtant patente entre la démarche métaphysique et sa propre démarche. Je le répète, Rosset ne peut ignorer l'amalgame grossier qu'il opère. Il se situe dans les pas des tours rhétoriques des sophistes, que Platon déjà avait dénoncés à son époque.
Est-ce la raison pour laquelle Rosset a recours à l'accumulation et revient à l'examen d'autres pensée philosophiques qui apportent de l'eau à son moulin : Marx, Hegel, Aristippe? Si Rosset cite Aristippe dont la stature philosophie est inférieure à celle de Platon (au point qu'on parle à son sujet de socratique mineur), c'est qu'Aristippe rejoint sa propre démarche ontologique : "Le plaisir étant le seul bien, le plaisir sexuel qui en est le comble est évidemment le plus grand des biens". On peut même se demander si l'apologie d'Aristippe l'hédoniste dont s'est réclamé Onfray dans un ouvrage critique enfin intéressant (c'est rarement le cas chez lui, avec sa manie d'exhumer des philosophes inconnus, qui le sont justement, soit dont l'intérêt posthume laisse à désirer) ne cache pas une convergence de vue - entre Rosset l'immanentiste terminal et Aristippe l'hédoniste. Dans son entretien avec le journaliste Polac, Rosset dressait l'apologie quasi ultime de l'éjaculation, expliquant non qu'elle constitue un plaisir, mais le bien suprême.
Aristippe rejoint cette démarche (historiquement l'initie) : "Si le plaisir sexuel est le plus grand des biens, c'est parce qu'il en est le plus réel". Puis, après avoir cité en appui d'Aristippe Sade, l'auteur-fétiche des immanentistes contemporains qui rêvent de légitimer la perversion sexuelle derrière l'art, Rosset en vient enfin à reconnaître l'opposition entre la démarche d'un Platon et sa propre démarche : "Il y a cependant une différence entre le recours à tel ou tel mot-clé chez la plupart des philosophes qui en font le centre nerveux de leur système, et mon propre recours au mot de réel". Quand même.
Rosset poursuit : "Alors que le réel dont je me recommande n'est pas séparé de la réalité immédiatement sensible et perceptible, pas plus qu'il ne constitue un principe interprétatif ou explicatif mais laisse au contraire le réel à son opacité (d'être rebelle à toute explication humaine) et à son mystère (d'exister)". Rosset se montre proche de la démarche immanentiste de Marx (et son économique) et du nihilisme d'Aristippe (et son plaisir). Par contre, une différence de taille le sépare d'un Platon et des métaphysiciens classiques dont il se réclame pour expliquer son recours indéfini (et non défini) au réel.
La mauvaise foi de Rosset sourd à cet instant : en amalgamant, il déforme grossièrement sa propre démarche, qu'il aimerait rendre philosophiquement classique. En réalité elle est immanentiste et c'est cet immanentisme que Rosset souhaiterait cacher. Est-ce parce qu'il sent que l'immanentisme s'effondre? Est-ce parce qu'il cherche à se donner une couverture épistémologique et historique? Rosset justifie sa non définition du réel par la démarche philosophique dans son ensemble : "Il serait vain et contradictoire de définir le réel à l'aide d'attributs qui seraient nécessairement extérieurs à l'objet qu'ils prétendent définir, comme il serait contradictoire que Plotin définît l'Un par l'un de ses attributs qui n'aurait d'autre effet que de démembrer l'unité qu'il a en vue."
Rosset examinant par la suite des sujets connexes (principalement autour du kantisme), nous avons fini de citer la pensée de notre immanentiste terminal. Pour justifier sa démarche tarabiscotée, Rosset a beau jeu de remarquer que tous les philosophes usent d'un fondement (qui est leur point de centralité ou de référence) non défini et non définissable. Pour autant, le vice de pensée de Rosset se situe dans cet amalgame entre les philosophes classiques comme Platon ou Plotin et les philosophes dissidents comme lui-même voire Marx.
La différence est facile à énoncer et Rosset ne peut pas ne pas l'avoir en vue : les philosophes classiques distinguent entre le sensible et leur référence idéale, alors que les philosophes dissidents considèrent, à l'instar d'un Nietzsche, que le point de référence idéal est illusoire. On peut les considérer du coup comme des monistes car leur définition réductrice du réel (au sensible) aboutit à leur pseudo-unicité.
La supercherie de Rosset coule de source : quand un philosophe classique ne définit pas son mot de référence, il opère une distinction entre le sensible et sa référence idéale (ainsi du binôme Être/étants d'un Heidegger); alors que le philosophe dissident, fidèle en cela à l'esprit du nihilisme atavique, se contente de réfuter l'idéalité pour ne considérer que le seul sensible en tant que réel. En ne définissant pas son mot de référence, Rosset ne définit plus rien, et verse dans l'irrationalité obvie. La démarche d'un Rosset n'est pas du tout la démarche d'un Platon.
Platon se réfère à l'Idée non définie pour mieux définir le sensible distinct et distingué - quand Rosset se réfère au réel non défini pour mieux ne pas définir le sensible identique. L'amalgame de Rosset est double : amalgame historique, amalgame ontologique. La philosophie classique distingue entre le sensible et l'idéal; la philosophie dissidente réfute l'idéal et ne considère comme réel que le sensible. La démarche de non définition de Rosset se distingue du tout au tout de la démarche de non définition de Platon. L'un ne définit pas le sensible quand l'autre ne définit la référence.
Quand un Rosset avoue ne pas pouvoir définir son réel, il n'use pas de la même démarche que Platon. En réalité (c'est le cas de le souligner), il verse dans l'irrationalisme qui consiste à réfuter l'effort de définition sensible. Rosset est un tautologue qui pense que le réel est le réel. Ce qui est intéressant dans son opération de camouflage entre sa démarche et celle de Platon, c'est qu'il avoue à rebours que la philosophie immanentiste à laquelle il se réclame (en admirateur de Nietzsche et surtout de Spinoza) échoue radicalement à mieux définir le réel que la philosophie classique moquée et rendue inférieure.
Loin de constituer un progrès, la démarche immanentiste est une régression. Le cas de Rosset illustre presque explicitement l'échec. Dans l'esprit d'un Platon, on part du constat que le réel ne se limite pas au sensible incomplet et imparfait. Qu'il convient d'englober ce sensible dans le vrai réel. Pour Platon, ce réel parfait et complet renvoie à l'idée. Le sensible est englobé dans le réel. Nietzsche en considérant que le réel idéel est ailleurs commet un contresens révélateur : il déforme la pensée de Platon pour rendre opérante sa critique.
Pour Rosset, à la suite de Nietzsche, l'unicité du réel rend caduc le réel idéel. Plus d'idéal. On pourrait attendre de cette solution qu'elle restaure la netteté de la définition ontologique, brouillée par la démarche philosophique classique, dont Platon est l'étendard représentatif. Point du tout : Rosset se révèle incapable de définir son réel simplifié et unique. Pas davantage que son maître Schopenhauer (et sa volonté absurde) ou Nietzsche (et sa trouble volonté de puissance). Pas davantage que Spinoza qui claironne à qui veut l'entendre qu'il est parvenu à une représentation révolutionnaire et supérieure du réel dans son Éthique alors qu'il a recours à l'incréation comme avatar de concept indéfini et irrationnel.
La démarche irrationnelle de Rosset l'immanentiste terminal ne fait que poursuivre l'héritage de l'immanentisme depuis Spinoza, voire du nihilisme atavique (dont on retrouve des traces dans le sophisme combattu par Platon ou dans l'atomisme d'un Démocrite, lui aussi violemment censuré par Platon). Cette démarche qui se voudrait tant supérieure est en fait inférieure. Car la philosophie classique englobe le sensible dans le réel pour définir le sensible. Peut-être ne parvient-elle pas à définir tout à fait le réel. Peut-être définit-elle le sensible avec bien des défauts et des inconvénients. En tout cas, son but est de définir le sensible par un point de référence supérieur et englobant (pas étranger et extérieur).
Toute démarche dissidente est soit supérieure, soit inférieure. La démarche dissidente du nihilisme, en particulier de l'immanentisme, claironne sa supériorité. Cas tragique d'un Nietzsche qui se moque de Platon et de toute la tradition philosophique classique (qu'il n'a par ailleurs pas lue, dans un effort louable de conséquence). Son échec à définir le sensible la rend inférieure à la démarche classique : la démarche dissidente ne définit plus rien. Ni le sensible, ni l'extrasensible, qu'elle juge illusoire; alors que la démarche classique définit au moins le sensible par le recours à un mot-clé englobant et indéfini.
Non seulement la tradition laquelle se rattache Rosset est fantasmée et fausse, mais en plus elle est des plus périlleuses du fait de son impéritie caractéristique. L'entreprise de Platon consiste à fonder une référence idéelle pour empêcher le sophisme de triompher. Pour empêcher la loi du plus fort de triompher. Cette loi du plus fort connexe de la tradition nihiliste est présente chez Gorgias le sophiste si cultivée et pédant, chez Calliclès l'oligarque emporté, chez les personnages favorables à l'oligarchie dans le Gorgias. On en trouvera une illustration historique avec la Tyrannie des Trente.
La loi du plus fort, ou l'impérialisme, ou l'oligarchie, se développe sur le terreau du nihilisme, c'est-à-dire de l'école selon laquelle le réel se résume au sensible. Dans cette acception, l'indéfinissable est conséquent, puisque le réel est indéfinissable. L'ingéniosité des philosophes comme Platon consiste à tenter de dépasser ce point de vue en instaurant un point de référence englobant (qui depuis Platon ne varie guère). Les philosophes ont constaté tout comme les religieux, que l'hypothèse de la complétude du sensible reposait sur le mythe.
Ils cherchent à dépasser ce sensible et à l'expliquer en l'intégrant dans une réalité supérieure. Ce schéma indique que la philosophie dite dissident est aussi une régression et une erreur. Son hypothèse est réductrice et inférieure : seul le sensible est le réel. Non seulement elle ne répond pas à la constatation du caractère incomplet du sensible, mais encore elle lui oppose le déni en décrétant de manière insolente que le sensible est le réel, soit que le sensible est complet.
C'est l'hypothèse de tous les immanentistes depuis Spinoza. C'est bien entendu l'hypothèse de Rosset l'immanentiste terminal. Le fait nouveau chez Rosset (qu'il cherche à amalgamer l'entreprise philosophique classique et l'entreprise dissidente) indique qu'il ne sent que trop le déclin de l'immanentisme. Cherche-t-il aussi à se justifier au seuil de la mort dans une tentative désespérée de conjurer sa perdition théorique pourtant inévitable?
J'éviterai de tomber dans le psychologisme et en reviendrai à l'ontologie : non seulement Rosset amalgame son ontologie spécieuse avec l'ontologie platonicienne, l'ontologie dissidente avec l'ontologie classique, mais plus grave, il tente de manière perdue d'avance par cette duperie rhétorique cousue de fils blancs (ou noirs) de faire oublier que le modèle auquel il souscrit est inférieur au modèle qu'il dénonce. C'est fâcheux, car cela indique, outre la séduction de l'erreur, que Rosset aura passé sa vie à se tromper. De manière peut-être brillante (ou diabolique), mais de manière irrémédiable.

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