dimanche 29 mai 2011

Action indirecte

"Et, avec tout cela, il n'y a rien en moi d'un fondateur de religion".
Nieztsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis un destin.

Jamais Nieztsche ne fut préfasciste. C'est pire : il fut un inspirateur indirect du fascisme. Et pas seulement parmi les dirigeants politiques allumés de cette mode tragico-idéologique qui connut son origine sémantique en Italie et son acmé pathologique en Allemagne. Les inspirateurs du fascisme étaient des intellectuels importants et intelligents de l'époque opaque plus qu'épique. Prenons les cas de Heidegger, de Carl Schmitt, de Georges Sorel, des futuristes... Tous fascistes à un degré ou à un autre. Tous admirateurs de Nietzsche - aussi. Heidegger était un sacré pédant sacré érudit. Il a consacré deux tomes volumineux (et verbeux) à commenter son grand Nietzsche illustre.
Il a aussi et même adhéré brièvement au nazisme, au point que sa terminologie absconse et verbeuse de métaphysicien tentant de réconcilier la métaphysique avec l'ontologie en sortit passablement transformée. Il n'a jamais accepté de renier un engagement éphémère qui aurait pu être une erreur de jeunesse et se trouva du coup être plus que cela. Pourquoi un esprit aussi pénétré de philosophie et de poésie fut si influencé par Nietzsche et adhéra au nazisme durant sa jeunesse? Heidegger était si persuadé du désastre nihiliste qui attendait le monde libéralisé (vision lucide qui se vérifie en ce moment et que Nietzsche avait prophétisé à sa sauce irrationaliste) qu'il trouva un (sale) temps le nazisme comme un rempart idéologique au nihilisme. On pourrait discerner l'erreur confusionnelle entre le Nietzsche distinguant le nihilisme étriqué du dernier homme et le même Nietzsche qui, n'en déplaise à ses thuriféraires, est un nihiliste consommé et dénié selon se propres thèses. Duplication hallucinatoire et intenable qui mena notre penseur à la folie (la crise identitaire insurmontable).
La fausse question : "Nietzsche était-il fasciste, nazi, préfasciste ou prénazi?" cache la vraie interrogation : "Quel est le lien irréfutable entre Nieztsche et le fascisme?", quand on a constaté la convergence historique impressionnante entre ceux érudits et intelligents qui adhérèrent aux fascismes et l'influence nietzschéenne? Peut-on comme nombre de commentateurs postérieurs transis (un pléonasme) et moralistes (cacher la morale plus que la vérité) décréter que Nietzsche ne saurait être nazi au motif qu'il s'est opposé aux idées de sa soeur et qu'il a vociféré (avec raison) sa détestation des antisémites de son temps? Nietzsche présente dans son oeuvre des caractéristiques morales (au sens des moralistes français qu'il aimait tant) et philosophiques qui ont contribué à inspirer l'idéologie nazie.
C'est un fait que Nietzsche ne fut pas nazi au sens politique ou idéologique; mais qu'il fut l'inspirateur de valeurs ayant pour une part débouché sur le nazisme est un autre fait souvent oublié, voire réfuté. Quand on a expliqué que Nietzsche n'était pas nazi, on est loin d'avoir expliqué pourquoi tant de proches du nazisme ou de nazis se réclamaient de Nietzsche : parce que Nietzsche n'est pas un anti-nazi, mais un nihiliste et un oligarque dont les idées au demeurant assez rebattues sont plus larges et générales que les idées idéologiques et ratiocinées du nazisme.
L'hypocrisie des commentateurs de Nieztsche consiste à partir du principe que si Nietzsche n'était pas nazi et n'était pas antisémite, c'est la preuve qu'il était antinazi, tolérant, et pourquoi pas démocrate (si, si). On a même eu droit à la mode des nietzschéens de gauche avec les postmodernes transis et pédants comme Deleuze. La vérité est accablante : que Nietzsche ne soit pas nazi n'implique pas que Nietzsche soit antinazi. Au contraire, Nietzsche était élitiste, antidémocrate, conservateur fervent de l'aristocratie - et autres thèmes qui en font un oligarque consommé dans la tradition d'Aristote ou de Spinoza.
Nietzsche intervient juste avant que les idéologies totalitaires fascistes entrent en jeu. Il est pris comme modèle de référence par ces idéologies fascistes du fait qu'il leur fournit une inspiration. Qu'il ne soit pas strictement fasciste est un fait; mais qu'il soit en faveur d'idées plus larges et générales dans lesquelles les fascistes peuvent se retrouver est une précision qui n'est jamais ajoutée par les commentateurs (pourtant si subtils et précis dans leurs interventions érudites).
La raison pour laquelle Nietzsche ne sombra pas dans l'idéologie fasciste est qu'il n'est pas un penseur purement politique comme put l'être un Carl Schmitt, et qu'il oscille entre le moraliste de type français (son modèle préféré) et l'aphoriste. Nietzsche est un philologue qui admire la philosophie au sens de la pensée rationaliste et qui entend répondre point par point aux chrétiens et à Platon. C'est un penseur nihiliste et oligarchique, emblématique de la période de l'immanentisme tardif et dégénéré, qui inspirera le fascisme tout en le dépassant de loin de par ses problématiques.
Ce n'est pas parce que vous êtes un modèle et une référence pour votre disciple que votre disciple est toujours d'accord avec vous. Ce qui est valable pour n'importe quelle école vaut pour Nietzsche qui refusait les écoles. Ce n'est pas un penseur politique, mais un philosophe ayant des interventions dans le champ politique - toute tentative d'application purement politique de Nietzsche se heurte à la déformation, argument dont jouent les commentateurs transis pour opposer Nietzsche aux disciples fascistes. Point souvent avancé pour justifier de cette position myope concernant l'opposition entre Nietzsche et le fascisme, l'antisémitisme prôné par les fascistes est un des nombreux points qui entrent en contradiction avec la pensée du Maître. Est-ce à dire que parce que Nietzsche n'aurait pas été nazi ou antisémite, il aurait proposé une pensée républicaine?
C'est se moquer du monde que d'oublier que Nietzsche était un inégalitariste viscéral, un opposant à Platon et aux chrétiens et qu'il proposait l'horizon du Surhomme artiste créateur de ses propres valeurs pour résoudre la terrible crise nihiliste qu'il sentait poindre à l'horizon. A la limite, on pourrait avancer que Nietzsche aurait été un opposant farouche au nazisme parce qu'il lui aurait reproché son critère trop étriqué et trop idéologique. Nietzsche avait compris que le seul moyen d'imposer ses thèmes revenait à partir d'une optique plus large et générale (philosophique) et que toute approche strictement idéologique engendrerait l'erreur d'optique et l'action déformée.
De ce point de vue, il avait flairé l'aveuglement qui ne manqua pas d'emporter Marx et ses disciples, quelles que soient par ailleurs leurs qualités et leur générosité. Mais Nietzsche se trompe quand il défend le nihilisme antique des sophistes, des atomistes dont il est un observateur attitré avec sa formation de philologue helléniste de haut vol. Plus généralement, les critiques confondent l'absence de causalité directe avec l'absence de causalité indirecte. La causalité implique que la cause soit de même taille (niveau) que l'effet.
De ce point de vue, la cause directe du nazisme ne saurait être Nietzsche. Mais Nietzsche peut fort bien par ses thèses antidémocratiques et immanentistes ressortir de la catégorie de la cause indirecte, qui implique que l'effet découle d'une multiplicité de causes, certaines directes et certaines indirectes (moins visibles, car plus générales et lointaines). Les causes indirectes sont les influences qui sont de taille supérieure et qui de ce fait n'inspirent pas directement les effets, mais les influencent indirectement par les idées que nos causes contiennent et charrient.
S'il est certain que Nietzsche n'est pas directement l'inspirateur de l'idéologie nazie, il est certain qu'indirectement, par de nombreuses thèmes notamment politiques sa philosophie antiontologique et immanentiste a servi de théorie pour poser les bases des fascismes nauséabonds d'Europe. N'en déplaise à ceux qui essayent de faire de Nietzsche un penseur si exceptionnel et profond qu'il n'aurait rien à voir avec des applications idéologiques nauséabondes et discréditées, le lien entre Nietzsche et le fascisme, pour indirect qu'il soit, ressortit du fait historique, dont une particularité, aussi cruelle soit-elle, mérite d'être rappelée : la récurrence troublante avec laquelle tant d'esprits intelligents, cultivés et fameux sombrèrent dans les différents fascismes (dont le nazisme) en se réclamant pour une bonne part de l'héritage théorique de Nietzsche.

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