jeudi 24 mai 2012

Editorâle

Je joins l'éditorial en fin de note.

Sans trop perdre mon temps à noter que cet éditorial manifeste la purulence idéologique et morale des élites journalistiques parisiennes, dont Frachon est un cas attristant, j'aimerais dresser le catalogue de quelques mensonges que propage Frachon dans cet éditorial abominable d'un point de vue moral et qu'il intitule toute honte bue : "Le réalisme moral d'Alain Juppé". La morale platonicienne ou la morale néo-conservatrice issue de Bloom et de Strauss? Cherchez l'erreur.
Frachon nous fait le coup du journaliste qui connaît de près la situation en Libye pour l'avoir personnellement vécue : "On permettra d'abord à un journaliste qui a quelques années de Proche-Orient au compteur - et a travaillé plusieurs fois en Libye". Cette observation sinistre, quand on s'avise du chaos et des dizaines de milliers de morts (plus de 100 000) de l'opération OTAN en Libye, vise à légitimer une situation, alors qu'on procède par approximations néo-coloniales: depuis combien de temps connaît-on un pays pour y avoir travaillé plusieurs fois? Quand?
N'importe quoi, surtout. Ce ton néo-colonialiste de bobo de la gauche ultralibérale parisianiste devrait d'autant moins tromper que Frachon l'éditorialiste d'un journal se voulant la référence du centre-gauche libéral français est favorable à ... Juppé, qui en l'occurrence s'est aligné sur les positions de Cameron, un ultraconservateur libéral ... britannique.
Alors, on y va, dans le délire qui évoque le ton de la décadence et le Titanic :

- "Bien sûr, c'est Nicolas Sarkozy qui, début mars 2011, prend, avec le Britannique David Cameron, la décision d'appuyer militairement les rebelles libyens". 
Ah bon? Je croyais que le général américain et ancien commandant des forces européennes de l'OTAN Wesley Clark avait mentionné en 2007 que ces projets de remodelage du Moyen-Orient remontaient à au moins 2001 et émanaient des idéologues du PNAC et de ceux qui les inspirent, comme le sympathique Bernard Lewis, mentor de Huntington.


- "Après s'être assurés du soutien, indispensable, essentiel, des Etats-Unis" : 
ce ton comminatoire et péremptoire pour nous faire avaler de la propagande grossière : l'opération est décidée depuis plus de dix ans par des commanditaires anglo-saxons qui n'ont ni attendu le feu vert de Sarko et Cameron, ni celui d'Obama, encore moins l'imprimatur vérolé de l'ONU. Et dire que Frachon se présente dans cet éditorial comme analyste chevronné de la stratégie diplomatique mondiale. S'il est sincère, c'est un naïf. S'il ment, c'est un propagandiste. 
- "Le Guide avait promis un bain de sang" : 
l'aimable Frachon pourrait-il nous fournir la référence exacte dans laquelle Kadhafi, dont je ne suis nullement le défenseur, promet un bain de sang aux gens de Benghazi? Puis, il a promis un bain de sang à qui de Benghazi? Aux mercenaires qui étaient entrés en Libye et qui terrorisaient la majorité désarmée? Aux islamistes se revendiquant d'al Quaeda? A l'ensemble de la population innocente? De qui se moque-t-on avec ces généralités, qui montrent le niveau lamentable de réflexion auquel se livre Frachon pour le compte du Monde?
- "Compte-tenu de ce qu'ont été les quarante-deux ans de tyrannie kadhafiste - tueries, terrorisme et torture" : 
que le régime de Kadhafi soit une tyrannie par certains aspects indéfendables, c'est une certitude. Qu'il ait eu recours à l'assassinat politique, au terrorisme et à la torture, c'est une évidence (même si l'affaire la plus fameuse de Lockerbie est une fumisterie judiciairement attestée). Mais peut-on seulement résumer le bilan de Kadhafi à ces trois termes négatifs, quand on sait que la Libye était selon l'OCDE avant la guerre le pays d'Afrique le plus prospère, ce qui est un constat relatif, ou que Kadhafi avait engagé des travaux de construction de son pays colossaux et peu en rapport avec l'action d'un dictateur fou et détruisant son peuple? Frachon pourrait-il nous communiquer le nombre d'assassinats auxquels Kadhafi s'est livré pendant ses quarante-deux ans d'exercice du pouvoir? Combien d'actes de tortures? Combien d'actes de terrorisme? Quand on est un journaliste, le premier devoir est d'informer, pas de déformer. Alors, chiche, Frachon, forme.
- "On n'ose pas non plus imaginer les réactions des opinions arabo-musulmanes si Américains et Européens étaient restés bras croisés devant Benghazi pilonnée..." : 
Frachon fait du BHL, ce qui dénote le niveau de cet éditorial. C'est, comment dire?, très gentil et généreux de se mettre à la place des opinions arabo-musulmanes, qui se soucieraient de Benghazi. Encore du grand n'importe quoi, du néo-colonialisme du plus bas étage. Comme si les populations indigènes d'Orient étaient unanimement à défendre le parti de BHL et comme si elles attendaient des Occidentaux et de l'OTAN de l'aide désintéressé, démocratique et généreuse.
On a vu le résultat : en Libye,  plus 50 000 bombes, plus de 100 000 morts. Aucune révolution populaire. En Tunisie et en Egypte, là où les révoltes ont vraiment été populaires, les contre-révolutions qui ont suivi indiquent que les puissances occidentales refusent la démocratie pour les peuples d'Afrique au sens large. Cette tirade n'est envisageable que depuis le point de vue déconnecté d'un bobo parisien reprenant le point de vue du plus fort en oubliant que la vérité factuelle diverge du plus fort et lui est supérieure.
- "La Libye n'est pas non plus en proie à la guerre intérieure" : 
pour tout lecteur informé de la situation actuelle en Libye, c'est une insulte primaire et désespérée. Comment appelle-t-on le chaos et la guerre civile?
http://www.afrique-asie.fr/actualite/2925-chaos-en-libye.html
Frachon devrait aller réciter son article infâme à travers les tribus de Libye, en se baladant au fil de ses lignes, entre Syrte la rasée, Tripoli la massacrée (combien de morts lors de la prise de la capitale fin août?), le Sud abandonné et l'Est aux moins des commanditaires d'al Quaeda : les grandes compagnies d'énergie et les grandes banques anglo-saxonnes condamnées pour trafic de drogue et terrorisme. On l'exterminerait pour prix de la vilenie de ses propos et du décalage propagandistes entre ce qu'il raconte et la réalité, que tous peuvent vérifier depuis octobre 2011. 
- "C'est une position qui s'inscrit dans l'Histoire, pas dans le temps journalistique" : 
il a raison Frachon, de rappeler que ses propos n'ont aucune autre valeur que leur médiatisation du moment. Mais qu'il se rassure : sa grandiloquence ne saurait permettre à Juppé d'accéder ni à l'Histoire, ni à l'action mémorable. Juppé fut au mieux le petit bras armé français de l'impérialisme occidental. Et Frachon? Un porte-voix famélique de cet impérialisme terminal, qui a pour nom médiatique "ingérence démocratique" et qui correspond à la R2P, chère à l'actuelle Samantha Power et à l'oligarchie britannique qui promeut derrière des financiers philanthropiques comme Soros ces billevesées contradictoires dans les termes (la démocratie vient de l'intérieur ou n'est pas).

Voilà pour quelques mensonges patents, qui ne sont pas exhaustifs, dans cet éditorial qui réussit l'exploit d'associer le centre-gauche avec le néo-conservatisme, de promouvoir Juppé tout en se prétendant de la gauche, une certaine gauche, la gauche bobo, celle de DSK, de BHL, de Bruni, d'Attali, Lamy, de ces libéraux de gauche proches du progressisme pervers de Blair ou d'Obama, qui ont réussi l'exploit de s'associer avec les pires cercles conservateurs, notamment pour le cas libyen.
Je voudrais synthétiser les sornettes de propagande déversées par cet éditorial, emblématique d'une certaine manière de penser, revenir sur trois cas qui permettent de légitimer le point de vue de la R2P, de l'ingérence démocratique et de la guerre humanitaire en Libye. Que fut cette guerre? En Libye, l'OTAN décida de renverser le régime. Pour ce faire, il finança via les cercles saoudiens des milliers de mercenaires qui déstabilisèrent le pays et profita du tribalisme pour acheter certains clans, fort minoritaires, dans la société libyenne.
C'est suite à cette supercherie médiatique que l'on décréta que le peuple libyen s'était soulevé contre son horrible dictateur Kadhafi, alors que les manifestations de juillet 2011 réunirent malgré les bombardements et le chaos des millions de Libyens défavorables à la guerre et  au chaos. On les comprend, comme on se trouve estomaqué que l'on puisse penser que les Libyens aient pu dans leur majorité se montrer favorable au bombardement de leurs infrastructures, à l'assassinat de dizaines de milliers d'entre eux, à la guerre civile et à des opérations d'ingérence qui ne peuvent qu'être militaires, jamais démocratiques.
Je vois trois grands travers qui permettent de poursuivre l'entreprise de propagande, malgré ses travers grossiers et ses incohérences patentes :

1) La première consiste à amalgamer le peuple libyen à la personne de Kadhafi.
Si Kadhafi = dictature, toute guerre contre Kadhafi = guerre pour la démocratie. On en arrive à des équivalences commodes, qui réduisent les nuances à l'opposition de Kadhafi et de la démocratie. Le recours à la nuance rétablit la possibilité qu'une guerre coloniale ait été menée contre un peuple détruit (plus de 100 000 morts) et un régime autoritaire agressé.
Il est par ailleurs impérialiste de considérer que la seule démocratie est libérale, comme si l'Occident seul pouvait apporter la démocratie. En l'occurrence, les réalisations que l'Occident a apportées au reste du monde par la force sont impérialistes et coloniales, jamais démocratiques. En Libye, la guerre n'était pas une guerre pour que le peuple libyen accède à la démocratie libérale occidentale, mais une guerre coloniale pour détruire le régime de la Jamahiryia et installer en lieu et place un régime fantoche sous la coupe des intérêts qui financent l'OTAN.
Quand Kadhafi a été lynché et assassiné à Syrte, la guerre de l'OTAN s'est terminée. Le cas du peuple libyen n'a pas été résolu, surtout d'un point de vue démocratique. On voit mal comment en détruisant la niveau de vie, on pourrait installer la démocratie, alors que la démocratie suppose au contraire une hausse significative du niveau de vie.

2) Comment se fait-il qu'un dictateur ait fini en résistant ?
La Jamahiryia n'avait pas instauré un modèle de démocratie directe supérieur à la démocratie libérale de forme représentative. Elle a utilisé le terrorisme, la torture, le népotisme, la corruption, les coups tordus et les doubles jeux, les relations avec les services secrets et les officines des États occidentaux.
Kadhafi, loin du révolutionnaire opposé à l'impérialisme occidental, était un satrape qui entendait jouer le double jeu : collaborer avec l'Occident en lui rendant certains services; protéger le peuple libyen à condition que cette protection soit assurée par son clan seul. Le satrape est le prolongement du pouvoir impérialiste; Kadhafi était un satrape rebelle, mais c'était un satrape. Toute son action politique a été menée grâce à l'appui des services secrets occidentaux.
Bien qu'il s'en défende, il a constamment collaboré avec les services secrets favorables à l'Occident (dont ceux israéliens), qui l'ont aidé à se maintenir au pouvoir et à éliminer ses opposants internes. Raison pour laquelle l'action intentée au nom de la démocratie par les puissances occidentales ne peut être dénoncée : il faudrait alors mettre à jour les soutiens hypocrites, bien avant la réhabilitation des années 2000, de ceux qui soudain décidèrent qu'il fallait renverser leur ancien allié pour des raisons qu'ils avaient toujours connues et qu'ils exagéraient subitement : mobiles stratégiques - non démocratiques.
C'est faux, l'éditorialiste Frachon, ou convient-il de soutenir la morale si hautaine, pardon, si haute - de Juppé?
Dès lors, comment expliquer qu'un satrape soit parti en résistant - qu'il se soit opposé à ses alliés occidentaux? En s'opposant à la guerre impérialiste menée par l'OTAN, il s'est réhabilité. C'est dire à quel point cette guerre fut sale : pour réussir à réhabiliter un type aussi trouble que Kadhafi, il faut que le parti de l'ingérence démocratique (expression de l'impérialisme) ait agi de manière arbitraire, violente et illégale.

3) Peut-on ingérer la démocratie de l'extérieur?
Cette question, Frachon l'idéologue de l'impérialisme de gauche, tendance blairiste (les collusions entre Blair et le clan Kadhafi sont du domaine public), y répond d'une manière plus que partiale, en défendant l'indéfendable et manipulable Juppé, en lui donnant une indépendance qu'il n'a jamais eue (il fut au mieux un sous-fifre de l'atlantisme en France) et en fournissant aimablement une bibliographie orientée, partiale, exprimant le même point de vue que le sien. Du travail de journaliste. Frachon estime peut-être que le format de l'éditorial l'autorise à verser dans la propagande sous couvert d'engagement.
La théorie de l'ingérence démocratique contient une contradiction qui ne peut être levée que par l'usage de la force : on ne peut imposer la démocratie de l'extérieur pour la raison que l'accroissement d'un corps ne peut venir que de l'intérieur.
Accroître un ensemble de l'extérieur relèverait soit d'une puissance de création dont l'homme ne dispose pas, soit de l'impossibilité logique : l'homme n'est pas capable d'inspirer la croissance d'un domaine intérieur depuis un point extérieur sans que les deux domaines n'entrent en conflit et n'engendrent la destruction. Il ne peut créer que des domaines finis à l'intérieur de son propre domaine fini englobant; et il ne peut faire croître son domaine d'existence qu'en s'attaquant à un élément étranger à sa nature. De ce fait, la théorie de lignage impérialiste de l'ingérence démocratique (Grotius pour le compte de la Compagnie des Indes hollandaises, puis l'Empire britannique contre l'Empire ottoman) est contradictoire.
La définition du terme d'ingérence en dit long sur l'action que recouvre cette expression bigarrée : il s'agit d'introduire une substance dans le corps, voire de se mêler de quelque chose sans en avoir le droit, l'autorisation (selon Wiktionnaire). L'introduction d'une substance dans le corps ne peut avoir que des effets destructeurs pour l'intérieur. Soit que la destruction concerne une partie (jugée ou non néfaste), soit que la destruction concerne l'ensemble. Si c'est l'ensemble, comme ce fut le cas en Libye, où l'OTAN n'a pas éradiqué le clan Kadhafi mais le peuple libyen, l'action ne peut être positive pour le corps; si c'est une partie, l'action ne peut alors toucher l'ensemble, ce qui fut le cas en Libye, où la guerre lancée contre la Jamahiryia dura huit mois. Un chiffre officiel : plus de 50 000 bombes furent larguées - pour la démocratie. Quant au nombre de combattants (mercenaires plus forces spéciales de l'OTAN) qui au sol permirent le renversement du régime et son replacement par le chaos, il faudra attendre pour qu'on ose avouer leur nombre et leurs exactions.

Conclusion :
- si la guerre de l'OTAN baptisée "ingérence démocratique" fut en tous points une guerre coloniale visant au remodelage plus générale de la région et à l'exploitation des matières premières par les multinationales ad hoc, son seul élément positif est paradoxal : la rédemption de Kadhafi, qui après avoir réussi une révolution spectaculaire en 1969, avait basculé dans l'exercice du pouvoir violent - au discrédit historique.
- Sinon, l'éditorial de Frachon est un symbole parmi tant d'autres du glissement du journalisme parisianiste à vocation médiatique vers l'exercice de la propagande. C'est triste, la décadence, surtout quand elle prend les formes de la collaboration idéologique.


"Le réalisme moral d'Alain Juppé.

Quelques heures avant de quitter le Quai d'Orsay, voix sourde, ton serein, propos déterminé, il dit : "Je suis fier de ce que nous avons fait en Libye." Alain Juppé est direct, un rien rugueux. Analytique et clair dans l'exposé, droit dans ses bottes et les dossiers sur le bout des doigts. Il aime les affaires étrangères. Il a dirigé deux fois le ministère - de mars 1993 à mai 1995, puis de février 2011 à mai 2012. Il y a un lien entre ces deux mandats à la tête de la diplomatie française. Il y a quelque chose qui les rassemble, une affaire grave : l'ingérence. Comment répondre à la question : quand faut-il intervenir militairement dans les affaires d'un autre Etat ?
Bien sûr, c'est Nicolas Sarkozy qui, début mars 2011, prend, avec le Britannique David Cameron, la décision d'appuyer militairement les rebelles libyens. Après s'être assurés du soutien, indispensable, essentiel, des Etats-Unis, Paris et Londres obtiennent le feu vert du Conseil de sécurité de l'ONU. Mais Alain Juppé orchestrera cette politique avec d'autant plus d'efficacité et de conviction qu'il a sans doute la mémoire taraudée par deux précédents : le Rwanda et les Balkans. Lors de ces deux conflits, il était le ministre des affaires étrangères de François Mitterrand. Dans un cas comme dans l'autre, dans l'Afrique des Grands Lacs et dans la Bosnie assiégée, l'intervention est venue trop tard.
Quand il se confie à France Inter, mardi 15 mai, juste avant de quitter son bureau du 37, quai d'Orsay - rez-de-chaussée lumineux avec porte-fenêtre sur le jardin -, Alain Juppé dit encore : "En Libye, nous avons évité un massacre, nous avons évité ce qui se passe aujourd'hui en Syrie." A-t-il raison ?
Ceux qui dénoncent aujourd'hui l'opération avancent plusieurs arguments. L'intervention aurait dû se borner à défendre la population de Benghazi, que Kadhafi avait promise au massacre. Elle s'est transformée en campagne aérienne destinée à renverser un régime. Ce n'était pas prévu. Moscou et Pékin se sont sentis trahis. Du moins l'ont-ils clamé haut et fort. Exceptionnellement, ils s'étaient abstenus d'apposer leur veto à la résolution autorisant l'emploi de la force en Libye. Il s'agissait de mettre en application le principe onusien de la responsabilité de protéger les populations civiles.
Chinois et Russes imaginaient qu'on allait instaurer une zone de sécurité aérienne au-dessus de Benghazi, pas autre chose. On ne les y reprendra pas. Ils ne voteront plus aucune résolution au titre de cette responsabilité de protéger. Ce principe-là est mort et enterré dans les sables de Libye. Et sans doute les Syriens en sont-ils les premières victimes.
La France ne se serait engagée en Libye que pour faire oublier sa complaisance passée à l'égard des dictatures locales, poursuivent les contempteurs de l'intervention. "Printemps arabe" oblige, Paris aurait voulu redorer son blason dans la région. En vain. A en croire les enquêtes de l'institut Pew, l'intervention a été condamnée par les opinions de tous les autres pays arabes.
L'acte d'accusation fait encore observer que la Libye post-Kadhafi s'annonce comme un cauchemar : pagaille et règne des milices. L'absence de pouvoir fort à Tripoli favoriserait la déstabilisation de la zone sahélienne en Afrique. Enfin, concluent les critiques, rien ne prouve que Kadhafi aurait perpétré un massacre à Benghazi. Après tout, le Guide est un habitué des formules à l'emporte-pièce, un familier des mots d'ordre fantasques, un homme d'images, un poète.
L'argumentaire est intéressant. Mais il nous semble faux, point par point, sans exception. On permettra d'abord à un journaliste qui a quelques années deProche-Orient au compteur - et a travaillé plusieurs fois en Libye - de faire état de cette observation personnelle : en général, les dictateurs font ce qu'ils disent. Le Guide avait promis un bain de sang. Compte tenu de ce qu'ont été les quarante-deux ans de tyrannie kadhafiste - tueries, terrorisme et torture -, c'était prendre un gros risque que de laisser sa soldatesque entrer dans Benghazi. Ce pari, mieux valait ne pas le tenter.
On n'ose pas non plus imaginer les réactions des opinions arabo-musulmanes si Américains et Européens étaient restés bras croisés devant Benghazi pilonnée - comme ils l'ont été durant les trois ans du martyre de Sarajevo... Enfin, les cris de trahison poussés par Moscou et Pékin ne doivent pas impressionner : dès lors qu'il s'agit d'un de leurs alliés, comme l'est le Syrien Bachar Al-Assad, ils n'auraient de toute façon jamais autorisé la moindre ingérence.
Quelle était l'alternative ? Au fil des semaines et de l'insurrection, la Libye se serait figée dans la guerre civile. Des milliers de morts plus tard, les forces du régime, mieux armées, auraient fini par regagner l'est de la Libye, qui se serait de nouveau retrouvée sous la botte de Kadhafi. Scénario sinistre. Aujourd'hui, le pays n'est pas devenu un modèle de démocratie, loin de là ; le gouvernement a du mal à s'imposer aux miliciens, certes. Mais la Libye n'est pas non plus en proie à la guerre intérieure. Quant au Sahel, il faut être singulièrement naïf pour imaginer le Guide en garant de la stabilité d'une région qu'il n'a cessé de vouloir subvertir !
Il n'y a pas de doctrine de l'ingérence, dirait volontiers Hubert Védrine. Il n'y a que des situations singulières, du cas par cas. "Je n'ai aucun regret qu'il ait été mis finau régime de Kadhafi", confie Alain Juppé. Il a bien raison. Au Quai, où il est unanimement salué, il aura été l'homme du revirement de la politique arabe de Paris. Il a été l'avocat déterminé du soutien aux Arabes en lutte contre des dictatures cruelles et corrompues.
C'est une position qui s'inscrit dans l'Histoire, pas dans le temps journalistique. Elle comporte des risques, bien sûr - il n'y a pas de transition démocratique qui soit un fleuve tranquille. Mais elle est conforme à ce que la France prétendincarner. Alain Juppé l'a défendue avec brio. PS. Sur l'ingérence, la Libye, l'islam, la France et le "printemps arabe", trois ouvrages : Dans la mêlée mondiale, d'Hubert Védrine (Fayard), L'An I des révolutions arabes, de Bernard Guetta(Belin), et Le Choc des révolutions arabes, de Mathieu Guidère (Autrement).
frachon@lemonde.fr"

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