mardi 22 mai 2012

Le mimétisme et la linéarité

Le mimétisme est le meilleur moyen d'empêcher la création. A cette aune, qu'est-ce que la création? Réponse moderne issue du cartésianisme : c'est le fait de contacter l'intervention irrationaliste et miraculeuse de Dieu. Aristote avait déjà commencé par nier l'existence de la créativité dans le réel, prétextant qu'après le Premier Moteur, le champ physique du réel est soumis au mimétisme. Dans le schéma cartésien, la régénération de la métaphysique moribonde (sous les traits de la scolastique) passe par la reconnaissance d'un Dieu monothéiste, mais à condition que ce Dieu soit contraire aux principes chrétiens définis par Saint Augustin et qu'il réponde au contraire aux critères de l'irrationalisme (ce que l'on a appelé le deus ex machina).
La créativité s'apparente à de l'irrationalisme, ce qui n'est pas bon signe pour la possibilité de connaissance, quand on s'avise que ce qui est rendu négatif dans le nihilisme (le non-être ou l'irrationalisme) n'est pas accessible à la théorisation. On retrouve cette inclination pour le mimétisme et contre la création exprimable chez René Girard. En ce sens, Girard pourrait à bon droit être tenu pour l'héritier du cartésianisme bien qu'il se défende de reproduire les erreurs métaphysiques et préfère qu'on parle de ses travaux en termes anthropologiques.
Son mimétisme est certes constaté et décrit de manière approfondie, mais à aucun moment Girard ne se demande si le mimétisme est ou non la loi fondamentale régissant le comportement humain. En ce sens il fait fi de la créativité et il n'oeuvre pas en anthropologue, mais en théologien prônant une pensée chrétiennes des plus spécifiques et majoritaires, tournées vers le rénovateur de la métaphysique dans l'époque moderne. Dieu peut certes créer et inspirer certaines créatures, mais la créativité en dehors de l'intervention divine ne régit pas l'univers physique.
Si Girard n'a rien inventé de théorique, se contentant de reprendre le positionnement métaphysique moderne de Descartes, la principale critique qui peut être adressée à son oeuvre repose sur cette approche qui critique la philosophie depuis les sciences humaines avec un fort préjugé en faveur de l'irrationalisme, en particulier quand l'on sort du champ humain (auquel s'attache la démarche des sciences humaines, qui sont du positivisme accru : les faits sont réduit au champ humain, quand le positivisme entendait définir le réel comme factuel).
Si la création est un acte supérieur au mimétisme, Girard est là en personne et par son oeuvre pour attester que le mimétisme peut se révéler de l'excellence trompeuse, puisque de l'excellence inférieure à l'excellence créatrice, donc à ce qui devrait être le critère de jugement de l'excellence. On comprend pourquoi tant de scoliastes si érudits et si excellents du point de vue mimétique se révélèrent en fait des savants d'autant plus impeccables que leur savoir reposait en fait sur des données de plus en plus faussées (plus que fausses au départ). La métaphysique initiale est certes fausse au sens de lacunaire, mais c'est la volonté d'en faire un donné intangible qui la rend de plus en plus fausse.
Le constat prouve que l'infini existe et que le réel n'est pas fini. De même, l'érudit qui se trompe de plus en plus à mesure qu'il accorde sa confiance, non pas au savoir, mais au savoir figé, indique que le savoir étendu qu'il signale dans un donné délimité n'est pas grand chose en regard de l'infini. Sans doute le sentiment de puissance qui définit le savant trop souvent provient-il de cette impression de dominer à l'intérieur du réel, alors que ce ce qui est pris pour le réel relève en fait d'un donné. Mais alors que fait Girard quand il explique le comportement humain par le mimétisme et qu'il va plus loin puisque Dieu n'est pas seulement le Créateur pour l'homme, mais pour le réel? Il soumet sa théorie à une explication qui est inférieure à ce que nombre de ses analyses particulières peuvent proposer, notamment quand il se consacre au bouc émissaire ou à certaines questions concernant le divin.
D'où la raison pour laquelle on lui reproche non seulement de tout expliquer par de l'inexpliqué, mais aussi de tourner en rond : il y tourne véritablement avec ce fondement qui n'est certes pas bancal, comme il s'en défend; mais qui est insuffisant dans ce qui existe déjà : la créativité est donnée, bien connue et très supérieure au mimétisme. L'insuffisance explicative consiste à tout expliquer par une cause unique qui explique d'autant plus qu'elle ne décrit pas l'ensemble des phénomènes. Le mimétisme selon Girard décrit de manière satisfaisante et adéquate les phénomènes guidés par le mimétisme, sans jamais chercher à interroger la réalité pourtant visible et première de la créativité.
Le phénomène de l'explication oiseuse et circulaire s'explique par le fait que le circulaire tend à réhabiliter le schéma du réel fini et à dénier l'existence de l'infini. Raison pour laquelle on retrouve ce schéma chez les antiques Indiens, mais aussi chez Nietzsche, qui tente de lui conférer une portée rénovée en substituant au cercle la sphère (ce qui ne change rien, ou qu'en tout cas il se garde de préciser). Ce qu'il manque à une explication non fondamentale qui tend à s'ériger en fondamental, son caractère insuffisant, comme c'est le cas pour le mimétisme selon Girard, mais aussi le mimétisme en général, c'est qu'il n'explique en rien son renouvellement.
Même si l'ontologie n'explique pas l'Etre comme prolongement de l'être, elle explique au moins la créativité par la puissance supérieure (et inexplicable) de l'Etre. L'inexplicable rationaliste, telle est l'apanage de l'ontologie. Aristote et sa métaphysique souffre d'un problème : comment expliquer que le réel fini ne s'épuise pas en stipulant par ailleurs que la créativité a été abolie avec le Premier Moteur et qu'elle set absente du domaine physique? Descartes résoudra la question d'une manière différanciée en instaurant le deux ex machina, soit le fait d'expliquer de manière miraculeuse l'intervention de Dieu dans le domaine physique.
De temps en temps, Dieu surgit pour remonter la pendule épuisée du sablier physique... La faiblesse de l'explication d'obédience métaphysique (métaphysique antique ou métaphysique rénovée et moderne) ne perdure que parce que la créativité n'est pas expliquée de manière satisfaisante par l'ontologie. L'insatisfaction le dispute à l'insuffisance. D'une manière pragmatique assez déstabilisante pour une théorie qui se réclame de la supériorité du principe de l'ontologie proclamait que le dialogue débouche pratiquement sur le nouveau et que la création de ce point de vue s'observe en action. Platon crée ainsi son système ontologique.
Il reste à préciser que l'insuffisance théorique que charrie la métaphysique s'explique parce que le non-être n'est pas défini et ne peut être défini : le réel est forcément du quelque chose. Ce que vise le non-être c'est l'idée selon laquelle le réel n'est pas formé de manière homogène, mais par deux parties différentes. Différentes - pas distinctes. Le non-être résulte de l'incompréhension de la différence, que le nihilisme rapporte sous la forme déformée de l'antagonisme. Le nihilisme témoigne d'une incompréhension résultant d'une intuition au départ juste et d'une volonté d'expliquer le réel en rejetant tout ce qui n'est pas inexplicable immédiatement comme de l'inexplicable définitif.
Comment se fait-il que le réel ne puisse être que du quelque chose et que l'absence n'existe pas? L'absence supposerait que le réel soit l'état, l'ordre, approche déformante et réductrice qui ne retient pas le caractère hétérogène du réel, seulement une seule partie, et qui n'est pas le propre du réel, dont le mode de fonctionnement repose sur le décalage, le va-et-vient, le reflet, à condition de préciser que le mouvement incessant d'échange repose sur la croissance, l'augmentation, et non sur un face à face d'équivalence.
Empiriquement, cette résolution du conflit de contradiction initial provient du fait que l'état stabilisateur et conservateur aboutirait à la destruction du réel : le réel suscite la création augmentatrice pour échapper à l'état de contradiction initial (en termes de temporalité finie). D'où vient que le réel trouve la solution et échappe au chaos destructeur? Dieu serait celui qui résout et précéderait l'état de crise, qui définirait un état théorique imaginable, non pas dans l'état d'infini de type divin, mais dans l'état de finitude physique qui nous caractérise.
L'état de crise chaotique originel et fondamental n'a jamais existé dans le déroulement du réel en tant qu'il se révèle infini : l'infini est caractérisé par la résolution de la crise finie. Dieu est l'infini en ce qu'il se montre le malléable. Cette caractéristique n'est pas une solution à l'état initial, mais est la caractéristique du réel. Le réel n'est pas état, c'est le constat qu'il convient de dresser. Le réel est malléable, plastique, élastique. La ductibilité serait un terme technique convenable si elle ne désignait les propriétés de déformation plastique et de résistance contre la rupture d'un matériau, donc d'un objet.
Si la ductibilité contiendrait la malléabilité dans le domaine technico-scientifique, la malléabilité en philosophie est supérieure à la ductibilité, au sens où la ductiblité renverrait aux propriétés de résistance et de plasticité d'un objet, alors que dans le cas du réel, le réel n'est pas un ensemble défini, un domaine d'analyse ou de compétence, mais un domaine dans lequel tout domaine supporte une malléabilité contingente. L'infini renvoie à cette malléabilité hétérogène de l'ordre, qui implique que l'ordre naisse nécessairement de la malléabilité, mais que le réel fonctionne sur le mode complexe de la malléabilité.
Est-ce qu'il existe de la malléabilité à côté de l'ordre, tout comme le réel est hétérogène? Ou toute malléabilité se transforme déjà en ordre? C'est ce qui expliquerait la difficulté à déceler l'hétérogénéité du réel et à comprendre pourquoi l'hypothèse des multivers est biaisée : on aperçoit de l'ordre en estimant que l'ordre est la constante première du réel, alors que la constante première est sa malléabilité. La créativité n'est pas aperçue parce que la loi première qui régit l'ordre est le mimétisme - mais le mimétisme n'est pas la loi qui régit le réel du fait de son hétérogénéité.
L'hétérogénéité engendre la disjonction entre l'ordre et le malléable, que les nihilistes nomment de manière mal comprise le non-être. Pour se demander si le réel existe toujours à l'état d'ordre se superposant sur le malléable, ou si l'infini est ordonné, il faut réfléchir de manière linéaire. Mais si l'on s'avise de la distorsion dans le réel entre le malléable et l'ordre, il convient de comprendre que le déploiement de l'ordre est une particularité qui ne recoupe pas la manifestation du malléable. Si l'ordre se présente comme ce qui est, le faire ne suit pas le même mode. Il n'est pas, il fait.
Du coup, la question de savoir si le malléable existerait à côté de l'ordre, d'une manière parallèle, mais linéaire, ne tient pas : l'antagonisme suppose ainsi la linéarité. Au contraire, la texture en disjonction et en hétérogénéité du réel implique que ce qui n'est pas de l'ordre n'est pas étendu, mais au contraire se trouve ramassé en un point dense et coordonné avec l'étendue. De ce fait, l'étendue ordonnée semble infinie, car elle peut toujours se développer sous l'effet de son lien avec le point dense de malléabilité.
Le schéma de l'enversion permettrait ainsi de caractériser le point dense de l'infini, qui est relié avec l'ordre et qui n'est stable que dans la mesure où il contient à la foi l'infini et l'infiniment petit. L'intuition de la monade selon Leibniz serait juste à condition de préciser que la monade n'intègre pas l'ordre de l'Etre, mais constitue la disjonction entre l'ordre et le malléable, qui permet d'expliquer l'infini sur un autre mode que la linéarité.
L'infini est ce qui est dense. seul ce qui est infiniment petit peut être en même temps dense. L'infini réside dans cette problématique qui résulte d'une manière de concevoir assujettie aux normes de l'ordre - mais ce constat de limitation est aussi optimiste : l'ordre est capable de penser le malléable avec difficulté et par paliers. Raison pour laquelle la conscience présente autant de difficultés pour saisir les questions universelles comme le divin : si le réel est formé de manière hétérogène, en enversion et disjonction, il n'est pas possible de parvenir à comprendre par un raisonnement linéaire. La difficulté provient justement de cette enversion, mais le lien en enversion implique que la connaissance soit possible. Elle s'effectuera de ce fait seulement de manière lente, ardue, progressive, inégale et pénible.

Aucun commentaire: