mardi 1 mai 2012

Les deux intelligences : mimétisme et création

Nous sommes confrontés à deux types de bêtise : la bêtise qui ne comprend pas le réel, qui n'est pas capable d'interpréter; et la bêtise qui comprend ce qui est donné (déjà), mais qui est incapable de créer. D'où deux types d'intelligence connexes : l'intelligence qui comprend ce qui est donné et l'intelligence qui est créatrice. Comment se peut-il que des gens ayant reçu des diplômes soient considérés comme se comportant de manière bête? Parce que le diplôme sanctionne un niveau donné et renvoie à la bêtise anti-créatrice ou infracréatrice.
J'opposerais l'intelligence créatrice à l'intelligence mimétique pour mieux comprendre pourquoi il est deux types de bêtise : l'intelligence créatrice est supérieure à l'intelligence mimétique. La créatrice se caractérise par le fait de croître en créant. La mimétique, par le fait d'associer de manière pertinente des éléments qui existent déjà, ce qui explique pourquoi elle finit par s'étioler et sombrer dans la bêtise - et pourquoi Aristote estimait confusément qu'il frisait la fin de la philosophie en tant que science des sciences (métaphysique). 
On peut ainsi se montrer des plus brillants dans l'intelligence mimétique : il s'agira d'associer des éléments complexes pourvu qu'ils existent déjà. Raison pour laquelle on valide tant la synthèse de nos jours dans les milieux brillants d'Occident, notamment en France pour le prestigieux concours de l'ENA. A y bien regarder, l'exercice de synthèse se trouve plus dissimulé dans l'art de la dissertation, mais fondamentalement présent : il s'agit d'épreuves historiques et non créatrices, où l'on attend des candidats plus qu'ils problématisent à partir du savoir donné qu'ils se lancent dans de la philosophie créatrice.
L'intelligent mimétique caractérisé ne peut que sombrer dans la bêtise, au sens où il associe avec virtuosité des éléments qui existent déjà sans jamais s'attacher à relever la supériorité de la création. Son activité débordante finit par engendrer la dégénérescence. Ce qui sauve l'appréciation sur sa qualité s'explique par le fait que le processus de dégénérescence durera plus longtemps que sa propre action mimétique, évitant un jugement pour le coup inféodé au mimétique : immédiat. On relève souvent que l'action de fort brillants académistes consiste à sombrer dans une certaine forme de bêtise totalement inexplicable : c'est qu'ils dégénèrent au fi du temps.
Par ailleurs, le manque de jugement est souvent remarqué comme principale critique à adresser aux excellents mimétiques : il est normal que les intelligents mimétiques manquent de jugement car ce qu'ils ont appris et qu'ils savent reproduire avec brio réside dans le mimétisme, pas dans l'évaluation que signifie le jugement. Pour s'intéresser à la pertinence du jugement, il convient de prendre en compte la supériorité de l'intelligence créatrice.
L'intelligence créatrice ne désigne pas tout acte revendiqué tel de création, car nombre de créations repose sur le mimétisme, soit le fait de prétendre créer tout en demeurant confiné dans l'espace donné et préexistant. La création désigne physiquement la capacité à croître et à proposer théoriquement des principes qui permettent à l'homme de subsister dans le réel. A quoi sert l'homme? A permettre la pérennisation du réel en encourageant sa propre domination sur son espace.
La supériorité de l'intelligence créatrice sur l'intelligence mimétique implique que l'on soit intelligent dans le mimétisme, mais que la limite au mimétisme revienne à prôner la contradiction. L'intelligence créatrice commence par reprendre le mécanisme mimétique, mais rapidement elle le dépasse et passe à autre chose, ce qui explique pourquoi le changement de paradigme et la discontinuité sont les deux caractéristiques majeures de la création.
Le mimétisme continue à approfondir le donné jusqu'au moment où il arrive à son impasse qu'il prend pour son faîte : la fin peut être glorifiée, mais son résultat effectif ne sera ni efficient ni glorieux - fini. La création suppose le changement de paradigmes, de fondements, d'axiomes, qui n'est pas un changement de type immanent, ou métaphysique, au sens où le meta s'oppose au transcendant, mais un changement croissant, au sens où la création surmonte et domine - donc englobe. L'intelligence créatrice est incomprise par l'intelligence mimétique au sens où elle représente un changement paradigmatique, donc une remise en question du domaine dans lequel s'ébat le mimétisme.
Le mimétisme ne peut comprendre la création, comme l'académisme passe à côté de ce qui est original et nouveau (supérieur et croissant). L'infériorité du modèle mimétique est d'autant plus scandaleuse pour l'excellence mimétique que le mimétisme tend précisément à l'excellence dans la limite du mimétisme. Il est impossible pour un érudit qui a tant travaillé pour maîtriser le champ vaste et impressionnant de son savoir d'admettre le changement créatif, qui passe par le dépassement de son donné et par la production d'un domaine supérieur et englobant. Il est impossible pour un scientifique sorbonnard d'admettre soudain que son modèle scientifique va être remplacé et dépassé par la science expérimentale.
C'est un affront pour l'intelligence mimétique que d'admettre que son modèle est inférieur, alors qu'elle a accompli tellement d'efforts pour maîtriser son savoir. La distinction entre connaissance et savoir recoupe la différence qualitative entre mimétisme et création. Le mimétisme apporte des savoirs : des contenus figés. La création apporte la connaissance, soit la faculté de croître et de passer d'un domaine délimité à un modèle englobant et supérieur. Que le mimétisme finisse en bêtise est plus difficile à comprendre que la bêtise pure ou que l'intelligence créative supérieure à son modèle.
Le constat implique que la bêtise soit aussi intelligente, soit que l'on intègre dans le raisonnement non-contradictoire la contradiction. Mais c'est que le moyen de sortir de la contradiction passe par la créativité, comme le propre du mimétisme est de demeurer dans la contradiction, et que son action finit dans la destruction. C'est ce qui est survenu avec la métaphysique, qui pour avoir décrété que le réel était fini a inscrit son action dans la finitude, si bien que l'on peut proclamer que la métaphysique est finie, non le réel.
La mentalité mimétique empêche de voir la dimension créatrice qui est inscrite dans le réel et qui se révèle supérieure au mimétisme : selon elle, le domaine fini n'est pas soumis à la contradiction, ce qui lui permettrait de percevoir la nature impossible de son raisonnement et de son inclination, mais elle est au contraire le seul moyen de trouver de la non-contradiction en l'expurgeant d'un domaine délimité vers le non-être indéfini et indéfinissable. Ce que le mimétique a du mal à comprendre, c'est qu'il rétablit la contradiction entre être et non-être, car s'il ne définit pas le non-être positivement, il l'oppose négativement à l'être.
La créativité est supérieure au mimétisme en ce que le mimétisme ne permet pas de sortir de la contradiction et agit comme une mentalité de reproduction qui est inférieure à l'opération de prise de conscience (conscientisation, selon un terme peu élégant). Seule la créativité permet l'opération de prise de conscience, pour une raison qui a trait à la conscience partielle : seule la conscience totale (divine) pourrait cerner l'ensemble du réel. La conscience partielle ne peut accéder à la conscience en tant que processus total puisqu'elle fait partie de ce qu'elle entend analyser. Elle utilise pour ce faire l'opération de décalage, qui consiste, non pas à différer au sens de la différance postmoderne (mineure mais emblématique d'un mode de diversion confusionnel), mais à croître par le décalage produit.
La conscience partielle n'est pas totale, tant s'en faut; mais permet d'obtenir un savoir suffisant pour poursuivre la croissance physique et la pérennité du réel (dont le mode d'action humain n'est qu'un des moyens dans un ensemble qui le dépasse et que l'homme impute au divin, faute de pouvoir pour le moment l'expliquer mieux). Quand on entend que la connaissance progresse, la progression en question désigne la croissance physique, ce qui implique que le décalage relève de la progression. C'est cette démarche consciente qui traduit l'intelligence créatrice, quand l'intelligence mimétique se place dans la volonté métaphysique ou immanentiste de demeurer dans un certain donné, un certain ordre, de la stabilité.

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