mardi 24 septembre 2013

La réforme de la métaphysique

L'actuelle réforme philosophique, à laquelle nous assistons et que nous ne comprenons pas, tant elle redéfinit les contours de la philosophie, jusqu’à rompre avec toutes les options de son histoire, est avant tout la réforme de la métaphysique. La métaphysique avance que ce qui a péché depuis Aristote n'est pas la finitude du réel, que cette finitude est encore trop lâche, qu'elle mérite d'être recentrée sur la seule subjectivité (le fini subjectif mieux et plus restreint que le fini strict). La découverte de Descartes pourrait ainsi être : la raison ne concerne pas le monde, seulement individu (on comprend à partir de ce constat pourquoi Spinoza commence par suivre le cartésianisme, avant de proposer un modèle hérétique, qui fait du désir le nouveau modèle de la bonne forme, comme si Spinoza avait encore réduit Descartes du cogito au désir). 
Depuis Aristote, on se pose la question : quelle est la bonne forme?, au sens de : quel est le véritable fondement du réel? Et la métaphysique répond au fur et à mesure de son histoire avec restriction, passant du fini (qui implique que la raison se confonde avec son objet) vers la subjectivité encore plus finie. La différence entre Descartes et Spinoza : le rationalisme de Descartes côtoie l’irrationalisme de la volonté, qui exprime l’irrationalisme de Dieu, tout-puissant autant qu'incompréhensible; tandis que chez Spinoza, l'identification du désir est d’essence irrationaliste, puisqu’elle est injustifiable, autant que l’incréé (l’immanence étant une approche au fond négative et dénuée d’explication du réel et de la question de sa création). Mais Descartes est encore universaliste, alors que Spinoza annonce déjà la singularisation de la théorie, qui mènera vers l’apologie de la singularité chez Rosset le spinozo-nietzschéen (dont un livre s’intitule L’Objet singulier).
Descartes rend sa méthode singulière, au sens où elle n'est pas généralisable. La philosophie de Rosset serait seulement applicable à sa personne et surtout pas source d’inspiration pour d’autres (au sens positif, car au sens négatif, ses quelques disciples médiatiques et médiocres montrent assez la décrépitude qualitative que peut engendrer ce type de filiation intellectuelle et philosophique. Descartes estimerait ainsi, dans un bel élan d’incohérence, que l'addition des raisons singulières peut engendrer une réforme collective, davantage d'ordre métaphysique que politique : "La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre" (Méditations métaphysiques). Descartes ruine la possibilité d’universalisme de la philosophie en montrant que l’universel s’incarnerait dans un drôle de singulier, qui devrait jeter les ponts pour assurer la réconciliation universelle de l’intérieur et de l’extérieur, mais n’y parvient pourtant jamais, ou de manière malaisée et peu satisfaisante (au point que Pascal déclarera Descartes inutile te incertain, ce qui n’est pas qu’une boutade).
Ce faisant, Descartes assigne à la métaphysique une spécificité singulière de plus en plus amoindrie par rapport aux objectifs initiaux d’Aristote. Aristote visait encore l’universel en énonçant qu’il n’y a de science que du général, alors que le particulier se cantonnerait dans ce raisonnement à l’existence individuelle. Le général désigne la possibilité de théoriser dans le fini, ce qui est la réfutation du singulier dans la théorie, et l’affirmation selon laquelle ce qui est singulier est une réduction de ce qui est réel et théorique, fût-il fini. La revendication d’Aristote tient à ce qu’on peut instituer du général et du théorique dans le fini. Même lui reconnaît que ce n’est pas possible avec le singulier et le particulier. Il ne s'agit pas de reprocher à Descartes, et même à Spinoza, d’avoir tenté de circonscrire l’universel fini au singulier.
C’est l’entreprise à laquelle s’astreint Rosset, et son radicalisme constitue en ce sens une gradation de Spinoza, et même de Nietzsche, pourtant spécialisé dans les outrances verbales et les envolées lyriques d’ordre postromantique (parfois même relevant de l’anarchisme de droite). Descartes n’est pas sur cette ligne extrémiste, au sens où la radicalisme (qui peut être positif) est devenu simpliste et violent (l’apologie du singulier comme fondement du réel). Descartes essaye :

1) de trouver un fondement d’ordre universaliste qui sera la cogito;
2) de relier le cogito avec le monde extérieur des corps, le domaine du physique.

1) Le cogito est universaliste au sens où il est accessible à n’importe quel individu humain ayant accès à la pensée et où surtout il permet d’accéder à l’universel qui est l’ambition de Descartes : la réconciliation entre l’intérieur et l’extérieur, avec pour point de départ la certitude de disposer d’un fondement sûr et l’espérance de pouvoir connaître l’extérieur avec méthode, sinon certitude.

2) La difficulté que Descartes affronte est moins de relier l’intérieur et l’extérieur que de les relier selon la même modalité, le même degré de certitude. Descartes affirme à plusieurs reprises que la connaissance physique ne peut s’ancrer sur le même degré de certitude que l’expérience que délivre le cogito (je suis, j’existe). Du coup, si son rêve de certitude s’effondre, on peut aussi bien se demander s’il parvient à instaurer un véritable mode de connaissance ou s’il ne biaise pas avec son exigence au fond peu vérifiable d’idées claires et distinctes, en faisant des idées claires et distinctes des formes d’autant plus certaines qu’elles sont au fond peu utilisables, peu vérifiables et avec peu de lien avec le restant.
Qu’est-ce que cet extérieur à qui l’on accorde la valeur de réel et qu’en même temps on décrète inférieur? Qu’est-ce que cette connaissance qui ne parvient jamais à atteindre le degré de certitude? D’une manière générale, on pourrait se demander si le "moins réel" n’est pas tant l’extérieur incertain (seulement connaissable par les sens et l’imagination) que ce qui est frappé du sceau de la certitude et qui obéit au critère édicté par Descartes lui-même pour rénover la métaphysique et rendre la connaissance à nouveau possible suite à la sclérose de la métaphysique 1, notamment avec l’expression terminale de la scolastique. Qu’est-ce que le réel selon Descartes? C’est ce qui est certain. Descartes entend reconnaître ce qui est certain avec le cogito pour rendre certain la connaissance et ainsi rendre certain et connaissable l’extérieur du cogito. Mais le réel certain n’est pas le réel le plus réel, c’est au contraire le réel le plus étriqué qui soit. Le label certain ne s’attache qu’au réel qui est marqué par la finitude et par l’impersonnel. Descartes, pour refonder la métaphysique, entreprend de décréter comme certain ce qui fonderait la permanence tout en étant extérieur à ce critère décisif.
La certitude est le réel le plus étrange qui soit, non pas le réel le plus certain, mais le réel le plus certain car figé, indicible. Descartes pour le rendre certain l’ancre sur l’expérience (chaque individu peut ressentir que son cogito existe en réfléchissant) et sur Dieu. La singularité tendrait vers l’universel au sens où l’universalité du cogito n’est envisageable que via l’expérience la plus individuelle. Mais cette expérience n’est pas descriptible rationnellement, ce qui implique que le passage de l’individuel vers l’universel est seulement constatable empiriquement, sans être théorisable. Idem avec Dieu, qui à la fois fonderait et justifierait le cogito, et en même temps serait déduit du cogito. Mais le cogito est lui-même si peu descriptible que Dieu subit le même sort : il en devient indescriptible, ce qui fait que Descartes établit un raisonnement vicieux : l'indescriptible du cogito prouve Dieu l'indescriptible, qui lui-même fonde le cogito. Mais les deux sont indescriptibles, et le prouvé précède le fondateur, ce qui n’est pas logique. Le certain est à la fois le plus logique et le plus irrationnel, au sens où il renverse l’ordre du temps pour laisser place à la contradiction. La certitude serait ainsi moins l’incertain que le contradictoire dont on nous expliquerait qu’il est d’autant plus certain que son examen révèle quand même sa contradiction.

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