lundi 29 septembre 2014

Le réel, traité de l'innovation

Selon l'acception courante, le réel désigne ce qui est physique, plus exactement ce qui est relatif aux choses matérielles. C'est un dérivé de res, la chose matérielle. A ce compte, on pourrait demander : pourquoi l'utilisation de ce terme si ce n'est pour expliquer que le réel diffère de l'être et l'excède, au point qu'existe une réalité qui n'est pas de l'être - et dont le terme néant ne rend pas compte de manière satisfaisante?
Une manière plus rigoureuse d'employer ce terme ne consiste-t-elle pas à reprendre son acception ordinaire, qui présente au moins l'avantage d'être claire et uniforme? A ce compte, Clément Rosset propose le terme dans son sens le plus littéral : est réel ce qui est physique. Dit ainsi, en premier intention, cela donne un sens très satisfaisant, pour ne fois qu'un philosophe propose une valeur cardinale univoque et accessible.
Pourtant, si l'on examine un tant soit peu cette approche, on se rend compte que le terme n'est pas défini clairement, ni précisément, ce qui sanctionne la valeur mineure de cette approche philosophique : ce n'est pas la même chose quand on ne définit pas le terme-clé dans un système immanent que dans un système transcendant, où l'indéfini se situant sur un plan supérieur, il peut servir à mettre en valeur d'autres termes.
La conception, au final plus simpliste que simple, cache mal le cartésianisme exacerbé dans les racines métaphysiques de l'immanentisme (au fond, Rosset n'a guère changé de programme par rapport à Spinoza, le disciple hérétique de Descartes). Loin de résoudre le fait que l'être métaphysique a besoin du néant pour être défini (délimité), y compris quand Dieu incarne la perfection, elle ne fait que le renforcer : si le réel est seulement ce qui est fini et physique, alors le voilà entouré d'irréel dans un sens négatif - donc de néant.
Au départ, le constat semble résoudre le problème de mystère de ce qu'est l'être, sauf que l'irréel en question se trouvant dépourvu de réalité, - qu'est-il alors? Remplacer l'être par le réel physique est un tour de passe-passe qui ne résout rien et qui peut même rendre l'effort irrationnel et arbitraire. Au contraire, il accroît le problème que rencontre déjà Aristote : si le néant existe positivement, si l'on peut dire, alors le faux existe - aussi.
Mais si le faux existe et qu'il n'est pas existence, qu'est-il? Platon avait répondu en accordant toute son attention à cette question curieuse : il est l'autre. La tradition métaphysique se contente de répéter depuis lors : le moyen le plus rigoureux de penser consiste à délimiter - la pensée. A la borner dans tous les sens du terme. Peu importe que la délimitation laisse apparaître une extériorité qu'il faudra toujours définir.
Depuis Aristote, on se garde de définir le néant. Il est ce moyen commode de renvoyer aux oubliettes de la pensée le problème irrésolu de l'infini.
La désinvolture (en son sens maximaliste de philosophique) commence avec Spinoza, selon lequel il importe d'autant moins de penser ce qui n'est pas qu'on tient enfin ce qui est. D'où la définition métaphysique du réel : est réel ce qui se tient sous la main.
Seule réponse alors : seul la sphère du désir est réel. Plus seulement l'être, mais seulement l'être immédiat qui entoure le désir. Un être plus circonscrit encore que le réel fini métaphysique, donc. C'est dans cette tradition que se situe l'immanentisme, que prolonge Rosset de manière terminale (en ce sens, de définitive, puisque destinée à la faillite irrémédiable par la suite).
Est-ce ainsi que peut s'entendre ce qui est réel? Si le réel désigne le physique, cette acception, pour séduisante qu'elle soit par la clarté et la précision extrêmes qu'elle dégage, pose le problème de tout type de finitude : son incomplétude dégage une béance dont le propre n'est pas tant d'être béance que d'être désignée sous le vocable de néant.
Descartes avait tenté résoudre le problème par l'irrationalisme : Dieu serait d'autant plus parfait qu'incompréhensible - sa perfection échappe à la raison et à l'entendement. Le faux est obligé d'exister, bien qu'on ne puisse l'expliquer (tout comme Dieu). Autant qu'on ne peut expliquer la perfection et l'imperfection, qui coexistent de manière inacceptable.
Sauf si la pensée ne dispose pas d'autres moyens depuis qu'elle existe que d'accepter en son sein la contradiction pour réussir à penser de manière cohérente. Cette échec rationaliste explique l'avènement de l'hérésie spinoziste et sa riche succession.
Ce qu'on nomme rationalisme, et qui trouve ses lettres de noblesse dans la modernité, relève d'une mentalité qui est devenu obsolète sous sa forme dominante, lancée et accompagnée par le cartésianisme, alors que les modernes ont cru qu'ils allaient réussir à trouver une solution philosophique à la question de la définition de l'être par l'emploi de la raison comme faculté à dire ce qui est.
Mais la raison n'est pas la faculté qui dispose des moyens qu'on lui prête. La raison est un formidable instrument pour disséquer - l'être. Raison pour laquelle elle fut remise à l'honneur par la révolution scientifique de type expérimental. On crut qu'on pourrait appliquer à la réflexion philosophique ce qui avait si bien fonctionné pour la science.
La multiplication des sciences à mesure que progressaient les investigations aurait dû donner l'alerte sur le point que l'unité du réel ne peut être trouvée par l'investigation scientifique, ni la recherche métaphysique. La raison ne pouvait qu'être au service de la démarche métaphysique. La raison est ce qui favorise l'avènement du compromis métaphysique entre être et non-être à condition qu'il soit relié à l'être.
Ce qu'on nomme réel ne désigne ni le pur physique, qui manque d'être, ni le résultat de l'être tel que le donne la raison, qui oscille ente deux solutions tout aussi incertaines : la première, la métaphysique; la seconde, l'ontologie. Si ces deux systèmes patinent, c'est que la faculté qu'ils utilisent, la raison, n'est pas appropriée.
C'est ici qu'il convient de développer ce que veut dire réel : non pas que le réel est seulement la res, mais que le terme réel se rapporte à ce qui explique et fonde la res. Si la chose ne peut qu'être matérielle, ce constat n'implique pas que l'explication, elle, soit d'ordre matériel. Comment expliquer le matériel? Le réel serait un terme pour le moins borné s'il refusait d'expliquer l'incomplétude qui le caractérise.
Spinoza ne s'y est pas trompé : il revendique d'avoir trouvé la complétude pour justifier la supériorité de son système. L'incomplétude démontre l'insuffisance. Le réel a besoin d'une autre explication pour exister.
Pour autant, l'erreur de Spinoza est d'avoir repoussé le problème au niveau de l'incréé. Le réel touche du doigt la difficulté, mais y retombe avec usure s'il suit la pente de la facilité - celle de l'interprétation immenentiste en particulier, la métaphysique moderne de manière générale.
Ce qui peut sembler un coup de génie de la part de Rosset, faire du terme réel la clé du réel, et ainsi simplifier le problème cardinal de l'histoire de la philosophie (de manière plus générale de la pensée dans son ensemble, qu'elle soit aussi théologique, polythéiste ou monothéiste), se révèle en fait une terrible impasse, car Rosset a transformé son intuition initiale (le réel pose le problème de l'incomplétude) en refus de résolution. 
Pour éviter cette issue, il convient de se rendre compte de la richesse inventive que recèle initialement le terme réel. Si elle fut largement ignorée, c'est parce que ceux qui ont utilisé le terme réel ont préféré le subordonner aux systèmes philosophiques dominants, qui tournent avec leurs variantes autour de deux grands types à mon avis : l'ontologie et la métaphysique. 
Du coup, la richesse potentielle du terme réel se retrouve engoncée dans des problématiques codifiées qui empêchent son déploiement. Pourtant, le terme réel contient l'idée selon laquelle si le domaine physique que recouvre initialement le terme réel est incomplet (et a besoin initialement d'un complément), ce complément ne désigne pas forcément l'idée d'un complément qui soit extérieur et total.
Le réel ménage la possibilité que l'idée du complément soit différente de ce que l'on en a entendu depuis les premiers schémas de pensée, pas seulement depuis les débuts de la philosophie. Si la résolution par l'Etre ou le néant n'a pas réussi, c'est que la voie proposée et pratiquée est erronée, au moins en partie.
Cette idée de complément sur un mode littéral implique qu'il y ait une insuffisance de type extérieur; tandis que l'emploi du terme réel implique que cette insuffisance soit réparée. Le réel implique l'ensemble de toutes les choses, sans que pour autant ces choses ne manquent d'extériorité.
De ce point de vue, le réel, c'est ce qui est l'ensemble des choses, tout en étant insuffisant - tandis que l'être peut être considéré comme une partie des choses, qui reste à compléter, et qui du coup,
ne peut l'être que par extériorité. Pour le dire d'n mot, l'être est une notion qui ne peut être complétée que de l'extérieur, tandis que le réel est une notion qui ne peut être complétée que de l'intérieur.
La nouveauté que découvre l'emploi de réel est que le terme réel à la fois excède l'être (il comprend toutes les choses) et découvre du coup une nouvelle hypothèse de complémentarité. Si l'extérieur n'est pas valable pour expliquer l'insuffisance, si l'extérieur implique l'explication par l'identité ou la similarité, c'est que l'explication pourrait venir de l'intérieur et de la différence.
Le complément n'est pas à entendre comme ce qui manque à l'être, mais comme ce qui permet à l'être de continuer à être, alors que toute constitution d'être aboutit à son effet d'entropie. C'est à une hypothèse stimulant que mène l'emploi du terme réel pour qualifier notre représentation, quand l'usage éculé de l'être empêche de comprendre les culs de sac auxquels parvient l'ancienne méthode de pensée, quels que soient ses emplois.
Est-il besoin d'ajouter que le réel ainsi compris mène vers la malléabilité comme faculté de réconciliation entre incomplétude et infini?

Aucun commentaire: