lundi 6 octobre 2014

La fin métaphysique de la morale

Descartes a escompté par son traité des passions résoudre le problème moral de la philosophie : comment l'approche métaphysique peut-elle réussir à changer la dimension transcendantaliste de la morale, tout en ne niant pas son existence et tout en proposant sa théorisation?
On l'a vu, la théorisation propre à la métaphysique est d'être finie. La métaphysique se targue de faire preuve de rigueur parce qu'elle est capable d'isoler et de définir avec précision son modèle d'étude et d'analyse. Dans le cadre de la morale, Aristote s'était contenté de proposer un modèle fondé sur la prudence, le travail et le plaisir, tandis que l'action politique était perçue comme viscéralement oligarchique et tyrannique.
La rénovation que lance Descartes pour échapper au pourrissement du modèle aristotélicien implique que la morale soit revisitée de telle sorte qu'elle assure la cohérence entre la recherche métaphysique (le lien entre Dieu et l'homme) et la recherche physique, que la révolution expérimentale a rénovée de fond en comble et dans laquelle Descartes estime avoir un rôle à jouer (se trompant par rapport à ses contemporains).
Descartes aimerait que la morale soit scindée en deux parties : la dimension religieuse de la morale, à laquelle il faut se conformer parce que c'est ainsi; et sa dimension physique, qui point à l'époque de Descartes et à laquelle Descartes ambitionne de donner ses premières lettres de noblesses en fondant l'application physique de la morale, cette théorie des passions appuyée sur le système nerveux et qui est une approche visionnaire, quoique simpliste, de ce qui est en train à l'heure actuelle de donner lieu à la neurologie. 
Descartes estime curieusement que la morale dans son rapport transcendantal ne relève pas de la raison, que la raison peut seulement appliquer les principes moraux, qui viennent de Dieu. L'idée de Dieu sert moins à rétablir le transcendantalisme qu'à régénérer la métaphysique aristotélicienne, en lui donnant une assise indispensable, le soubassement divin, à condition que ce soubassement soit d'obédience et d'expression irrationalistes.
Le rationalisme cartésien s'applique au monde fini de l'homme. Croire dans la raison, ce n'est pas croire que la raison puisse connaître le monde dans son intégralité, mais croire que l'homme puisse accroître ses connaissances du moment qu'elles resteront toujours finies. La morale désigne la manière de se comporter pour l'homme dans son environnement.
Il n'est pas possible d'expliquer pourquoi la morale existe. Si elle existe en plus de l'éthique, point de vue d'Aristote, c'est de manière inexplicable et irrationaliste. Il faut l'accepter parce que ça vient de Dieu, tout en ne cherchant pas à justifier la validité de la parole divine par des raisons.
La raison s'empressera de découvrir le fonctionnement du système nerveux, même si les propositions que formule Descartes restent rudimentaires et ne peuvent être considérées comme possédant une valeur scientifique (plutôt une intuition métaphysique reportée sur la science). Pour le reste, la morale est indémontrable et inexplicable. Elle ne peut qu'être l'œuvre de Dieu.
Descartes indique que l'entreprise de la raison est de découvrir le fonctionnement scientifique de ce qui explique la possibilité d'application de la morale dans le domaine physique. En particulier, il importe de découvrir pourquoi la morale s'applique chez l'homme et pas chez les autres grands animaux, ou dans d'autres parties du réel qui nous sont connues.
C'est ce à quoi s'emploie Descartes, quand il montre que l'homme dispose d'un système de nerfs bien plus complexe et performant que celui des autres vivants, qui lui permet d'avoir une approche hybride entre les autres vivants et Dieu. L'animal est celui dont le système nerveux (dont le terminal de l'esprit) ne permet pas d'appréhender l'infini; l'homme est celui qui peut accroître sa connaissance dans le fini et se rendre négativement compte de l'existence de l'infini.
Descartes espère ainsi lancer la connaissance du système nerveux, en explication physiologique de la morale inexplicable. Voilà qui implique que la spécificité de la métaphysique réside dans l'explication du lien entre le divin et le physique, de telle manière que la recherche physique présente une explication qui ne peut venir de sa propre démarche, centrée sur sa propre action.
La science pense, mais elle ne peut penser l'ensemble. Quant à la métaphysique, sa tâche apparaît ambiguë : si elle possède la lourde et valorisante tâche de penser l'ensemble, ce rôle ambitieux s'avère aussi des plus délicats, ce qui expliquerait qu'elle ne mène pas vers des avancées décisives. Si la métaphysique ne permet pas d'avancées décisives, ce que Descartes constate avec la crise de la scolastique, c'est que son rôle est critique plus que positif.
En proposant une réforme de la métaphysique, Descartes lui assigne un rôle qui n'est plus vraiment positif et qui ne peut que s'épanouir dans une démarche critique. Du coup, la métaphysique est d'autant plus importante dans son rôle que ce dernier se révèle limité. Résultat : Descartes n'est pas loin d'estimer, tout comme Aristote, qu'il a dévoilé la fin de la métaphysique (en estimant peut-être qu'elle devra être révisée chaque fois que Dieu procède à certains changements dans l'ordre physique? - ou que certaines découvertes physiques pourraient bouleverser la conception qu'il a eu de la métaphysique, étant donné que lui-même procède à cette révision suite à la révolution expérimentale).
Il ne reste plus à l'homme qu'à suivre la parole divine, consignée dans la Révélation catholique selon Descartes et à s'attaquer à découvrir les lois physiques, ce qui constitue une occupation importante chez Descartes dans ses recherches, et bien que les résultats qu'il obtient soient erronés dès son temps.
Bien entendu, l'objection qui indique que Descartes s'est trompé s'applique aussi à l'ensemble de l'entreprise métaphysique : si celle-ci est capable de produire des raisonnements (finis) de grand prix dans l'ordre du rationnel, elle suscite des objections et des rectifications, y compris dans ses rangs, ce qui indique qu'elle n'a pas réussi à réaliser son objectif principal, qui était de clore l'entreprise métaphysique.
D'où il suit que le but de résoudre la morale a échoué à son tour. Voilà qui explique peut-être chez de nombreux auteurs contemporains cette obsession de considérer que la morale n'existe pas et qu'il faut au mieux se préoccuper d'éthique, voire pas de ce genre de problèmes du tout. Cependant, ce n'est pas parce qu'on se débarrasse d'un problème qu'on le résout.


(Précisions :
1) si la métaphysique n'a jamais réussi à clore l'histoire de la philosophie depuis son apparition avec Aristote, en revanche, il est probable qu'elle se soit quant à elle close avec Heidegger et son Dasein entouré de néant.
2) En parlant de cet Heidegger au moins aussi trouble que philosophe, et peut-être parricide de la métaphysique au sens où il fallait ce genre de personnalité désaxée pour expliquer une intervention dans l'agonie, le sang et les larmes, il est frappant de constater qu'il n'existe plus de morale chez Heidegger, sauf celle de s'en tenir scrupuleusement à conserver l'Etre dans son dévoilement rare et à écarter du coup les étants comme des formes au mieux superfétatoires, au pis ).

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