mardi 14 octobre 2014

L'être unilatéral

Le réel désigne-t-il forcément l'être physique? C'est la définition qu'en propose le dictionnaire. De ce point de vue, parler de réel serait circonscrit à l'apport du réalisme intégral que propage un Rosset, dans lequel le réalisme désignerait intégralement le domaine physique.
Descartes, qui est plus métaphysicien que Rosset, parle aussi de la réalité ou du réel comme de la définition de ce qui est vrai, à ceci près que la réalité selon lui s'obtient par les idées que l'âme en a. La métaphysique cherche à préserver la possibilité de théoriser l'ensemble circonscrit par ses soins.
Le réel métaphysique serait ainsi le réel physique que l'on pourrait essentialiser au sens de théoriser. Mais la possibilité physique se suffit-elle à elle-même - n'implique-t-elle pas que ce qu'on nomme réel ne soit pas que le domaine entendu comme physique? Peut-on parler de réel en s'en tenant seulement au physique? 
C'est le pari de Rosset. Il aboutit à valider la définition que le physicien Mach donne du réel : "un être unilatéral dont le complément en miroir n'existe pas". Cette définition est problématique à plus d'un titre. D'une part, elle accrédite l'idée selon laquelle le réel serait une totalité, ce qui ne s'explique pas.
D'autre part, elle reconnaît d'après la propre définition qu'elle donne qu'elle est logiquement incomplète ou alors que sa complétude est inexplicable.
On retombe dans les travers de l'irrationalisme. Que l'immanentisme reconnaisse qu'il ne peut produire une définition qui soit conséquente implique qu'au mieux, comme dans les cas de bonne foi, on parie sur l'incompréhensibilité du réel par la logique humaine et le langage.
Cette tradition n'est que le prolongement exacerbé du cartésianisme, qui lui parie sur la complétude, mais ne complète le réel physique que par l'adjonction irrationaliste et indéfinissable de Dieu. La tradition majoritaire de la métaphysique repose sur le déni que réitère Descartes après Aristote : il s'agit de rationaliser à partir de ce fondement dont on essaye de parler le moins possible.
Descartes est obligé d'enfouir encore un peu plus son déni qu'Aristote pour réussir à maintenir la révolution expérimentale physique dans les bornes de la métaphysique (il parle d'un Dieu qui est irrationaliste, ce qui donne l'impression qu'il parle de quelque chose, tout comme il parle du néant qui ne serait rien de réel, mais dont on peut se demander ce qu'il est alors, s'il peut être dit tout en n'étant pas).
Mach se comporte de ce point de vue de manière trop franche pour être un métaphysicien. Il parle en physicien qui se lance dans la spéculation métaphysique mais qui n'a pas encore donné à sa pensée les contours du vernis métaphysique.
Descartes n'a jamais pratiqué les sciences en scientifique, mais la science en métaphysicien, et cette démarche est celle que critique en premier lieu et d'un point de vue philosophique Leibniz, lui qui essaye toujours de concilier la démarche scientifique avec la spéculation philosophique.
Le problème n'est pas de rendre à la science des armes qu'elle n'a pas, mais de se demander si penser peut amener à verser dans la correspondance philosophique de l'oligarchie politique : si tel est le cas, alors la démarche métaphysique a trouvé un terrain d'expression viable; si tel n'est pas le cas, ce que je pense, alors un Heidegger constitue le dernier des métaphysiciens, au sens où la métaphysique est une démarche philosophique appelée à être périmée, parce qu'elle pense à partir de l’exclusion d'une partie considérable du réel, toute celle qui ne relève pas du monde de l'homme.
Partie qui se révèle croissante à mesure qu'elle entend se montrer stable, tandis qu'elle se sclérose sous les coups de boutoir du réel qui se déploie et dont le mouvement ne peut que détruire toute partie qui refuse de le suivre dans son évolution.
Le réel physique ne peut être que cette partie, ce qui fait que si la pensée peut se déployer en comptant sur un fondement stable et concret, ce réel, cette rigueur impressionnante qui caractérise la démarche métaphysique se retourne contre elle-même dès qu'il s'agit de penser le réel de manière cohérente.
Peut-on se montrer rigoreux sans être cohérent? C'est la gageur que relève la métaphysique. Elle ne peut que faire illusion, au sens où elle réussit à penser de manière pertinente tant que l'ensemble du réel est en phase avec la partie retenue. Mais dès que l’évolution sclérose la partie, la métaphysique dégénère en scolastique sorbonnarde, comme ce fut le cas avec la métaphysique de mouture 1, l'aristotélicienne, il faut réajuster la métaphysique au changement.
Tant que le changement est mineur, l’ajustement peut convenir, comme ce fut le cas avec l'intervention de Descartes, qui ne fait pas autre chose au fond que de lancer la métaphysique 2 ou le renouveau (n'en déplaise à tous les commentateurs qui ne correspond pas à la reprise du platonisme, comme si Descartes pouvait s'appuyer sur Platon, alors que Platon est le philosophe qui essaye de penser l'infini, tandis que Descartes croit proposer une grande innovation en refusant de le penser et lui substitue l'indéfini).
Mais le vrai changement condamne cette mentalité. On peut dire qu'elle permet des résultats à court et moyen terme, ce qui en temps humain se montre très long et impressionnant (plus de deux millénaires dans le cas de la métaphysique). Mais au final, l'effondrement est inévitable, et ne peut que mal finir, comme l'illustre le cas de Heidegger, dont le principal crime inconscient fut moins d'adhérer pour un temps au nazisme, que de rester toute sa vie un fervent partisan de l'oligarchie politique la plus dure, découlant de sa vision philosophique de l'inégalitarisme autour du Dasein, ce qui explique qu'il refuse toute sa vie de reconnaître son erreur, qui n’était pas de jeunesse.
Je ne sais plus quel commentateur expliquait récemment et très justement que l'adhésion de Heidegger au nazisme, puis son brutal éloignement, fort relatif il est vrai, s'expliquait, non pas comme il l'a expliqué dans une lettre aux Alliés, par son refus du nazisme, que par l'espoir, déçu, que le nazisme le servirait, et non l'inverse.
Quoi qu'il en soit, la chute de Heidegger ne fait que commencer. Elle deviendra claire aux yeux de tous quand les commentateurs travestis en philosophes, comme c'est le cas de ses thuriféraires français, s'aviseront que le problème n'est pas un dévoiement politique qui minaient l'intérêt philosophique de l’œuvre, mais un problème d'ordre philosophique, qui, s'il maintient certaines qualités, pose une difficulté au-delà du cas Heidegger : comment prendre congé de la métaphysique en comprenant que Heidegger est un métaphysicien pur et dur (contrairement à ce qu'il proclame de manière mégalomane, lui qui estime organiser la sortie de la métaphysique et l'entrée dans l’Être du Dasein, une trahison de l’Être de Platon)?
Prendre congé de la métaphysique, c'est peut-être comprendre que la notion de réel ne peut être envisagée que comme une porte d'entrée sur ce que constitue le réel? Autant dire que l’avantage du réel est de signifier qu’il existe autre chose que de l'être. S'il en reste à maintenir la trouble notion de néant (ou de ses paronymes), le réel devient une impasse, de laquelle on ne sort pas. En témoigne l'impressionnante définition que Heidegger propose de son Dasein - entouré de ... néant.

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