samedi 25 octobre 2014

La faute métaphysique

Une des caractéristiques de la philosophie moderne est de partir de l'intériorité comme modèle de connaissance certain, sans parvenir à le réconcilier ensuite avec l'extérieur. De ce point de vue, Kant n'a fait qu'empirer les choses, tandis que Hegel n'a pas réussi à produire une dynamique qui restaure le lien d'unité, en ne définissant pas ce qu'il entend par Être et en en restant à une dimension finie de sa dialectique (son acception d'infini est ambigu).
Descartes n'est pas le maître pour rien de cette manière de philosopher : s'il reste aussi important pour l'histoire de la philosophie alors que son apport scientifique est nul dès son temps, c'est parce qu'il a édicté cette méthode, bien qu'en philosophie, elle se révèle douteuse, au sens où elle ne mène à rien de précis et encourt les reproches de Leibniz notamment. 
Sa rigueur et sa pénétration tant vantées ne lui permettent pas d'aller au-delà de l’analyse la plus rigoureuse - le certain. Son échec pour connaître l’extérieur montre la fragilité de l'hypothèse du cogito. Qu'est-ce qu'apprendre à penser? Pour Descartes, le mot d'ordre est : rigueur.
Mais cette rigueur implique que, du moment qu'on se montre rigoureux, on trouve le bon ordre du réel et qu'on progresse dans le réel. Peu importe le résultat auquel on parvient : chez Descartes, le cogito peine à se réconcilier avec l’extérieur et en arrive à ne connaître qu'un réel dégradé, étrangement inférieur; chez Spinoza, le réel devient la sphère pour le moins incomplète, quoique décrétée absolument complète, du désir; chez Kant, qu'est-ce que l'extérieur et qu'en connaît-on au terme de longues médiations logiques, dont personne n'a réussi à trouver la véritable signification et qui, heureusement, n'ont pas empêché les scientifiques de continuer leurs découvertes?
Cette curieuse caractéristique façonne la philosophie moderne jusqu'à investir le discours académique, voire sorbonnard, des historiens de la philosophie : du moment qu'on exprime avec rigueur le réel, on peut arriver à des résultats étranges, voire absurdes, comme ce fut le cas de Heidegger en politique (et pas seulement pour un temps, comme on l'a dit trop souvent). Je me demande si cette origine moderne ne vient pas de l'influence de Descartes, comme lorsque, dans la Deuxième partie du Discours de la méthode, notre auteur considère qu'il suffit de philosopher par ordre pour trouver l’ordre du réel (peu importe l'ordre que l'on trouve, il sera toujours de l'ordre, donc du vrai). D'une manière générale, la tradition philosophique n'a pas pris la mesure de l'irrationalisme qui a investi en filigrane, derrière l'exigence de rationalité, tous les secteurs de la méthode cartésienne.
La seule limite à cette origine de Descartes, c'est qu'il n'a fait que redéployer ce que la métaphysique originaire (avec Aristote) avait entrepris. Le changement consiste à ce que l'irrationalisme métaphysique devienne indécidable, que les premiers principes soient relégués du fini vers Dieu, du moment que ce Dieu incarné, qui pourrait sembler en rupture avec le Premier Moteur, est irrationaliste, inconnaissable et incompréhensible.
Que propose Aristote, sinon de poser une origine rationnelle à l'analyse? Le premier Moteur vient ainsi sanctionner la reconnaissance de ce qui peut seulement être analysé, compris et connu - le monde de l'homme. Le reste importe peu. La faillite de la métaphysique 1 ne peut que venir de l'institution d'un donné arbitraire, qui n'est pas le réel, mais qui est autoritairement comme décrit comme le seul réel que l'homme peut connaître et sur lequel il peut se mettre d'accord.
Moralité : si nous connaissons ainsi le monde d’Aristote, la constatation devient ridicule à partir du moment où elle prétend à l'universalité. Le monde d'Aristote n'est ni le monde de l'homme, ni le réel. Le fait que la métaphysique s'ancre sur l'irrationalisme se manifeste dès le début de la Métaphysique, passage dont on ne parle quasiment jamais, parce qu'on estime que la rigueur de pensée d'Aristote est telle qu’il convient seulement de la rappeler et que cette remarque initiale n'y change rien.
Au contraire, elle est décisive. Sans cette reconnaissance initiale, tout l'irrationalisme de l’entreprise métaphysique saute, et c'est ce qu'ont fait les commentateurs de philosophie depuis lors, oubliant de remarquer que leur attirance pour la métaphysique, et le succès de la métaphysique millénaire en philosophie, indique que l'on y a besoin du néant pour compléter Dieu, donc que la toute-puissance de Dieu ne tient pas. 
Toute la démarche rationaliste d'Aristote serait revue sous un autre angle si on rappelait ce fait. La fin de la métaphysique, dans le sens de son décès, serait entendue comme la fin de cette manière de procéder qui se veut rationaliste seulement dans la mesure où elle isole une partie et part de l'intériorité pour rassembler le tout qui peut être connu (la reconnaissance du non-être implique qu'il restera toujours quelque chose qui ne sera pas connu, s’avérant même inconnaissable).
L'intérieur est le point de départ de cette démarche, qui devient problématique dès Aristote (les choses ne font que s'empirer ensuite); tandis que l’extérieur est ce qui ne peut être connu, parce qu'il comporte de l'inconnaissable - ce qui implique que le connaissable reste du moindre connu par rapport au connu intérieur.
Cet intérieur correspond, comme par hasard, à l'expérience ressentie, mais non démontrée, de la conscience, la conscience ne se définissant pas, mais se prouvant par l'expérience, dans le mouvement de soi à soi qui déclame avec théâtralité : voyez que je suis et que je pense. 
Fort bien, pourrait-on lui rétorquer - mais ... car il y a un mais... penser et être sont des identités qui donnent des sentiments d'identité. Ce ne sont pas des possibilités de connaissance, et la connaissance qu'il délivrent ne peut être que mince, puisque l'on ne peut connaître de cette manière ce que l'on ne sent pas et dont l'expérience nous est éloignée.
L'intériorité ne peut qu'être un modèle de connaissance irrationnelle, au sens où c'est une connaissance intuitive, descriptive, dont le déploiement rationnel s’effectue seulement dans la sphère de son discours, sans que ne compte comme critère de vérification que la logique interne au discours - et nullement le type de relation qu'entretient ledit discours avec son objet. 
La conception du réel est une conception problématique en ce que l'objet extérieur ne peut être que décrit, alors que la connaissance suppose qu'il puisse être étudié, de telle sorte que l'examinateur  découvre des principes qui fonctionnent tant en lui-même qu'en son extérieur.
C'est ainsi que le donné se révèle être la déformation du réel dans un type d'appréhension qui n'est pas connaissance, qui lui est inférieur, au sens où il n'en découvre qu’une simplification abusive. Rien ne nous permet de certifier que notre connaissance n'est pas qu'une déformation constitutive du réel. Mais cette déformation, pour aussi simpliste qu'elle reste malgré ses progrès, permet quand même de s'appuyer sur des principes, tandis que la pseudo-connaissance par déduction accouche de la représentation du réel en donné, comme résultat irrationaliste.
Du coup, pas étonnant que le grand rationaliste Descartes se soit trompé sur ses découvertes scientifiques par rapport aux savants de son temps, ce qui est un comble pour un rationaliste professant faire œuvre de scientifique. L’avancée rationaliste se produit sur fond d’irrationalisme. L'irrationalisme consiste à estimer que seul peut être connu un donné qui est statique et qui ne peut en aucun cas répercuter ni le réel, ce à quoi la métaphysique consent, ni une partie, contrairement à ce qu’elle proclame comme sa force relative, quoique décisive.

Aucun commentaire: