mardi 6 janvier 2015

La loi du caché

Il n'est pas possible de vivre complètement caché. Ce constat implique que des objets dotés de facultés de perception, voire de conscience, puissent ne pas en détecter d'autres au sein de l'ensemble, mais que l'invisible ne soit pas le caché. Le caché implique que ce qui est puisse ne pas être vu du tout, alors que l'invisible signifie seulement que certains ne voient pas ce que d'autres verront - ou voient déjà.
De ce fait, le complotisme nie la structure du réel, en prétendant que ce qui est peut ne pas être visible. Pis, ce qui est visible n'est que la superficie de ce qui est caché. A ce compte, non seulement la connaissance devient impossible, mais le fonctionnement du réel devient problématique : comment fonctionner selon un mode qui décrète que ce qui fait fonctionner détruit et que l'on ne sait pas bien comment expliquer que les choses demeurent quand même (sauf à expliquer que le nouveau provient du hasard)?
Dans le schéma logique, le caché ne peut exister sans le visible. Le complot s'intègre dans cette catégorie : ce qui est visible peut de temps à autre, selon ses besoins, se comporter de manière cachée, mais ne peut ni devenir complètement caché, ni le rester. Le visible montre sa suprématie sur le caché, au sens où l'objet peut être visible, sans être caché, mais non l'inverse.
Le complot existe bel et bien; par contre, le complotisme ne peut exister, puisqu'il nie la suprématie du visible sur le caché. Cette prétention exorbitante à inverser le cours des choses revient à détruire la rationalité, au sens où l’ordre des raisons n'existe plus et que s'y substitue le chaos, plus ou moins constructeur.
Voilà qui explique que le caché présente une curieuse caractéristique : il ne peut s'empêcher de conserver des traces et de finir par dévoiler ce qui aurait dû rester caché. Le caché est appelé à devenir visible (en est une forme rare). Comment expliquer cette étrangeté, si le caché est le plus puissant et s'il peut rester tel qu'il se présente, c'est-à-dire qu'il ne se présente pas?
Par contre, si le caché n'est qu'une intermittence du visible, alors cela explique pourquoi il a besoin d'apparaître visible, de laisser des traces. D'une manière générale, ne dit-on pas que le crime parfait n'existe pas? Idem avec le complot, dont les liens avec le crime sont patents : pas de complot parfait, mais des préparatifs qui laissent des traces, des témoins qui ne peuvent empêcher de parler, des documents qui ressortent à la surface pour la plus grande joie des historiens...
La visibilité, qui signe toute réalité, et sans laquelle le réel ne serait pas le réel, indique le fait récurrent selon lequel les complots ratent toujours leurs objectifs : ce qui veut rester caché ne peut que devenir visible. Le passage du caché au visible est obligatoire pour qui s'étonne de ce fait, sans quoi ce n'est plus du réel, mais un fantasme (que la faculté d’imagination rend possible, au nom des possibles irréalisables).
Il faudrait plutôt s'étonner que certains puissent croire en la primauté du caché sur le visible : le caché ne ressort tout simplement pas de la plénitude du réel. S'il n'est pas du plein, qu'est-il? Il ne correspond pas à l'idée selon laquelle le visible serait à compléter par un complément, dont la texture serait différente de l'être. 
Cacher contient les notions de contrainte et de compression. Outre que l'on peut à bon droit se demander comment ce qui se trouve contraint et compressé pourrait diriger le monde, comme l'entend la théorie complotiste, il convient en outre de se rendre compte que le compressé est compression d'être, tout comme la contrainte n'en reste pas moins contrainte d'être.
Autrement dit, on ne sort pas de l'être quand on adhère à la vision complotiste du caché (le caché persistant), tout comme dans la vision classique du transcendantalisme qui promet l’Être. Mais on propose un être inférieur, qui devrait au surplus dominer, ce qui signifie que le complotisme prend ses militants pour des imbéciles capables de gober toutes les contradictions.
Le complotisme propose une vision du monde qui restitue le contradictoire au lieu de la recherche de cohérence et d'identité. Si A n'est pas seulement A, mais peut aussi être un B, alors l'arbitraire est restauré - et le caché peut se révéler dominant et pérenne dans le fonctionnement du réel. 
Tout ce fonctionnement donne le droit aux plus forts d'imposer leur loi, même quand elle bat en brèche les règles de la logique - le fonctionnement du réel. C'est reconnaître que le complotisme travaille pour l'illogique et l'arbitraire, alors qu'il prétend restaurer la vérité pour tous. 
Mais si la vérité pour tous est contradictoire, elle ne peut que servir les intérêts de certains dans un temps restreint. Le complotisme n'est pas une théorie viable, c'est un charabia qui sert l'intérêt de ceux qui le diffusent, et qui ne sont autres que ceux-là même qu'il dénonce. 
Reste à rappeler l'essentiel : le complotisme n'est pas viable - de même que vivre caché n'est pas tenable. Les comploteurs pensent que le complot qu'ils intentent réussira à rendre le cours des choses favorable à leurs desseins, alors qu'il commençait à leur échapper.
Le comploteur n'est pas seulement contre-révolutionnaire, il se veut ultraconservateur, et, si l'on s'avise qu'il se trompe, il se montre même réactionnaire de choc, considérant que le meilleur est à restaurer. Mais aussi pathétique en diable : son entreprise ne peut faire qu'accélérer le changement qu'il estime lui être défavorable.
Il favorise par son complot l'entreprise qu'il entend empêcher. Comment se fait-il que le fonctionnement du réel ne puisse être contrecarré, si ceux qui vont à l'encontre de ses principes travaillent à leur insu pour lui? Parce que le comploteur ne peut imposer ses vues qu'en délimitant une infime partie du réel comme son pré carré, et en rendant la majorité hostile. 
Il ne peut que perdre son combat au nom du rapport de force. Le seul moyen de changer le réel est d'aller dans le sens de son progrès, c'est-à-dire de la satisfaction de son ensemble. Le comploteur agit comme si toutes les parties n’étaient pas reliées entre elles et comme si l'action sur une de ses parties n'avait pas d'incidence sur le restant.
Il a tort, mais le complotisme n'est pas l'antithèse du comploteur, plutôt sa caution légitime. Tout aussi inconséquent que son maître le comploteur, le complotiste fait croire que dénoncer les agissements de comploteurs imaginaires est suffisant à leur résolution, ce qui induit que son but est la vengeance, mais surtout le dérivatif rendant impossible la résolution.
S'il est aberrant de sombrer dans l'excès inverse, consistant à réfuter l'existence du caché, comme si tout ce qui relève du réel était seulement visible, le problème de l'heure, qui n'est pas le complotisme, consiste à estimer que la surface visible n'est pas suffisante. Le complotisme pense proposer une solution en agrandissant la surface insuffisante du visible par l'adjonction du caché.
Mais soit le caché est d'ordre habituel, auquel cas il n'est que l'adjonction reconnue et moindre du visible, qui ne change guère la donne - soit le caché prend un aspect fantastique, qui lui confère une portée certes extraordinaires et originale, mais dont la portée chimérique interdit d'en considérer l'application possible, voire souhaitable. On ne peut changer la surface visible qu’en lui adjoignant du visible non discerné, qui en agrandira physiquement la surface, contredisant la loi de l'entropie appliquée non plus à la physique seule, mais à l’ensemble du réel (il est vrai mal défini, donc propice à ce genre de déformation). 
Le complotisme intervient comme la tentative désespérée d’empêcher cette solution et de lui substituer une alternative impossible, dont la réalité déniée consiste à empêcher le changement, ou plutôt, à considérer que le changement est possible dans la continuité des choses telles qu'elles sont. De ce point de vue, le complotiste exprime la même attente que le comploteur, à ceci près que le complot en est la version active, quand le complotisme s'impose comme la version selon laquelle la majorité doit être passive et résignée.

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