Le fait que Leibniz essaye de réconcilier l'intériorité et l'extériorité du sujet, en montrant que la connaissance est un mouvement qui va de l'intérieur vers l'extérieur amène à poser la question de la scission qu'opère Descartes de manière spectaculaire et symbolique juste avant lui. Pour Aristote, le père de la métaphysique, la question ne se posait pas.
Que s'est-il passé pour que s'instaure cette scission qui met en péril l'activité cardinale de l'homme : la connaissance? Pourquoi la réforme de la métaphysique impose-t-elle d'engendrer la scission et l'expulsion de l'extériorité?
A cause de l'exigence de certitude. Aristote estimait qu'il allait presque réussir à achever la connaissance de son vivant, suite à ses travaux décisifs. Pourtant, quand Descartes surgit, quelques 2 000 ans plus tard, force est de reconnaître que la science aristotélicienne n'a guère achevé son pari. Au contraire, elle s'est engoncée dans une telle crise qu'elle est sur le point de s'éteindre.
Conclusion de Descartes : il faut la réformer, non pas en changeant de fond en comble sa méthode, mais plus précisément en ne changeant que ce qui empêche sa méthode de se finaliser. Le but de Descartes est de conserver l'essentiel, tout en modifiant certains détails.
L'essentiel : la certitude, autrement dit l'ambition d'achever le savoir.
Les détails : le seul moyen de parvenir à cette certitude est d'abandonner l'extériorité comme le domaine de l'incertain, que l'on peut connaître partiellement, mais toujours de manière imparfaite et incertaine, sans clarté.
Du coup, la métaphysique se retrouve contrainte, pour conserver ses prérogatives, d'abandonner l'extérieur et de considérer que l'important est de détenir un bastion de certitude, qui sera chez Descartes le Cogito ou l'intérieur. La suite de la métaphysique moderne se contente de projeter sur l'extérieur ce que la raison décrète, sans accorder la valeur de vérification à l'expérience, alors que c'est l'adjonction cardinale qu'introduit la science moderne et que Leibniz exige que cette innovation soit transposée avec succès à la démarche philosophique, via l'usage de la logique.
Il n'est pas étonnant que dans ces conditions, la connaissance philosophique que produira la métaphysique soit tronquée, déconnectée de l'extérieur et de sa connaissance, et que le divorce entre science et philosophie soit consommé. Dès le départ, la science, à l'instar de la physique, va utiliser la logique de facture classique en la perfectionnant, tandis que Descartes entend opérer sur ce terrain un véritable coupe de force.
Descartes décide de supprimer les principes qui fondent la logique classique et de les remplacer par des notions qui étaient auparavant tenues pour dérivées, voire insuffisantes (insuffisamment démontrées) et qui ont pour notable avantage de supprimer la nécessité de relier l'intérieur à l'extérieur, de telle sorte que la connaissance devient possible seulement quand elle se trouve cantonnée à l'intérieur. Une caractéristique majeure de cette entreprise de subversion travestie en réforme viable, c'est que ces notions de clair et de distinct sont d'autant plus proclamées comme axiomatiques qu'elles sont indéfinies.
Descartes a réussi son coup : créer une métaphysique réformée, qui pourra d’autant plus se réclamer de la certitude qu'elle sera seulement interne (donc que son critère de vérification ne sera autre qu'elle-même). Seul défaut, majeur : cette métaphysique ne se remettra jamais de sa perte d'identité initiale comme théorie de la connaissance. Car on ne sait plus bien ce que doit faire cette approche solipsiste et psychologique de la philosophie, si elle ne vise plus la connaissance, mais se contente d'introspection (reproche qu'adresse Leibniz, selon lequel la philoosphie a raté son virage depuis Aristote et à cause du mauvaise usage de la logique).
Si Descartes a réhabilité la métaphysique, c'est au prix de la ruine de son ambition de connaissance et au profit d'une connaissance qui n'est plus scientifique. Au final, la science en tirera les conséquences, puisqu'elle se démarquera de la tutrice philosophique, ce qui ne veut pas dire que la science ne s'intéresse plus aux questions philosophiques, mais qu'elle ne tient plus compte de la démarche métaphysique.
Cette philosophie affronte courageusement les problèmes de connaissance et de réconciliation de l'intérieur et de l'extérieur, mais sans véritable programme philosophique. La suite de la philosophie moderne, marquée par la prégnance de la métaphysique rénovée issue de Descartes, ne se remettra jamais de cette scission initiée par Descartes.
Elle cherchera toujours, d'une ou d'autre manière, à réconcilier l'intérieur avec l'extérieur, en pensant que le pouvoir de la raison est cantonné à l'intériorité. Leibniz a raison de rappeler que le propre de la raison est de connaître l'extérieur, et que cette évidence n'a pas à être prouvée depuis l'intérieur - de même qu'on pourrait ajouter que l'intérieur n'est pas plus sûr que l'extérieur, la raison n'étant pas davantage centrée sur l'intérieur du sujet que sur son extérieur.
On pourrait reprocher à Leibniz de ne pas avoir cherché à expliquer pourquoi la connaissance est évidente, et pourquoi la raison présente cette caractéristique de décentrement hors du sujet. La métaphysique a joué sur ce thème : elle au moins propose quelque chose de précis, même si c'est faux. Leibniz ne propose pas d'autre théorie que sa vérification a posteriori, ce qui lui donne une connotation théorique étrange.
L'évidence de la connaissance devrait pouvoir être expliquée par la philosophie, mais cette limite, si elle n'est pas expliquée par le savant Leibniz, reste comme une déficience de la philosophie telle qu'elle se conçoit, car c'est le propre de la philosophie d'expliquer les principes, comme le rappelle Leibniz, et la science n'y est nullement contrainte. De ce point de vue, Leibniz tendrait à adopter plus un comportement de scientifique en philosophie qu'une attitude de philosophe cherchant à définir ce qu'est l'infini (bien qu'il manifeste le courage de fixer à la philosophie la tâche de pouvoir définir de mieux en mieux l'infini).
Expliquer la connaissance ne peut se faire depuis l'être, car cela impliquerait que la raison puisse régenter l'ensemble de l'être, depuis son point de vue de sujet partiel. Cela revient à estimer que la raison ne pourrait connaître qu'en adoptant le point de vue divin - sinon la raison humaine ne peut connaître que partiellement et graduellement.
Il ne s'agit pas d'attendre que la raison connaisse tout, mais de répondre à la question : pourquoi la connaissance est-elle inexpliquée par l'hypothèse de Leibniz? Pourquoi en reste-t-elle au stade de l'évidence? La réponse que j'entrevois : parce qu'elle repose sur des mécanismes qui ne sont pas réductibles à la raison et dont l'origine sort de l'être. Les limites de la connaissance font écho aux limites de l'être et renvoient à autre chose que ce qui est.
La raison pour laquelle Leibniz échoue, en termes d'influence, n'est pas parce que ses critiques contre la méthode paralogique de Descartes sont fausses, mais parce que ce qu'il propose reste inexpliqué. Descartes présente au moins l'avantage de proposer quelque chose d'extrêmement ambitieux et déraisonnable (car proposer une méthode de vérité certaine impliquerait que le réel soit prédictible et linéaire).
Du coup, même si la méthode de Descartes est logiquement fausse et si les résultats scientifiques qu'il engendre sont faux, dès leurs temps, il reste que Descartes a propos quelque chose et que mieux vaut proposer quelque chose de faux que quelque chose d'indéterminé. Leibniz s’est montré trop subtil et trop honnête dans sa tentative d’édicter une méthode qui s'appuie sur des hypothèses axiomatiques et in fine sur le critère d'évidence.
La scission qu'a opérée la métaphysique n'a pu dans ces conditions être résolue par Leibniz et le postulat qu'introduit Descartes, pour fragile et contestable qu'il soit, n'a pu être contesté par la suite, car Descartes a posé le cadre, à partir duquel les successeurs jusqu'à nos jours n'ont jamais fait qu’affiner et bricoler.
L'avertissement que Leibniz lançait à Descartes, de proposer en guise de théorie de la connaissance, une théorie psychologique enfermée dans le langage, n'aura pas été retenu, car désormais, les inventions sans aucune véritable possibilité de connexion avec l'extérieur, sont lancées comme des hypothèses internes et a priori aussi subtiles qu'incertaines.
Les lecteurs ne sont plus confortés à des savants proposant des théories de connaissance qu'à des spéculateurs se piquant de cohérence interne, en oubliant que la logique n'existe pas sans lien avec l'extérieur. Ces extrapolations, qui pourraient être qualifiées d'extraspections, au sens où elles sont tournées vers l'extérieur, ne tendent toutefois pas à instaurer un lien avec l'extérieur, mais se contentent de pures hypothèses intérieures sur l'extérieur, sans aucun souci de vérification autre que le critère de cohérence interne, qui ne sort pas du solipsisme.
L'exigence de rigueur est d'autant plus accrue que la rigueur se démarque du propre de la logique et serait une forme de logique purement interne. Quand Heidegger lance l'hypothèse de son Dasein, il ne l'intéresse pas de vérifier sa pertinence dans le réel, tout comme la vérité ne l'intéresse pas, mais de proposer une idée aussi rigoureuse que nouvelle.
Peu importe sa teneur en réel. La philosophie, de théorie permettant de découvrir (la découverte ne s’effectuant que dans le champ de ce qui est étranger), est passée à un jeu subtil de devinette, où le plus inventif gagnerait à condition que son inventivité n'entre pas en connexion avec l'extérieur. Ne reste plus que le réel dans sa dimension d’introspection rationnelle, l’imaginaire étant dévolu à la littérature.
Descartes a réussi son coup : créer une métaphysique réformée, qui pourra d’autant plus se réclamer de la certitude qu'elle sera seulement interne (donc que son critère de vérification ne sera autre qu'elle-même). Seul défaut, majeur : cette métaphysique ne se remettra jamais de sa perte d'identité initiale comme théorie de la connaissance. Car on ne sait plus bien ce que doit faire cette approche solipsiste et psychologique de la philosophie, si elle ne vise plus la connaissance, mais se contente d'introspection (reproche qu'adresse Leibniz, selon lequel la philoosphie a raté son virage depuis Aristote et à cause du mauvaise usage de la logique).
Si Descartes a réhabilité la métaphysique, c'est au prix de la ruine de son ambition de connaissance et au profit d'une connaissance qui n'est plus scientifique. Au final, la science en tirera les conséquences, puisqu'elle se démarquera de la tutrice philosophique, ce qui ne veut pas dire que la science ne s'intéresse plus aux questions philosophiques, mais qu'elle ne tient plus compte de la démarche métaphysique.
Cette philosophie affronte courageusement les problèmes de connaissance et de réconciliation de l'intérieur et de l'extérieur, mais sans véritable programme philosophique. La suite de la philosophie moderne, marquée par la prégnance de la métaphysique rénovée issue de Descartes, ne se remettra jamais de cette scission initiée par Descartes.
Elle cherchera toujours, d'une ou d'autre manière, à réconcilier l'intérieur avec l'extérieur, en pensant que le pouvoir de la raison est cantonné à l'intériorité. Leibniz a raison de rappeler que le propre de la raison est de connaître l'extérieur, et que cette évidence n'a pas à être prouvée depuis l'intérieur - de même qu'on pourrait ajouter que l'intérieur n'est pas plus sûr que l'extérieur, la raison n'étant pas davantage centrée sur l'intérieur du sujet que sur son extérieur.
On pourrait reprocher à Leibniz de ne pas avoir cherché à expliquer pourquoi la connaissance est évidente, et pourquoi la raison présente cette caractéristique de décentrement hors du sujet. La métaphysique a joué sur ce thème : elle au moins propose quelque chose de précis, même si c'est faux. Leibniz ne propose pas d'autre théorie que sa vérification a posteriori, ce qui lui donne une connotation théorique étrange.
L'évidence de la connaissance devrait pouvoir être expliquée par la philosophie, mais cette limite, si elle n'est pas expliquée par le savant Leibniz, reste comme une déficience de la philosophie telle qu'elle se conçoit, car c'est le propre de la philosophie d'expliquer les principes, comme le rappelle Leibniz, et la science n'y est nullement contrainte. De ce point de vue, Leibniz tendrait à adopter plus un comportement de scientifique en philosophie qu'une attitude de philosophe cherchant à définir ce qu'est l'infini (bien qu'il manifeste le courage de fixer à la philosophie la tâche de pouvoir définir de mieux en mieux l'infini).
Expliquer la connaissance ne peut se faire depuis l'être, car cela impliquerait que la raison puisse régenter l'ensemble de l'être, depuis son point de vue de sujet partiel. Cela revient à estimer que la raison ne pourrait connaître qu'en adoptant le point de vue divin - sinon la raison humaine ne peut connaître que partiellement et graduellement.
Il ne s'agit pas d'attendre que la raison connaisse tout, mais de répondre à la question : pourquoi la connaissance est-elle inexpliquée par l'hypothèse de Leibniz? Pourquoi en reste-t-elle au stade de l'évidence? La réponse que j'entrevois : parce qu'elle repose sur des mécanismes qui ne sont pas réductibles à la raison et dont l'origine sort de l'être. Les limites de la connaissance font écho aux limites de l'être et renvoient à autre chose que ce qui est.
La raison pour laquelle Leibniz échoue, en termes d'influence, n'est pas parce que ses critiques contre la méthode paralogique de Descartes sont fausses, mais parce que ce qu'il propose reste inexpliqué. Descartes présente au moins l'avantage de proposer quelque chose d'extrêmement ambitieux et déraisonnable (car proposer une méthode de vérité certaine impliquerait que le réel soit prédictible et linéaire).
Du coup, même si la méthode de Descartes est logiquement fausse et si les résultats scientifiques qu'il engendre sont faux, dès leurs temps, il reste que Descartes a propos quelque chose et que mieux vaut proposer quelque chose de faux que quelque chose d'indéterminé. Leibniz s’est montré trop subtil et trop honnête dans sa tentative d’édicter une méthode qui s'appuie sur des hypothèses axiomatiques et in fine sur le critère d'évidence.
La scission qu'a opérée la métaphysique n'a pu dans ces conditions être résolue par Leibniz et le postulat qu'introduit Descartes, pour fragile et contestable qu'il soit, n'a pu être contesté par la suite, car Descartes a posé le cadre, à partir duquel les successeurs jusqu'à nos jours n'ont jamais fait qu’affiner et bricoler.
L'avertissement que Leibniz lançait à Descartes, de proposer en guise de théorie de la connaissance, une théorie psychologique enfermée dans le langage, n'aura pas été retenu, car désormais, les inventions sans aucune véritable possibilité de connexion avec l'extérieur, sont lancées comme des hypothèses internes et a priori aussi subtiles qu'incertaines.
Les lecteurs ne sont plus confortés à des savants proposant des théories de connaissance qu'à des spéculateurs se piquant de cohérence interne, en oubliant que la logique n'existe pas sans lien avec l'extérieur. Ces extrapolations, qui pourraient être qualifiées d'extraspections, au sens où elles sont tournées vers l'extérieur, ne tendent toutefois pas à instaurer un lien avec l'extérieur, mais se contentent de pures hypothèses intérieures sur l'extérieur, sans aucun souci de vérification autre que le critère de cohérence interne, qui ne sort pas du solipsisme.
L'exigence de rigueur est d'autant plus accrue que la rigueur se démarque du propre de la logique et serait une forme de logique purement interne. Quand Heidegger lance l'hypothèse de son Dasein, il ne l'intéresse pas de vérifier sa pertinence dans le réel, tout comme la vérité ne l'intéresse pas, mais de proposer une idée aussi rigoureuse que nouvelle.
Peu importe sa teneur en réel. La philosophie, de théorie permettant de découvrir (la découverte ne s’effectuant que dans le champ de ce qui est étranger), est passée à un jeu subtil de devinette, où le plus inventif gagnerait à condition que son inventivité n'entre pas en connexion avec l'extérieur. Ne reste plus que le réel dans sa dimension d’introspection rationnelle, l’imaginaire étant dévolu à la littérature.
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