samedi 25 juillet 2009

Le Retour du Même

Nietzsche était plus lucide que les commentateurs de philosophie, qui ne comprennent rien au monothéisme et à son surgeon philosophique, élaboré principalement autour de l'ontologie. Le terme de métaphysique désigne une réalité éditoriale. La métaphysique n'est pas du tout ce qui est au-dessus de la physique, mais ce qui est après la physique. Entendre : après les oeuvres physiques d'Aristote. L'ontologie de type platonicienne accompagne l'élan monothéiste chrétien, qui s'emparera petit à petit de l'empire romain et qui finir par remplacer l'imperium (la domination) par l'esprit de la Trinité. On peut critiquer (de manière justifiée) le christianisme comme institution, mais l'ordre de la charité chrétienne et son application politique de type monarchiste valent quand même mille fois mieux que la pure domination de l'impérialisme romain (ou de ses prédécesseurs méditerranéens).
L'ontologie de Nieztsche, que l'on s'évertue aujourd'hui à présenter comme une contre-ontologie dans les milieux proches de l'immanentisme tardif de stade terminal, personnifiés par un Clément Rosset, et de manière caricaturale par l'hédoniste pseudo-rebelle Onfray, le gauchiste Enthoven, cette ontologie nietzschéenne est en réalité bien faible quand on prend la peine d'examiner ce qu'elle propose en lieu et place de ce qu'elle récuse. Oubliez les récriminations et l'entreprise de dynamitage critique! Le spectacle d'une destruction, qu'elle soit contrôlée ou non, physique ou intellectuelle, est toujours jouissif. Posez-vous la vraie question : si ce que propose l'ontologie classique vous paraît déceptif ou dépassée, en comparaison et en regard, quelle est la valeur du programme nietzschéen?
Les concepts que suggère le dément Nietzsche avant de sombrer sont comme par hasard les concepts constructeurs et positifs- comme si la philosophie de Nietzsche collait un tel vertige qu'elle emmenait son créateur vers d'abyssaux précipices, ceux dont on ne remonte pas. D'ailleurs, Nieztsche, limpide quand il s'agit de dynamiter, est tout à fait obscur quand il s'agit d'affirmer. Pour un éternel acquiesceur, un béni oui-oui du genre immanentiste, c'est assez dérangeant. La volonté de puissance est ainsi si ténébreuse, voire contradictoire que toutes les explications aboutissent à expliquer ce que la volonté de puissance n'est pas.
Il suffira de consulter sur ce point l'ouvrage passablement hermétique de Deleuze sur Nietzsche. On mesurera vers quels délires drolatiques mènent les théories fumeuses de l'ermite des sommets, marcheur des monts escarpés. Rosset lui-même, qui est sans doute le disciple le plus fidèle de Nieztsche, et qui lui a consacré de pénétrantes pages, prend ses distances avec les concepts fin de lucidité du penseur. Normal : Rosset revendique la clarté de l'expression, alors que ces concepts sont ténébreux. Rosset se montre plus conséquent que Nietzsche dans le nihilisme.
La folie de Nietzsche n'est nullement inexplicable et incompréhensible. Elle ne l'est que lorsqu'on veut se voiler la face et poursuivre le culte dionysiaque qu'on lui voue, en particulier l'époque contemporaine, qui répudie le christianisme pour mieux adorer les hérésies autour du culte de Mithra et du satanisme. Nieztsche a perdu la raison parce qu'il a formulé le renversement de toutes les valeurs. Il a depuis lors vacillé tant la pression était forte. Quand il a dû quitter le chemin critique, où son génie éclate, pour formuler quelques propositions constructives, il n'a pas supporté l'évidence : incapable de réalisme, il était encore plus idéaliste que les idéalistes qu'il raillait avec une véhémence suspecte.
Pour autant, si la mutation ontologique qu'évoque Nieztsche sous son expression révolutionnaire et postromantique de renversement de toutes les valeurs est impossible, si Nieztsche est plus prophète nihiliste que penseur philosophe, ce qui explique son style enflammé et ses envolées justicières, c'est parce que la seule alternative que Nieztsche possède face à l'impossible tient à la folie. N'est pas fou qui veut, énonçait le docteur Ey, cité par Rosset le postnietzschéen. Cette folie dans le mutisme, Nietzsche l'a voulue et s'est dérobé ainsi au spectacle de son échec de bâtisseur des nouvelles valeurs et à la catastrophe proche de l'immanentisme terminal, qu'il pressentait et dont il ne pouvait accepter d'être le prophète. Nous en sommes les témoins.
Nietzsche est trop nihiliste pour consentir à affronter son nihilisme, comme Girard, le meilleur penseur d'après-guerre, expliquait que le ressentiment est d'abord une catégorie intérieure à la personnalité de Nietzsche et que c'est en tant qu'individu en proie au ressentiment que Nietzsche a pu produire à son sujet une analyse si admirable (et si partielle). Ce n'est pas parce que Nieztsche annonce le nihilisme en nihiliste prophétique qu'il perd sa capacité d'analyse sur l'état de la culture occidentale ou l'état des valeurs monothéistes. Ce farouche adversaire du Christ, qui se proclama avec emphase et ridicule l'antéchrist, a très bien compris ce qu'était le monothéisme et dans quel état de délabrement se trouvait l'immanentisme.
Sa folie consiste seulement à accélérer le processus de délitement et de dégénérescence, parce qu'il propose comme remède le poison et qu'il présente le poison comme le remède miraculeux. Pour se sortir de l'ornière nihiliste, qui ne peut qu'emporter dans le vide l'immanentisme, Nietzsche propose le renversement ontologique ou la grande mutation. Seul problème : ladite mutation est impossible. Nieztsche est l'immanentiste qui enterre l'immanentisme en proposant de le sauver.
Cet aveuglement mérite d'être qualifié de sublime si l'on se souvient que le sublime contient autant d'effroi que de grandeur. Un concept retient particulièrement mon attention dans l'analyse lucide que Nietzsche dresse de la culture occidentale de son époque : l'Eternel Retour du Même. Curieux maléfice qui étreint Nietzsche et qui consiste pour lui à faire montre d'une lucidité d'autant plus implacable (et exacerbée) qu'elle engendre nécessairement l'aveuglement le plus stupéfiant. Je veux dire : Nietzsche est ce généalogiste précis qui est incapable de tirer les conséquences lucides des causes lumineuses qu'il pressent.
La machine se grippe et le mécanisme déraille à partir du moment où Nieztsche construit. Pourquoi cette défaillance surprenante au moment de la vérité, alors que personne n'avait tutoyé à ce point la vérité de son temps? Parce que Nieztsche ne conçoit pas la vérité des causes, mais seulement la vérité des phénomènes immédiats qu'il distingue. On sait depuis Aristote l'ambivalent que le seul moyen d'appréhender un enchaînement causal tient dans le finalisme, soit dans la compréhension global du processus, pas dans la délimitation d'une partie de l'ensemble.
Nieztsche distingue les causes tout en validant le processus de l'immanentisme. Nieztsche comprend d'autant mieux les causes de l'immanentisme qu'il est le plus immanentiste des immanentistes. Raison pour laquelle il est à la fois révolutionnaire et réactionnaire, antidémocratique et aristocrate : Nieztsche est si extrémiste qu'il est à l'extrême du processus qu'il analyse - et encourage. Si Nietzsche défaille et déraille, c'est parce qu'il est le plus lucide et le plus fou.
Ce n'est pas par manque de logique ou de lucidité qu'il passe des causes les plus véritables aux conséquences les plus inconséquentes. C'est par mauvaise compréhension finaliste. Si bien que Nietzsche est tout sauf illogique ou irrationnel. Il est simplement dénué de jugement et empli d'une trop forte dose d'exaltation. Nietzsche est un hypersensible ou un détraqué nerveux, que la santé trahira quand il la/se soumettra à l'épreuve de son renversement sincère et impossible. Comment demeurer impassible face à l'impossible?
Nietzsche pète les plombs - on le comprend. Il court embrasser un cheval et son baiser fougueux s'interprète comme un adieu à ce monde qui est pour lui le monde. Maintenant qu'il sait que le Renversement n'aura pas lieu, que sa mutation est une chimère renversante - sans lendemain, il s'empresse de quitter la scène de son rêve, qui évoque de plus en plus la scène du crime. Qui a tué Dieu? Qui l'a assassiné? Par quoi l'a-t-on remplacé, si ce n'est par rien? Si le Surhomme est impossible, encore un concept fumeux, que reste-t-il, si ce n'est le néant apocalyptique et le désespoir tragique?
Finalement, Nietzsche est un pyromane qui a mis le feu à l'édifice qu'il honnissait, dont il ne cessait de détaller avec justesse et raison les défauts et les imperfections, sans être capable de reconstruire le prodigieux château qu'il n'avait eu de cesse de promettre sur le papier. Nieztsche est l'enfant qui démonte émerveillé la radio de papa et qui s'avère incapable de la remonter. Nietzsche a déconstruit le reél et n'a reconstruit que du vent. Vent rime avec vain : le nihiliste terminal se lancera à gorge déployée dans le vin pour oublier qu'il divague - dit vague.
En attendant (Godot? Dionysos?), Girard a raison de constater que la lucidité critique et négative de Nieztsche est sans défaut (pour les raisons que nous avons analysées plus haut) et que Nietzsche est précisément le seul à avoir compris ce qu'était le christianisme. La réponse de Nietzsche est folle - Dionysos contre le Crucifié -, mais alors que tous les positivistes et les scientistes de son temps prennent le christianisme pour une mythologie de plus (ainsi des anthropologies et des scientistes des sciences humaines), Nietzsche l'immanentiste perçoit très bien que le christianisme n'est pas une mythologie, mais qu'il contient la vérité de la victime, de la Passion et de la violence mimétique.
Cette remarque de Girard sur la lucidité de Nietzsche à l'égard du christianisme (et sa propension immanentiste à proposer le diable/Dionysos en alternative démente et hallucinée au monothéisme) vaut en particulier pour l'Eternel Retour. Nietzsche s'empresse d'ajouter, avec une lucidité confondante : du Même. Nieztsche a bien mieux compris que ses contemporains et que ses commentateurs (de plus en plus médiocres à mesure que l'immanentisme dégénère) la véritable nature du renversement monothéiste à l'intérieur du transcendantalisme : non pas d'instaurer l'unité du Même, qui a toujours existé dans les régimes polythéistes, mais de renverser la relation différence/répétition.
De divinité, le Même devient le territoire du sensible. De ce fait, Nietzsche l'immanentiste est le garant du sensible pur et réductionniste. Il se propose de muter ce sensible en Hyperréel, soit en Surréel. On mesure à quel point le renversement de Nietzsche est fallacieux, car le renversement est présenté comme renversement du monothéisme alors qu'il est bien renversement de toutes les valeurs, soit renversement du transcendantalisme dans son ensemble, monothéisme et polythéisme compris.
Si Nietzsche se contentait d'appeler au renversement du monothéisme, il retomberait sur le polythéisme, alors qu'il dresse l'apologie du nihilisme. Renverser les valeurs pour aboutir au nihilisme ne peut que viser l'ensemble de la culture humaine. Raison de l'emphase nietzschéenne : il a conscience de la dimension inhumaine de son projet qu'il s'empresse de baptiser sous le vocable mégalomane de surhumain. L'emphase est ridicule en ce qu'elle se fonde sur la velléité. Nietzsche n'a aucune chance d'aboutir.
Il est ce petit enfant qui persiste à promettre pour contenter le désir des adultes et se montrer à la hauteur de leur confiance déraisonnable/illusoire. La dimension nihiliste de Nietzsche est patente dans son adoration du Même : effectivement, si Nietzsche valide le dogme numéro un du nihilisme, selon lequel le reél coïncide avec le sensible, alors Nieztsche ne peut que considérer que le réel équivaut au Même. La différence dans le schéma de pensée nihiliste renvoie au mirage du néant.
Nietzsche a correctement identifié le Même comme la substantifique moelle du réel de facture immanentiste, mais il s'empresse ce faisant, toujours en proie à sa curieuse perversion mentale, de proposer le pire poison en même temps que l'idée la plus loufoque. Désirer que l'existence revienne toujours, en particulier ses pires épreuves, est une attente assez cocasse chez un grand désespéré incurable, qui sublime comme il peut sa solitude et son échec sentimental flagrant, mais cette exigence est aussi utopique que le renversement de toutes les valeurs, la mutation du Surhomme ou la volonté de puissance.
Nietzsche a vu juste et visé à côté. En toute connaissance de cause. On peut à la rigueur perfectionner un mauvais tireur qui vise à côté du fait de sa maladresse ou de sa myopie : en lui offrant des montures ajustées ou en l'exerçant du mieux possible. Les résultats seront sans doute passables/ordinaires, quoique en progrès. Par contre, il n'y a rien à faire contre la perversion de celui qui voit et qui refuse de voir. Rien à faire contre celui qui voit le feu vert et qui le décrit comme rouge.
Notre patient n'est pas daltonien - il est pervers. Rosset a justement décrit ce phénomène du déni ou de la forclusion en évoquant le refus du réel et la fuite du double (reste à distinguer le double fantasmatique du double inévitable). Nieztsche voit double au sens où il voit rouge. A force de ne jurer que par le Même et son improbable retour, il en oublie que le double qu'il crée est encore plus énorme que le double qu'il combat : le néant en lieu et place de l'Etre.

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