mercredi 25 juillet 2012

La découverte du nihilisme

J'ai choisi le terme de nihilisme, déjà employé dans un sens fort restreint, pour désigner le courant, qui, dans l'histoire des courants de pensée qui la précèdent, puis coexistent avec elle, valide l'existence paradoxale du non-être. On pourra me reprocher, non d'exagérer ou d'inventer, mais d'amalgamer l'histoire du non-être avec l'idéologie nihiliste, qui explicitement est un courant mineur, circonscrit à un activisme périmé.
Pourquoi donner au nihilisme un sens plus large que celui retenu? Le nihilisme ne désignerait-il alors pas l'histoire du non-être? Le choix du nihilisme pour définir un courant plus vaste que le mouvement idéologique, au point qu'il exprime l'une des deux orientations de la pensée, se fonde sur le déni, propre au nihilisme : on dénie le nihilisme au point de le réduire à une forme mineure et périmée. Quant à l'histoire du non-être, qui n'est pas reconnue comme du nihilisme, et qui serait un excédent important, mais mineur, elle ne recoupe pas le nihilisme tel que je l'entends, au sens où elle le reconnaît comme un mouvement présocratique aboutissant à la métaphysique, puis comme un mouvement souterrain, plus important que l'idéologie défunte, mais marginal.
Il s'agit de prendre la mesure de ce qu'est le nihilisme :
1) un mouvement dénié et majeur, l'un des deux grands courants de la pensée;
2) une option qui, à l'intérieur de l'histoire de la philosophie, parcourt la métaphysique, qui est e principal courant, en termes quantitatifs, de la philosophie depuis Aristote et qui ne peut être compris si on ne le critique pas par rapport au nihilisme.
Le nihilisme ainsi compris ne désigne ni une idéologie marginale, ni un mouvement philosophique souterrain et mineur, plus justement nommé non-être, mais la manière de penser qui se définit par le désir de définir le réel et qui pour ce faire accepte que l'inconnaissable devienne de l'indéfinissable, soit que la part majeure du réel soit non pas inconnue, mais inconnaissable. On comprend pourquoi le déni caractérise le nihilisme : le mieux est de le cantonner à l'histoire de cette idéologie mortifère et restreinte, qui sévit à l afin du dix-neuvème siècle chez quelques excités.
Quand Faye et Cohen-Halimi rédigent un ouvrage sur le nihilisme compris comme cette idéologie heureusement défunte, ils reprennent le point de vue majoritaire consistant à répéter : le nihilisme, trois fois rien à en dire. Ce faisant, ils se mettent en valeur en montrant à quel point ils sont précis et pointus en histoire, au point d'accorder leur attention érudite à des phénomènes dérisoires. Jamais nos deux agrégés et normaliens d'Ulm ne se posent la question philosophique qui tranche avec leur cursus d'historiens spécialisés dans la philosophie : l'apparition du nihilisme lors de la Révolution française et son extension périmée n'ont-ils aucun lien avec le passé?
Comment expliquer que Nietzsche, dont l'apport est majeur dans l'histoire de la philosophie contemporaine, parle si explicitement du nihilisme pour à la fois dénoncer la crise qui advient et sa propre philosophie, dans un bel élan de cohérence - s'il s'agit d'un courant mineur, de nature idéologique? Comment se fait-il que le Dasein de Heidegger, grand lecteur de Nietzsche et disciple d'Aristote, soit l'Etre-là environné de néant? Comment se fait-il qu'au départ de la métaphysique, Aristote définisse l'être comme le fini environné de non-être, le lien entre être et non-être tenant à leur multiplicité commune? Comment se fait-il qu'Aristote reprenne l'héritage préplatonicien des nihilistes antiques, comme les sophistes, les atomistes et d'autres courants?
On voit se dégager un continent enfoui, qui ne se limite pas à l'histoire de la philosophie et ne se trouve remarqué par aucune histoire de la philosophie. Pourtant, peut-on continuer à ne voir dans le nihilisme que deux pôles mineurs : soit cette idéologie désuète - soit l'histoire marginale du non-être? Peut-on se contenter face à la non-reconnaissance d'un mouvement qui excède la philosophie d'un : "Circulez, il n'y a rien à voir!"? Le nihilisme est l'histoire déniée du plus grand courant de pensée qui parcourt l'histoire, premier à apparaître, puis enterré par le transcendantalisme, dont l'ontologie en philosophie, au nom du fait qu'il n'y aurait rien à dire du non-être.
Cette thèse ne remonte pas à Aristote. C'est Platon l'ontologue opposé à son brillant élève qui l'inaugure, en inféodant le non-être à l'Etre et en le définissant comme l'autre. En ne définissant pas l'Etre, Platon ne définit pas davantage le non-être. Aristote ne fait que renforcer cette propension au déni en décrétant que tout l'effort de la philosophie doit se focaliser sur l'être, sans perdre de temps à affronter la question indicible du non-être. Où l'on voit l'identité de Wittgenstein, le soi-disant fossoyeur des illusions métaphysiques : ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
Les historiens actuels de la philosophie reprennent l'antienne, montrant leur ancrage métaphysique, en oubliant de rappeler que le père de la métaphysique définissait l'être comme fini et renvoyait le problème de l'infini aux calendes grecques. La mésinterprétation de ceux qui considèrent l'histoire du non-être comme un phénomène marginal, c'est qu'ils n'en raccordent pas l'importance par rapport aux développements de la métaphysique, en particulier depuis la rénovation cartésienne, sous prétexte que les métaphysiciens modernes, si "rationalistes", n'en envisageraient pas le problème.
Si l'histoire du non-être était sans conséquence sur l'évolution de la pensée, un ouvrage d'historiens comme Le Néant suffirait à souligner un phénomène d'érudit, bien qu'il ne soit pas influent sur la pensée. Le nihilisme présente le danger de sa description : on ne le discerne pas, parce que ce qu'on en discerne concerne des manifestations superficielles. C'est ainsi que l'on peut reconnaître au vingtième siècle de sporadiques productions nihilistes, marginales et peu influentes.
Et quand on reconnaît au non-être un rôle cardinal dans l'élaboration de la métaphysique, c'est aussitôt pour adhérer au déni que la métaphysique porte : l'histoire du non-être n'existe que chez quelques ancêtres de la philosophie (comme Démocrite). La métaphysique réussit à succéder à l'ontologie et comme expression majoritaire, avec le déni pour éluder le non-être : il ne sert à rien de parler de ce qui n'est pas (ce que la tradition cartésienne, qui reprend la scolastique et la théologie chrétienne médiévale, s'emploiera à répéter jusqu'à Bergson).
La métaphysique instaure l'équilibre entre ce qui est fini et ce qui n'est pas, en reliant les deux domaines par le caractère du multiple. Peu importe que cet équilibre repose sur la faiblesse de l'irrationnel : le déni métaphysique en réconciliant à sa sauce le nihilisme et l'ontologie se montrerait plus cohérent que les contradictions atomistes. L'atomisme ne parvenait à expliquer les atomes à côté du vide par rapport à la question de l'infini : comment ce qui est infini peut-il environner de ce qui n'est pas?
La métaphysique instaure une cohérence de façade qui se trouve légitimée par la discipline qu'elle institue : l'histoire de la philosophie. La métaphysique n'est pas tenue pour nihiliste, parce qu'elle propose une définition du réel qui la fait tenir pour réaliste. Elle retient du nihilisme l'existence contradictoire du non-être, mais en lui conférant une portée théorique qui dépasse le cadre physique et lui permet de s'imposer comme le discours philosophique concurrent de l'ontologie. La métaphysique théorise l'ensemble du réel fini (et non du réel), se pose comme science des sciences en ce sens, et discoure sur l'être comme si c'était la même chose de réfléchir sur l'Etre ou l'être.
La non-reconnaissance du nihilisme se pose par rapport aux critères de notre époque et à l'histoire de la métaphysique : nous sommes dévastés par le retour d'une certaine scolastique, qui se nomme histoire de la philosophie, et qui se travestit en philosophie créative (nous tenons un exemple kitsch avec Deleuze). Il s'agit d'une expression moribonde, qui a été lancée par Descartes pour réanimer l'aristotélisme. Nous ne nous rendrons pas compte de l'importance du nihilisme au-delà de la philosophie, tant que son histoire sera prise en charge par rapport au prisme métaphysique, qui adore le kantisme et la phénoménologie comme branches prolongeant sa réforme cartésienne dans son époque moderne.
Nous nous trouvons sous l'influence de l'immanentisme terminal, étant entendu que l'immanentisme est une hérésie née de la scission avec le courant cartésien. Dur dans ces conditions de remarquer l'existence du nihilisme, d'autant que ce dernier n'est pas stricto sensu philosophique (que l'histoire de la philosophie présente comme des prolégomènes hellènes, alors qu'il parcourt l'ensemble de la philosophie, en particulier la métaphysique). Comprendre le nihilisme, c'est sortir de la métaphysique; dresser l'histoire de la philosophie ne revient pas à s'opposer à son histoire, mais à son interprétation, influencée par la métaphysique. N'est-ce pas Aristote qui lance l'histoire de la philosophie à l'aube de la métaphysique?
La prise en compte du nihilisme compris comme je l'entends (pensée première, et non forme idéologique ultraminoritaire) restaure l'histoire du non-être, non comme marginalité préphilosophique, mais comme la forme de pensée première, constitutive de l'humanité, qui excède la philosophie, qui participe à son édification, qui la travaille, la façonne, l'accompagne et s'adapte à ses linéaments modernes, puis contemporains. Quand Bergson décrète qu'il n'y a rien à dire du non-être, est-ce qu'il entend que ce dernier est l'illusion d'autre chose (au sens platonicien) ou que le faux signale l'existence paradoxale du non-ête (au sens d'Aristote, travestissant grossièrement la doctrine platonicienne pour légitimer l'aristotélisme)? Malgré son déni répété autour de l'innovation durative, il suit la ligne métaphysique, qu'Aristote a initiée, que Descartes a rénovée et qui se poursuit jusqu'à lui.
A la limite, le débat est dépourvu d'intérêt, puisque l'on ne peut parler que de l'être. Les philosophes, dont les historiens, se focalisent sur l'être comme s'il évoquait la totalité du réel et l'on oublie que l'histoire de la métaphysique depuis le départ est construite sur un postulat aberrant : l'être serait fini; le non-être existerait de manière contradictoire à côté de l'être. La théorisation de réel par Aristote est partiale, puisqu'elle revendique la finitude parcellaire : l'être fini n'est pas le réel.
Les métaphysiciens obtiennent de l'être à partir du non-être. Cet être est un succédané qui, en termes de temps, se nomme l'instant. Les métaphysiciens agissent comme des chimistes, qui concoctent un précipité impliquant que l'homogène se crée à partir de l'hétérogène et que l'on crée quelque chose à partir du contradictoire. Cette manière de procéder se révèle éphémère sur la durée, au sens où la méthode scientifique prend en compte de l'objet, mais réfute l'infini.
Le contradictoire est une méthode inférieure, qui ne tient compte que d'une certaine part de réel, qu'elle identifie comme la phase fondamentale, initiale et finale, alors qu'il ne s'agit que de la réduction à sa phase de contradiction artificiellement définie comme initiale. Le nihilisme exprime la méthode de réduction atavique, au sens où il ne retient du réel que sa dimension contradictoire en l'expurgeant de sa dimension créatrice et infinie.
Le contradictoire désigne le fini. Tout ce qui est fini ne semble non-contradictoire que si on le prend dans son instant. La reconnaissance de l'histoire du nihilisme n'est possible que si l'on sort de l'histoire de la philosophie telle qu'elle est pratiquée à l'heure actuelle, et si l'on sort des deux temps de l'histoire de  la métaphysique : l'aristotélisme, comme les péripatéticiens et la scolastique; et la réforme, avec le cartésianisme, puis le kantisme et la phénoménologie comme forme adjacente.
Nous vivons une époque où pour prolonger la métaphysique moribonde, ses représentants mélangent en guise d'innovation ses formes terminales, fort du principe selon lequel la métaphysique n'invente rien. La méthode de Heidegger entend améliorer la phénoménologie. La philosophie analytique recourt à la logique pour ce faire. Dans ce fatras amalgamant, on réconcilie l'ontologie avec la métaphysique, oubliant que la métaphysique s'est constituée contre l'ontologie. On fait comme si la métaphysique avait depuis toujours (Aristote? Descartes?) englobé l'ontologie : la métaphysique engloberait le discours sur l'être dans la théorisation des sciences, y compris la science de l'être.
Tant que l'on ne sort pas de l'influence métaphysique transformant le nihilisme en discours sur l'être fini, on ne peut rencontrer le nihilisme. Du coup, il ne peut être perçu, tant en philosophie que dans la pensée. Les termes néant, vide, non-être (et consorts) sont des synonymes peu définis, qui renvoient à l'histoire du nihilisme. Il s'agit de la définition déficiente (négative) d'un pan de réel mal appréhendé, qui enclenche le processus destructeur. Tel est ce que l'on nomme le néant et qu'on présente comme réalisme ou concrétude. Le projet qu'il porte et dont il se garde bien de rappeler l'issue aboutit plutôt à la destruction contenue dans le terme de nihilisme. Ce dernier sacrifie la continuité à l'isolement, au sens chimique d'une solution de réalité éphémère (un précipité).
Le nihilisme se révolte contre la difficulté à connaître : c'est que la connaissance n'est pas adossée à l'homogénéité du réel. Au lieu du constat de l'hétérogénéité, le nihilisme déduit l'antagonisme, afin de sauvegarder la possibilité d'omniconnaissance, dont le synonyme serait l'immédiateté. C'est l'exigence de départ du nihiliste : non le néant, mais l'urgence à connaître. Le nihiliste ne part pas du nihilisme en tant qu'exigence initiale, mais de l'exigence de connaissance immédiate pour façonner le nihilisme.
L'inquiétude qui taraude l'homme : comment se fait-il qu'il ne puisse connaître immédiatement? Par rapport à cette question lancinante, le débat oscille entre deux points de vue : ceux qui veulent connaître de suite et à tout prix, quitte à se détruire; et ceux qui acceptent la difficulté ardue à connaître, espérant ainsi sauvegarder la possibilité de connaissance. La connaissance signifie pour l'homme la pérennité du réel : s'il peut connaître, c'est qu'il y a sa place.
L'homogénéité cherche à sauvegarder le réel sans expliquer le possible, ni son statut : le possible est ce qui garantit la pérennité. Celui qui adhère à l'homogénéité sauvegarde la connaissance sans expliquer sa possibilité. Il place la connaissance devant la structure du réel qu'implique la difficulté à connaître. Le danger qui guette l'homme est sa disparition. Si le nihiliste perd la partie, c'est parce que ce qu'il propose n'est séduisant que dans l'immédiat. Sur la durée, la destruction provoque le rejet.
Le partisan de la connaissance l'emporte, parce que ce qu'il propose est viable, pas parce qu'il parie sur l'homogénéité. Il ne peut prouver son engagement autrement que de manière pragmatique (paradoxe pour l'idéaliste) : ce qu'il propose se révèle en pratique viable. L'histoire n'évolue plus, tant que dure le polythéisme. Les idées sont en place, le débat ne change pas. Quand survient la querelle antique qui donne lieu à l'affrontement quasi familial entre Platon et Aristote, l'évolution des termes signe l'avènement du monothéisme. C'est un changement profond dans le transcendantalisme. Platon propose l'ontologie, avec la définition innovatrice de l'autre comme non-être.
Nietzsche rapprochera le platonisme du christianisme : la philosophie est le grand changement de l'Antiquité. Elle apparaît pour amorcer le monothéisme sous la forme rationnelle. Elle trouve son expression la plus achevée avec l'ontologie de Platon, qui tente de définir le monothéisme comme l'Etre et d'inféoder le non-être comme l'autre. La métaphysique surgit pour contrecarrer l'ontologie et faire en sorte que le nihilisme enter en philosophie, puis dans le mouvement monothéiste plus large. Le nihilisme provient de la pensée, qui ne se limite pas à la philosophie, qui lui est antérieure et qui lui est bien plus large. Le monothéisme s'exprime plus sous la forme théologique que philosophique. L'ontologie tient en philosophie le rôle dynamique, mais inférieur quantitativement.
C'est la métaphysique qui est majoritaire et qui ne se trouve adoptée par le monothéisme que parce que le monothéisme n'a pas réglé la question du non-être. Le nihilisme transparaît dans le monothéisme et la philosophie parce qu'il excède le monothéisme et la philosophie et tient à la pensée depuis son origine. Tant que la pensée ne résoudra pas le problème consubstantiel au transcendantalisme, elle en pourra reconnaître ni affronter le nihilisme. Pratiquement, c'est en se rendant dans l'espace qu'elle y parviendra. Théoriquement, c'est en cherchant une suite innovante au transcendantalisme, par ce que j'ai appelé le néanthéisme.
La métaphysique n'innove rien par rapport au monothéisme, à la philosophie ou à l'innovation. Elle s'adapte à ce qui est et essaye de clore le progrès de la connaissance. Son succès s'explique parce qu'elle adapte le nihilisme polythéiste au monothéisme. Elle définit le non-être comme le faux, en rendant compatible le divin unique dans le fini. Ce sera le Premier Moteur, qui n'est pas plus expliqué que le non-être ou le multiple. La métaphysique isole des morceaux de réel. Elle restaure le contradictoire. Le réel métaphysique est de texture contradictoire. Par opposition aux nihilismes préplatoniciens, Aristote retarde le délitement, du fait de la théorisation qu'il instaure sur l'ensemble de l'être. La reconnaissance que l'être fini se trouve environné de non-être établit un système de contradiction plus viable que le nihilisme présent au berceau de la philosophie. Le réel métaphysique aboutit à sa destruction.
Il est important de mettre en perspective l'issue du nihilisme avec le débat qui s'est produit à l'aube du polythéisme. Si l'homme se trouve aujourd'hui confronté à sa plus terrible crise, c'est parce qu'il doit se débarrasser de la métaphysique et identifier que l'une des composantes, le nihilisme, ne tient pas seulement au non-être initial, voire à la destruction qui parcourt l'histoire de la métaphysique, mais à la pensée en général, au-delà du monothéisme et de la philosophie. La rénovation moderne de la métaphysique a contribué à ralentir le processus de délitement : à partir de Descartes, la métaphysique accroît le procédé de déni s'enferme dans l'irrationalisme du divin en tant que la partie indéfinissable qui complète l'être fini (physique et mécanique).
L'histoire du nihilisme permet de comprendre l'histoire de la pensée, puis de la philosophie (qui n'est ni la pensée en général, ni la pensée depuis son apparition, mais une forme de pensée particulière, innovante et rationaliste), et de sortir de la métaphysique, en la distinguant l'ontologie. La métaphysique ramène la spécificité de la philosophie à l'irrationalisme théorisable. L'on remarque l'histoire du nihilisme quand l'on sort de la métaphysique. L'ontologie l'avait inséré dans son système en la redéfinissant, mais l'autre présente l'inconvénient d'inféoder le non-être à l'intérieur d'un ensemble non-défini. L'infini est reconnu définissable (l'Etre), sans être défini.
Le nihilisme, constitutif de la pensée, accompagne la philosophie, mais ne peut se révéler dans son histoire que lorsqu'elle sortira de sa phase métaphysique, qui consiste à mixer le nihilisme avec l'ontologie. Si la métaphysique moderne est morte depuis Heidegger et si son hérésie immanentiste s'éteint en ce moment, on ne peut compter sur les historiens de la philosophie pour exhumer le principe nihiliste, puisqu'eux-mêmes sont formés dans la tradition métaphysique. Les analytiques n'ont rien rénové - sous couvert de sortie pompeuse de la métaphysique. Ils n'ont fait qu'appliquer ses principes à la logique, ce qui ne change rien, puisque la logique est une faculté finie, qui ne s'applique qu'à des éléments d'être.
Appelons plutôt l'histoire de la philosophie histoire de la métaphysique, avec son amalgame criard entre la métaphysique et l'ontologie. Les historiens présentent Aristote comme le philosophe antique de même stature que Platon. Leurs différences seraient internes à la philosophie, Aristote et Platon théorisant l'être tous deux. Mais est-ce du même être qu'il s'agit? Il suffit de regarder la typologie pour s'aviser de la différence entre être et Etre. L'Etre renvoie à l'infini; l'être est défini comme fini. Les deux s'opposent d'autant plus qu'Aristote fut l'élève de Platon : la querelle n'est pas que théorique. L'opposition n'est pas interne à la philosophie, mais c'est le courant de la philosophie monothéiste qui se scinde entre religieux et compromis nihiliste.
Si, comme le proposent les historiens selon leur formation (poussée), on réunit les deux courants à l'intérieur du même moule en les rendant compatibles, on occulte le problème du nihilisme et on adoube la domination de la métaphysique sur l'ontologie, cette dernière servant de correcteur pour assurer la continuation philosophique. La mort contemporaine de la métaphysique indique qu'il est temps de mettre à jour le nihilisme présent inscrit aux fondements et au coeur de la pensée, la philosophie n'apparaissant en Grèce qu'avec l'avènement du monothéisme.
Bien plus qu'à la fin de la métaphysique ou, plus largement, du monothéisme, nous assistons à la fin du transcendantalisme, le courant englobant les deux sous-ensembles, qui s'est constitué contre le nihilisme, pour rappeler que la connaissance est possible, y compris ardue. L'erreur provient de l'homogénéité conférée à la structure du réel. L'ontologie est qualitativement minoritaire depuis Platon, mais elle est qualitativement supérieure à la métaphysique, au sens où elle se confronte à la question de l'infini.
Elle produit une définition qui est inadéquate, mais qui a le mérite de rendre pérenne le réel en affrontant l'infini. Voilà qui indique que l'infini est un principe de malléabilité extrême, puisque même sa définition inadéquate permet de lui prêter une forme, quand bien même elle serait lointaine. L'ontologie est le premier problème à résoudre dans la philosophie. La métaphysique est une réaction postérieure : si l'ontologie avait résolu la lacune en définition, jamais la métaphysique n'aurait ressuscité la controverse ontologie/nihilisme, en cherchant à résoudre les contradictions des abdéritains et des sophistes.
C'est le problème de l'ontologie qu'il faut affronter prioritairement dans la philosophie. Ce problème recoupe le problème du monothéisme et plus largement du transcendantalisme : jamais il ne s'est monté capable de définir ce qu'il entend par la pérennité de la connaissance. L'Etre n'est qu'une interprétation, une désignation évaluative, qui n'apporte rien par rapport à l'être polythéiste, dont on nous explique qu'il serait en lien avec l'infini, sans jamais prendre la peine d'accorder les violons.
L'articulation polythéiste entre les dieux et le dieu suprême se trouve plus rigoureusement exposée dans le monothéisme, où l'Etre apparaît, mais l'innovation connaît une limite insoluble : la philosophie comme formalisation tendant vers la rationalisation monothéiste est le prolongement de l'inspiration transcendantaliste originelle. Côté positif : la connaissance est poursuivie; coté négatif : l'Etre ne définit pas l'indéfinition de l'être multiple, même s'il améliore l'articulation entre l'être suprême et les êtres.
Au passage, Aristote n'a-t-il pas repris, pour adapter l'être au non-être, la multiplicité de la tradition polythéiste? La métaphysique s'en serait-elle plus inspirée que du nihilisme, en cherchant à empêcher que le monothéisme soit une innovation transitoire? Aristote s'est échiné à ce que cette phase philosophique soit la dernière étape dans laquelle il puisse endosser le rôle de philosophe définitif possédant l'intégralité du savoir et clôturant l'entreprise de connaissance. La métaphysique aboutit à l'attente du nihilisme.
Aristote a estimé qu'il était parvenu à l'acmé de la synthèse : le père de la synthèse tant louée de nos jours dans les grandes écoles françaises remonte au-delà de la tradition des jésuites et des scoliastes. Mais si l'on ôte les erreurs de la métaphysique, dont les erreurs scientifiques furent si manifestes qu'elles durent être corrigées par la métaphysique moderne, tentative de s'adapter à la méthode scientifique expérimentale, le problème de fond tient dans le formatage transcendantaliste, précédant le monothéisme.
L'erreur initiale du transcendantalisme ne peut être résolue à l'intérieur du transcendatalisme. Ce qui explique que ni le monothéisme religieux, ni l'expression de l'ontologie n'améliorent le problème de fond, quand bien même le monothéisme est plus rigoureux que le polythéisme; et que l'ontologie constitue l'expression la plus rationnelle du monothéisme. La philosophie oscille entre l'expression métaphysique corrigée d'ontologie et l'ontologie qui ne peut se suffire à elle-même.
En témoigne la tentative moderne de Leibniz de proposer le perfectionnement moderne à l'ontologie platonicienne. L'ontologie ne peut être réformée. Dès le départ elle contient l'erreur fondamentale : l'indéfinition de l'Etre. Et la définition du non-être que propose Platon, l'autre, est d'autant plus profonde qu'elle possède une carence de fond : l'Etre ne se trouve pas plus défini, ce qui aboutit à amoindrir l'innovation de l'autre. L'on prend la mesure de ce qui manque à l'ontologie : la lacune définitoire de l'Etre s'explique par l'irrésolution originelle du non-être
Dès le départ, le transcendantaliste a arrangé le problème définitoire en masquant l'absence de définition de l'être (pluriel) par la justification de sa validité pratique. La limite du pragmatisme réside dans sa faiblesse théorique et dans son obscurantisme : en refusant la théorisation, il se condamne à la faiblesse de sa valeur, bientôt la nullité de son action. L'articulation entre polythéisme et monothéisme, c'est que la plus grande rigueur accordée à l'Etre souffre de sa constante indéfinition. La philosophie s'est engouffrée dans la brèche du rationalisme, que libère le passage au monothéisme : la pensée peut innover autour d'une partie de son expression en philosophie, parce que l'exigence de rationalisme découle de l'Etre, dont le caractère absolu et unique concorde avec l'individualisme et permet la connaissance singulière.
La philosophie lie le singulier avec l'universel, dont la rationalité est l'expression attitrée. Cette exigence se retrouve dans les monothéismes comme le christianisme (le filioque) ou l'Islam (la lecture métonymie de la connaissance). La spécificité de la philosophie consiste à estimer que l'Etre est accessible par la raison, tandis que les religions parlent de Dieu en tant que révélation. La récupération par la métaphysique coupe le lien entre l'Etre et la raison pour ne conserver que la raison et remplacer l'Etre par le définitif Premier Moteur.
L'influence métaphysique a permis à la philosophie de sortir de son lien essentiel : le lien avec l'Etre indique la possibilité pour la raison d'avoir une valeur non immanente, une valeur qui soit religieuse, au sens où Platon entendait que l'ontologie rationalisée par ses soins recèle une valeur religieuse pour la cité gouvernée par les philosophes. Le philosophe n'est pas métaphysicien, mais le passeur entre l'individu et l'Etre - via la raison. L'indéfinition de l'Etre engendre des répercussions sur le statut de la philosophie, qui ne peut se commuer en expression religieuse du monothéisme et n'en devient qu'une forme particulière - avec l'ontologie.
La métaphysique propose un usage profane de la philosophie, qui prolonge l'approche du nihilisme, en tant que religion atavique du déni religieux. C'est-à-dire un usage fini, qui apparaît dans les statuts métaphysiques et qui font que la métaphysique est l'antithèse de l'ontologie. L'ontologie ne parvient pas à atteindre un statut religieux, au sens où la transcendance est mal posée : elle amène au-delà du fini, sans qu'on sache bien où.
La philosophie dans sa nouvelle acception, débarrassée de sa gangue métaphysique, possède une une dimension religieuse prioritaire, qui se trouvait pressentie par l'ontologie. La métaphysique conçoit le religieux comme son déni et utilise l'expression rationalisante comme le moyen de contrecarrer le monothéisme. Le futur nécessaire de cette forme provient de ce que la tentative platonicienne fut avortée, parce que l'ontologie lacunaire ne peut aboutir à la définition de la transcendance qu'elle pose. Pour abolir la métaphysique, il convient de réformer l'ontologie. La métaphysique n'est pas l'élément prioritaire à réformer, d'autant qu'elle est mrte. L'ontologie attend sa réforme en tant qu'elle affronte l'infini.
Platon avait manifesté la même réaction face à la mutation monothéiste et à l'avènement de la philosophie, dont il constitue le maillon le plus important et le plus religieux, à ceci près qu'il a mal posé le problème avec son choix demeuré inféodé au trancendantalisme (il ne disposait pas des armes pour changer l'ontologie vers une forme supérieure, lui qui réforma l'ontologie en lui adjoignant le problème du non-être défini comme l'autre). Pour lui, il ne servait à rien de s'attaquer frontalement au nihilisme, parce que le moyen de l'éradiquer consiste à proposer en lieu et place du rien quelque chose. Platon a cru qu'il avait annihilé le nihilisme. Comme il n'a pas défini l'Etre, sa définition de l'autre n'a pas empêcher la réaction métaphysique.
Aujourd'hui que la métaphysique est morte, il convient de remplacer l'ontologie pour que la philosophie accède à sa mission première (dévoyée par la métaphysique) : devenir l'expression attitrée du religieux succédant au transcendantalisme. La métaphysique ne doit pas être remplacée. Qu'elle finisse de sa fin programmatique. L'ontologie affronte la question de l'infini. Elle cherche la pérennité du réel. Elle mérite d'être supplantée en reprenant son questionnement sur le transcendantalisme, comme tentative de définir l'infini, et en le remplaçant par l'enversion. L'infini s'en trouve redéfini, notamment par le remplacement de l'homogénéité par l'hétérogénéité - et la définition du faire comme domaine de complément de l'être.
Le nihilisme sera-t-il éradiqué par l'innovation néanthéiste? Il s'engouffrera dans les domaines inconnus, mais la définition du non-être comme le faire - et la conquête spatiale en tant qu'application physique de la théorie néanthéiste - repoussent le nihilisme vers sa prochaine frontière : le faire, justement, soit le domaine de l'enversion. Le prochain nihilisme touchera à l'enversion et cherchera à instaurer cette limite dans la connaissance pour empêcher son développement. La frontière de l'ontologie est caduque en tant que Dieu est mort (comme Hegel le métaphysicien tardif et Nietzsche l'immanentiste dégénéré l'ont annoncé). En langage ontologique, l'Etre est périmé. Pour innover et aller dans l'espace, il convient de remplacer l'Etre par le faire, qui explique l'hétérogénéité, tout en lui conférant le lien et l'unité.

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