lundi 9 juillet 2012

Le désir et la volonté

Le désir et la volonté sont deux termes proches. Spinoza fait du désir la fin éthique de l'existence : rendre le désir complet, accroître sa puissance. La volonté est promue par Schopenhauer, le maître de l'absurde, qui la distingue comme faculté première, chez l'homme, mais aussi dans l'univers. La volonté renvoie à l'idée selon laquelle existe une faculté de persistance et de survivance dans l'univers, qui préexiste et excède de loin la conscience. 
Schopenhauer est un kantien particulier, qui ne retient de la Critique de la raison pure que la Première partie. Kant, en progressant dans son texte le plus théorique, s'enfonce dans le verbiage et suit une méthode édictant des catégories mentales par décret de sa raison. Schopenhauer retient l'idée selon laquelle la représentation importe sur le restant et le réel est gouverné par une faculté qui relie la représentation subjective au réel.
Schopenhauer entend résoudre l'aporie kantienne, qui ne répondra jamais au défi qu'il se pose de clarifier le fonctionnement de l'esprit humain et d'énoncer son lien avec le réel. Schopenhauer décèle dans la volonté la forme qui relie la faculté humaine cardinale et le réel. Si la volonté désigne la tendance absurde et irrationaliste, on peut se demander comment Schopenhauer parvient à la trouver, sinon par son intelligence particulière. La volonté se distingue par sa primauté sur l'intelligence, mais aussi par le fait qu'elle exclut l'intelligence de son domaine d'influence suprême.
La volonté présente pour particularité d'être étrangère à l'intelligence, ce qui implique que l'intelligence serve à décrypter la volonté, sans pouvoir la changer. Raison pour laquelle en esthétique, Schopenhauer distingue le rôle primordial du spectateur qui ressent l'émotion, en la dissociant de l'héritage kantien tendant à démontrer que l'on peut par son intelligence influer sur la création - en tant qu'acteur.
La seconde particularité de la volonté comme faculté explicative du réel absurde, c'est sa dimension stérile. Schopenhauer détestait ses semblables et considérait l'acte de procréation comme un crime. Quand il doit proposer une morale recoupant sa philosophie de l'absurde, pour ne pas en demeurer à des incantations théoriques non applicables en pratique, ce qu'on pourrait reprocher au kantisme, il propose le bouddhisme comme la destruction de son ego. 
Schopenhauer prône non le bouddhisme, mais l'absurde : il s'agit de vivre de manière individualiste et d'attendre que la mort se passe, en espérant que l'espèce humaine s'éteigne. Cette conception entropique de l'homme (appelé à disparaître) pose la question de l'absurde, qui pourrait expliquer l'hypothèse du pessimisme : qu'advient-il du réel? Est-il soumis à la démarche entropique ou perdure-t-il par la volonté absurde? Qu'est-ce que l'absurde cerné comme la volonté? Le réel s'expliquerait de manière figée : il veut être, mais il est fixe, stable, défini, donné. 
Soit de manière rationnelle le recours à l'explication par la volonté mène à l'autodestruction; soit l'irrationalisme confère sa perpétuation au réel, sans qu'on l'explique, ce qui pose la question de l'arbitraire de l'explication retenue - l'explication ne se montre guère explicable; l'irrationalisme renvoie à un défaut explicatif. On pourrait rapprocher son irrationalisme forcené à Schopenhauer, qui fait remonter son système à un principe irrationnel et contestable - le cartésianisme introduit l'irrationnel dans l'explication fondamentale, avec son deux ex machina remontant le pendule de l'univers physique, et qui introduit le rationalisme par la suite. Fonder le rationalisme sur l'irrationalisme du miracle divin : Schopenhauer est un irrationaliste fervent, qui établit que le rationalisme vaut pour le domaine de la volonté qui souffre.
On comprend pourquoi il dresse l'éloge de l'érudition, contre le pédantisme universitaire : ce n'est pas qu'il soit contre l'érudition, mais contre l'attitude qui fonde une norme générale et qui ruine le principe de singularité. Les irrationalistes sont favorables à l'érudition, qui pose que le singulier érudit est supérieur par son savoir au singulier ignorant et que le savoir traduit la supériorité singulière - définit le domaine du singulier. Les pédants proposent sa correspondance sociale à la catégorie intellectuelle de l'érudition. Ils confèrent à l'érudition sa norme : l'arrogance, la fatuité liée au savoir. 
Dans l'Antiquité, Démocrite était érudit; les sophistes étaient érudits : dans un monde de hasard et de facticité comme celui de Protagoras, le savoir est le moyen de donner à son être aléatoire une certaine consistance. Le savoir est la plus haute forme de domination, à condition de préciser que l'on entend dominer de manière intelligente, soit en condamnant la domination sociale des savants (ainsi que le fait Nietzsche), et en promouvant une domination du savoir au service de l'accroissement de la puissance personnelle. Au service du désir et de la création. L'opposition entre les spinozistes (dont Nietzsche, qui ne fait qu'infléchir les options) et Schopenhauer (l'inspirateur de jeunesse de Nietzsche, dont l'absurde diffère de l'immanentisme tardif et dégénéré que finira par tenter de proposer son disciple, avant de sombrer dans la folie) repose sur la différence entre la volonté et le désir.
La volonté est stérile, quand le désir est créatif, au sens où il permet la reproduction (la philosophie platonicienne insiste sur l'importance de l'érotisme dans la création philosophique, avec le rapport maître/élève marqué par la relation homosexuelle). Raison pour laquelle Schopenhauer conçoit le savoir comme un exercice de domination singulière, donnant au dominateur misanthrope la satisfaction de connaître avant de disparaître; tandis que les spinozistes fixent un programme créatif au savoir.
Le désir se montre créatif par opposition à la volonté stérile. La créativité intelligente ne s'oppose pas à la créativité sexuelle. Elle la domine, ce qui explique que le dominateur érudit entende obtenir des avantages sexuels de ceux qu'il domine. La reproduction sexuelle est simple mimétisme : elle reproduit ce qui est en ce qui sera. Elle est aveugle et n'aboutit à aucun changement; tandis que la supériorité de la création permet la domination de ce qui est intellectuellement supérieur sur ce qui est essentiellement physique (sexuel).
Cette conception est oligarchique : la supériorité des intelligents sur les ploucs obnubilés par le sexuel en dit long sur la représentation qui prévaut dans la mentalité oligarchique (et qui se trouve partagée autant par les opprimés aveugles que par les dominateurs). La créativité est entendue en termes de domination : il s'agit de permettre la permanence dans le changement, grâce à l'intelligence. Il s'agit aussi d'imposer la règle de la domination pour résoudre la contradiction.
On ne se contredit pas à partir du moment où l'on domine. Le talon d'Achille de cette mentalité tient à sa conception de la création : l'artiste ne change pas de monde. Chez Spinoza, il accroît sa puissance et domine dans un monde qui est viable et qui vient de se réformer de manière rassérénante (avec le cartésianisme).  
Quand la réforme cartésienne commence à s'essouffle, Nietzsche, pour la relancer et réformer à son tour l'immanentisme, propose la cohérente mutation impossible, qui aboutit à la folie de son auteur et à l'échec programmatique de l'immanentisme. La création du désir se révèle stérile. Si elle paraissait féconde, au contraire de la volonté, elle aboutit à reconnaître que sa fécondité prolonge de manière plus prolongée que la volonté, mais que la stérilité finit par s'imposer.
C'est le secret que l'immanentisme tardif et dégénéré essaye de cacher, mais que la modernité lucide reconnaîtra : Nietzsche a été le disciple de jeunesse de Schopenhauer, qui aurait rompu avec son éducateur, du fait de cette volonté stérile, rendant impossible le projet de mutation (lui-même impossible). Rosset à son tour commence par être le commentateur de Schopenhauer, puis propose sa définition de Nietzsche non assujettie aux billevesées des postmodernes gauchistes réussissant l'exploit d'idéologiser Nietzsche à la sauce gauchiste.
Rosset propose dans l'immanentisme terminal la version la plus cohérente, un conservatisme cruel légitimant la domination oligarchique et proposant en lieu et place de la mutation impossible la reconnaissance du réel tel qu'il est et tel qu'il ne doit pas être transformé. S'opposant aux velléités idéologiques de changement, comme le matérialisme marxiste, dont le postmodernisme gauchiste dominant est l'expression dans l'après-guerre, le solitaire Rosset, qui par son isolement retient la leçon de Schopenhauer prolongée par Nietzsche, exprime l'abandon du changement (qu'il nomme l'espoir) et fonde l'immanentisme réaliste : l'option selon laquelle on peut se satisfaire du réel tel qu'il est et que c'est la seule possibilité pour parvenir à la complétude.
L'immanentisme terminal s'adosse sur la stérilité : si la volonté engendre l'impossibilité à court terme, le désir finit par revendiquer le réalisme. Ce que l'immanentisme nomme réalisme, par convergence avec la philosophie analytique, c'est l'idée la plus immédiate, brute, physique, sensible, du réel. Comme l'identification du désir complet avec le réel sensible aboutit à la destruction du réel, la complétude est une peau de chagrin, dont l'issue dément le programme.

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