lundi 16 juillet 2012

La fosse sceptique

Montaigne se montre proche de la position de Démocrite : "Nous n'avons pas accès à l'Etre". Montaigne serait-il sceptique au sens où le scepticisme se rapporte à la position abdéritaine, même s'il ne partage pas avec lui l'atomisme et se signale par une position négativiste plus que prudente (dans un sens plus prononcé que l'éthique aristotélicienne)? Montaigne veut faire de la philosophie une réflexion moraliste, au sens que l'on donne aux moralistes français.
Les questions dernières ne seront plus traitées. Seule l'ontologie posait la question de l'Etre, du Bien, de l'Un, du Beau. La métaphysique concurrente évacue ces sujets en les traitant de manière allusive et rapide : Aristote explique de manière peu cohérente que l'être fini et multiple est engendré par le non-être multiple. Comment le sait-il? Comment explique-t-il l'irrationalisme?
Montaigne embrasse le scepticisme comme le moyen de répudier des sujets indécidables et inconnaissables. Le scepticisme considère que face à un problème, il convient de s'en débarrasser. En ne le résolvant pas, on amplifie sa portée et on le rend destructeur. Le problème renvoie à un domaine proche, qui menace le domaine résolu du monde de l'homme. Résoudre un problème engendre le changement : accroissement du domaine connu, critères de connaissance modifiés par des règles supérieures.
Le partisan de la loi du plus fort n'a pas intérêt à promouvoir le changement : le propre de la force est de dominer dans un domaine. Le changement engendrerait une modification du rapport de forces, qui ne peut se montrer favorable au dominant d'un moment. L'oligarque est le bénéficiaire et le promoteur de la loi du plus fort, comme on le voit à Athènes à l'époque de Platon. Les oligarques se partagent entre les propriétaires fonciers et les marchands, les politiciens et les guerriers, les intellectuels, dont les rhéteurs (un Gorgias symbolise l'intellectuel oligarchique, en précisant que l'oligarchie est un groupe morcelé et antagoniste, que son identité est différante et que personne ne dirige une oligarchie).
Montaigne intervient en pleine guerre de religions et joue un rôle politique de premier plan en province. Il se comporte comme le récent aristocrate qu'il est par son père, et il n'hésite pas à vivre caché et à gouverner comme un notable, fervent supporter de l'ordre oligarchique. Quand un problème est trop important, il part en voyage et déteste s'embarrasser avec les difficultés. La fuite est son mode d'évitement. Il recoupe la position sceptique expliquant que l'on ne peut savoir la vérité qui existe.
Le sceptique tend moins vers le savoir (comme les métaphysiciens), vers l'excellence rhétorique (comme les sophistes) ou vers la quête du plaisir (comme les cyrénaïques), que vers la reconnaissance que seul importe le monde singulier dans lequel il vit, monde qu'il convient de distinguer du monde de l'homme, et dont la singularité engendre la reconnaissance des castes sociales. Le sceptique juge que l'interrogation du domaine est inutile.
Les accointances entre le scepticisme et l'immanentisme sont prégnantes, mais le sceptique est plutôt un prudent qui essaye de vivre tant bien que mal dans le chaos tout en acceptant la situation, pour lui peu améliorable, qu'un théoricien qui propose une vision du monde fini dans lequel il se meut. Montaigne propose une sagesse qui soit la fin de la philosophie, et qui prétende que cette fin réside dans l'horizon pratique, sans jamais connaître l'ensemble du réel (selon l'ontologie), voire l'ensemble de l'être fini (selon la métaphysique).
Les sceptiques dont Montaigne vont plus loin que les métaphysiciens : ils réfutent la validité de la science, non en tant qu'obscurantistes, mais en prenant acte que la fin de la philosophie réside dans la sagesse et que les sciences modernes, de préférence morcelées, ont quitté du fait de leur modernisation la sphère philosophique, n'en déplaise aux métaphysiciens de dernière mouture, comme les scoliastes. Montaigne est sceptique, au sens où il cherche à vivre dans le chaos et à échapper aux contingences étrangères à son pouvoir.
Il refuse la théorisation et s'en tient à des remarques singulières, dont le mérite est de clarifier des sujets de discorde, sans chercher la systématisation. Le systématisme pose les questions dernières, la méthode sceptico-moraliste s'en tient à l'éthique au sens spinoziste et à une considération sociale oligarchique (par opposition aux marxisme). Quand on lie chez Montaigne l'intelligence au refus du systématisme, on met en exergue son refus de la théorisation, au service de sa conception oligarchique. La théorie en accroissant le domaine de connaissance favorise le changement de domination et l'intérêt général.
Montaigne n'a pas intérêt à changer de domination et ne propose pas une méthode pour que la majorité soit heureuse, comme le vantent certains historiens de la philosophie recyclés dans la sagesse, mais une méthode pour que les dominateurs soient heureux. C'est une sagesse oligarchique, pas une sagesse en faveur du peuple. Et c'est un modèle qui ne fonctionne pas, qui est une sagesse pour supporter le chaos et se satisfaire du momentané. Montaigne aurait pu intituler ses Essais : comment être heureux avant le tsunami.
Le propre de Montaigne fut de s'accommoder des coutumes de son temps, soit de se mettre du côté des dominants, quitte à ce que les valeurs soient chrétiennes. Montaigne mourut en chrétien. C'était pour sacrifier aux usages, non par hypocrisie, mais parce qu'il se montre favorable aux usages relatifs de son temps. Pour lui, la loi du plus fort est compatible avec les valeurs chrétiennes, ce que rappelle l'importance de la métaphysique dans le déploiement de la théologie chrétienne. L'amour du prochain est compatible avec un système de domination finie, dans lequel la charité désigne la philanthropie libérale : les oligarques aident les plus défavorisés, à condition que le système continue à leur profiter et que l'inégalitarisme se perpétue.
Les valeurs républicaines sont compatibles avec l'oligarchie : leur adaptation au format fini implique leur péremption. L'illusion de Montaigne : son système qui permettrait de vivre dans le chaos présente l'inconvénient de n'être pas viable (ou dans l'éphémère). Montaigne pense qu'on peut connaître la vérité en partie et que la vérité existe? Il se montre un sceptique selon lequel la vérité renvoie à l'inconnaissable. Le négatif exprime le non-être. La vérité n'est pas connaissable, parce qu'elle se révèle en grande partie négative pour ceux qui croient à l'être fini des atomes, plus tard au fini impulsé par le Premier Moteur. Et si l'on peut connaître la vérité partielle, c'est qu'on peut connaître l'être fini, sans l'antagoniste, le non-être.
Montaigne n'est pas un rationaliste qui croit la connaissance progressive possible, mais un oligarque qui croit la connaissance limitée. Croit-il que la vérité peut être connue par progrès? Non seulement il ne le croit pas, comme Aristote estimait qu'il avait fait le tour de la connaissance de son temps et que le savoir fini s'achevait avec lui (on a vu le résultat); il va d'une certaine manière plus loin, estimant que l'être est si morcelé et multiple qu'il convient seulement de s'intéresser aux préoccupations qui nous concernent. Mais qui peut s'intéresser à ses seules préoccupations personnelles? Qui présente l'otium de se pencher sur son existence? Qui dispose de l'éducation, du savoir pour réfléchir et créer?
Dans la société en guerre civile a fortiori, l'inclination de Montaigne est limpide : le profil (dont il fait partie!) correspond à l'oligarque. Seul l'oligarque peut forger une sagesse qui est le propre de la philosophie et qui est contre l'esprit de système. La sagesse populaire est dénuée de valeur - dans tous les sens du terme. L'exposition de Montaigne vaut parce qu'il dispose du vécu, de la culture, de l'intelligence pour rendre intéressants ses jugements. Le manant, le paysan, le valet ou même n'importe quel bourgeois de son temps n'ont pas la capacité de produire l'écriture Montaigne.
Et si l'exception confirmait la règle, comme pour Epictète, la contre-illustration de Molière au siècle suivant montre qu'une nouvelle classe arrive au pouvoir et qu'elle se trouve annoncée par l'avènement de bourgeois-écrivains. Montaigne est le dernier représentant du scepticisme précédant la Révolution française. S'il n'a pas su prévenir le changement qui s'annonçait, en oligarque aveuglé par le conservatisme, sa conception du réel annonce la possibilité de destruction de la société, à force de croire que l'horizon se limite, plus encore qu'au social, aux dominants.
L'observation cardinale de Montaigne possède de la force pour qu'on l'ait retenue. On avance même qu'elle symboliserait l'esprit dans les guerres de religion. Montaigne se montre sceptique, parce qu'il pense que sur les sujets essentiels, nous n'en savons rien. Montaigne joue sur du velours : Platon n'a rien défini des valeurs cardinales de son ontologie, même s'il le connaît par ouï-dire. Les sceptiques ont le mérite d'aller plus loin que les métaphysiciens en proposant que sur des sujets comme la vérité ou l'Etre, on ne puisse se prononcer; il ne s'agit pas de prétendre comme les sophistes que l'être fini n'est pas théorisable et qu'on peut s'en tenir à théoriser des sujets épars et morcelés, comme le domaine rhétorique.
Dans la période que Montaigne affronte, le scepticisme permet de vivre avec le chaos. La métaphysique nécessite qu'on résolve le chaos et qu'on crée un être fini et pacifié. Montaigne s'est penché sur la méthode qui lui permettait de vivre dans la guerre. Mais il vit de manière égoïste, rivé à son existence et en sachant que son monde peut s'effondrer d'un moment à l'autre. Le problème est que la guerre exprime l'acmé de la crise et sa résolution prochaine. La méthode de Montaigne fait du particulier le général en estimant que l'universel s'obtient par l'observation de son singulier.
Puis il estime que le scepticisme est plus adapté par temps de chaos que le cynisme ou l'hédonisme, qui sont des morales avant le déluge. Montaigne aurait pu choisir l'atomisme et son successeur modifié l'épicurisme. L'épicurisme surgit aussi dans une période troublée et entend vivre de manière paisible et retirée, à l'abri des troubles. Montaigne mâtine son scepticisme d'épicurisme, preuve qu'il trouve une certaine inclination à la doctrine d'Epicure l'atomiste postabdéritain. Ce qui importe à Montaigne, c'est de perpétuer, non le chaos, mais la sagesse adéquate pour vivre dans le chaos.
Le scepticisme offre la sécurité pour donner le sentiment (trompeur) qu'il perpétue l'oligarchie dans le chaos. En rendant indécidable ce qui sort de l'expérience moraliste, le scepticisme se met au service du chaos. On mesure la définition que revêt l'irrationalisme : le chaotique. Mais c'est une option qui est fausse : les autres sagesses antiques permettent soit d'attendre que la crise se passe (épicurisme), soit de dominer dans un système encore pérenne (les hédonistes en sont le reflet parfait, les sophistes font de l'argent avec leur savoir). Il n'est pas possible de vivre dans le chaos en n'étant pas affecté par le chaotisme en tant que morale afférente.
La proposition de Montaigne ne se révèle efficace que pour dominer dans le chaos. De ce fait, alors que nous endurons une période de crise naissante, la sagesse de Montaigne ne peut nous être d'aucune aide, à moins que nous décidions d'appartenir à l'oligarchie - et surtout que nous ne fassions partie par la naissance et les honneurs, ainsi que Descartes définissait les gens de pouvoir. L'erreur de Montaigne consiste à considérer que le chaos est positif, ce qui revient à signifier que le négatif est positif. L'hétérogène se transforme en contradiction. Montaigne passe à côté de la considération qui l'aiderait à amender son scepticisme : l'hétérogénéité du réel ne se rapporte pas à l'être seul, mais au - malléable. En d'autres termes : que philosopher, c'est apprendre à décider.

Aucun commentaire: