dimanche 28 avril 2013

Le principe d'irresponsabilité

Si l'on peine tant à trouver des responsables au complot, c'est parce qu'aucun comploteur qui participe au complot n'est au niveau du complot qu'il fomente. Il lui est inférieur : l'auteur est inférieur à l'événement qu'il provoque, presque étranger. Et même si on étend la responsabilité (judiciaire) à un groupe plus ou moins étendu, on arrive au constat étrange selon lequel le complot engendre l'abrogation du principe de responsabilité. Non qu'il n'existe aucun responsable, mais qu'aucun accusé, aussi sérieux soient les éléments de l'accusation, ne se trouve au niveau d'endosser la responsabilité directe de l'acte. Les responsables sont irresponsables : indirects et partiels.
Le complot aboutit à la dissémination du principe de responsabilité, dans lequel les responsables agissent pour des sous-motifs, sans posséder le motif d'ensemble, comme si la responsabilité se dissolvait. Raison pour laquelle aucun impliqué ne correspond au commanditaire authentifié, qui présente la pleine conscience de ses actes et qui ait ourdi le complot, en ayant conscience des enjeux et avec des motifs qui ont engendré l'effet. Le constat auquel on parvient quand on étudie des complots d'Etat, c'est que ceux qui complotent ne sont jamais au niveau de l'événement qu'ils déclenchent. Ils ont juste des intentions tronquées, qui les poussent à participer à l'événement, sans pouvoir être commanditaires au sens de responsables; de telle sorte que le complot, qui a bien eu lieu, se trouve à l'examen dépourvu de commanditaires et de responsables plein et entiers.
Ceux que l'on retrouve, outre qu'ils se sont cachés par faiblesse (manque de pouvoir et non toute-puissance comme l'estiment les complotistes), ne font jamais montre que d'éléments de préméditation, de telle sorte que l'accusation éprouve les pires difficultés à désigner des responsables et ne trouvent que des sous-fifres. Cette parcellarité allant de pair avec la partialité explique pourquoi le complotisme se répand quand les complots prolifèrent, pour les expliquer de manière déformée, en restaurant une cohérence tapie dans le mal, alors que s'ils surgissent en période de crise, c'est parce que les comploteurs, faibles, perdent leur pouvoir.
L'édification du complot ne dépend pas de la volonté de tel ou tel individu, voire de tel ou tel groupe. Il n'existe pas de responsables pleins et entiers, qui causalement puissent se trouver accusés. Au contraire, toute recherche sérieuse tombe sur des éléments épars et brisés. On désigne des responsables troubles, flous, cachés, approximatifs, parce qu'on veut restaurer le principe de responsabilité. Si l'on a autant de mal à proposer des accusés valables, c'est parce que ces derniers n'existent pas. Les temps de crise sont des temps de déresponsabilisation.
L'accusation est défaillante, parce que la vérité est défaillante. La responsabilité de ces accusés n'est pas forcément à remettre en question, mais est limitée et inférieure, au sens où l'accusé pour être le commanditaire devrait avoir un niveau de causalité suffisant pour ourdir le complot. La causalité se révèle au contraire inférieure : les comploteurs n'ont pas le niveau pour préparer et effectuer le complot, ou le faire effectuer, ils ne peuvent qu'y avoir participé, si bien qu'une enquête approfondie conclurait que les accusés retenus n'ont que des responsabilités partielles et que les soupçons initiaux leur accordent trop d'importance, que la conséquence est privée de cause directe et explicable.
Comment expliquer ce prodige? C'est comme si un livre se trouvait privé d'auteur, au sens où l'auteur désigne le garant. Les enquêteurs sont formels, sans pouvoir expliquer ce prodige : pas d'auteur au livre, seulement des collaborateurs qui ont collaboré à telle ou telle partie, qui ont permis telle tâche d'écriture, tel renseignement, sans qu'aucune enquête ne puisse déterminer un ou plusieurs auteurs au livre. Pourtant, le livre est édité. L'on peut témoigner de son existence, et il est impossible d'admettre qu'il se soit écrit tout seul ou par l'opération du miracle surnaturel. Mais pas d'auteur à la production.
Comment un effet peut-il se trouver dénué de cause? Ne serait-ce pas, contre la réponse kantienne, que la provocation humienne se trouve justifiée? Comment un événement peut-il se révéler dénué d'auteur, qui implique que tout effet découle d'une cause principale et justifiable? Déjà, le complot n'est pas une action supérieure, mais dénote l'infériorité d'une mentalité. C'est une mentalité qui conduit à l'éparpillement de l'action, soit à son amoindrissement. Le complot signale la dépréciation du milieu et ne surgit pas comme l'effet d'une cause caché (un groupe influent et stable), mais comme l'effet déprécié et éclaté (tel la myriade) d'une mentalité dont la propre est d'être dépourvu d'auteur autant que de causalité.
Quand l'observateur non complotiste essaye d'analyser un complot avéré, il est frappé par l'absence d'auteurs, et de compréhension de ce que les comploteurs perpètrent vraiment, derrière leurs intentions crapuleuses. Les comploteurs pensent être des gens puissants, qui agissent pour changer le cours des événements et conserver leur pouvoir. Ils agissent avec d'autant plus de précipitation qu'ils précipitent leur chute - et le changement de pouvoir. La mise en place d'un complot d'Etat révèle que les élites s'effondrent par leur faiblesse, qu'elles sont incapables d'organiser des événements dont elles sont les auteurs, autant qu'elles en gardent la maîtrise.
Éperdues, elles tentent de surseoir à leur effondrement et de prolonger leur domination dans la mesure où elles accélèrent plutôt le processus de leur effondrement et de leur disparition. Elles sont irresponsables, au sens où elles ne savent pas ce qu'elles font et aussi, indirectement, où elles n'agissent que pour des sous-but au résultat du complot. Si les complots manquent leur cible, c'est parce que les complots ne sont pas dirigés par des acteurs qui ont pleine conscience de leurs actes, mais découlent d'acteurs inférieurs et morcelés.
Si la cause doit être inférieure à l'effet pour être cause, l'objet doit avoir un lien uni et constant (en ce sens un avec l'effet, alors qu'en l'occurrence il s'avère morcelé. L'infériorité n'est pas la caractérisation pertinente, car toute cause est inférieure à son effet, dans un monde anti-entropique - étant précisé que seuls les effets majeurs te pérennes sont pris en compte. L'infériorité morcelée s'oppose à l'infériorité unie : l'infériorité morcelée produit des effets destructeurs, au sens où il n'existe pas de lien et où l'on observe le phénomène fascinant et déstabilisant de la déstructuration, dans laquelle un objet sans cause est observable; tandis que l'infériorité unie permet une croissance de l'effet relié à sa cause, parce que pour accomplir la croissance, l'on a besoin d'une union constante entre les parties, de telle sorte que le phénomène d'enversion soit efficient et relie l'initial au dernier terme, provisoire et non ultime.
La philosophie que défend Hume est empirique, au sens où il n'est pas possible dans cette configuration de réel d'accorder de sens au-delà des sens. Le sens : le réel est un et unifié; les sens : le réel est multiple. Dès lors, la multiplicité empêche d'aller au-delà de l'immédiat. Les agrégats hasardeux qui en résultent et qui forment par associations des éléments plus importants donnent l'illusion d'une certaine continuité. Mais cette continuité est hasardeuse : elle repose sur l'absence de cause. Hume retient l'hypothèse de l'infériorité morcelée. Ce qui fait que la philosophie de Hume ne peut expliquer la continuité du monde, cette pérennité qu'il attribue au hasard dans un réflexe paresseux.
L'absence de cause n'est conciliable qu'avec un réel chaotique, qui ne peut être théorisé de manière générale et universelle. On comprend que Hume passe pour le critique de la métaphysique cartésienne et que c'est contre Hume que Kant tentera de répondre (en vain, car le point de vue de Kant est enraciné dans la métaphysique et en épouse le principal vice : l'irrationalisme fondamental, allié avec le rationalisme délimité, étriqué). L'irrationalisme est l'acausalisme. La raison cherche à trouver des causes et, si elle patine dans ce maelström d'effets, au point de peiner à édicter le mécanisme de causalité, n'est-ce pas Kant, c'est du fait de cette confusion entretenue que la dégradation lente du rationalisme se poursuit, que l'irrationalisme gagne du terrain, et qu'au final on en vient à proposer des aberrations comme le complotisme.
Le complotisme exprime l'état terminal de la représentation, quand elle essaye de compenser l'irrationalisme triomphant, l'état chaotique d'oligarchie, par une volonté toute-puissante, dont on est obligé de compenser le caractère impossible (donc irrationnel) par le caché, qui est une variante de l'ailleurs cher à Derrida. Il ne s'agit pas d'un caché qui peut être rendu visible, comme c'est le cas avec les découvertes scientifiques; mais de caché introuvable et invisible, qui équivaut à l'ailleurs en plus oppressant. L'ailleurs évoque le long terme, quand le caché désigne l'ici et le maintenant contradictoire. La contradiction est impossible à éventer avec le lointain de l'ailleurs, ce qui explique que le projet de Derrida n'est ni réfutable, ni prouvable; tandis que le complotisme peut être réfuté parce que s'il est aisé de démonter que le caché existe au sein du réel, il est encore plus évident que ce caché ne saurait receler comme caractéristique continue l'indécouvrable.

mardi 23 avril 2013

Assassins de l'égalité

Le caché est l'illusoire.

A la suite de l'ouvrage de Cardet, qui donne à réfléchir sur la dérive, vérifiable désormais, et prévisible depuis ses limbes, du rap, en particulier sur le fait que le rap est vicié dès ses fondements et ne peut de ce fait que produire du mineur assez bien, jamais du bien (même mineur), le plus souvent un son (terme peu musical) oscillant entre médiocre et moyen : 
- non seulement ce reproche n'est pas propre au rap, mais concerne l'ensemble des contre-cultures plurielles, multiples, éclatées et antagonistes (la musique dite black en regorge, avec de multiples segments de marché qui sont adoubés par des fans, dont la première caractéristique est de ne pas s'en rendre compte, d'en être les victimes premières, naïves et souvent incultes);
- il faudrait s'attaquer au rap underground, non pour en faire une somme ne dépassant pas le médiocre, ce qui serait injuste, mais pour noter que le socle qui permet de continuer à défendre le rap de l'accusation de défectuosité est la caution underground, pas le rap commercial (rap game). Or la production underground se trouve viciée tout autant que le rap game et ne peut qu'endiguer le progrès musical, artistique, culturel et intellectuel de l'auditeur : la compréhension se trouve limitée (encadrée) aux bornes contre-culturelles et empêche l'auditeur formaté d'accéder au sens critique et au progrès comme continuité.
Non seulement le rap détruit la sensibilité musicale, mais encore le rap empêche le développement de l'esprit critique, en particulier chez l'adolescent, qui constitue le public privilégié du rap. L'impact des contre-cultures, dont le rap, sur leurs auditeurs relève de la conséquence majeure, surtout si l'on s'avise que le rap se veut une musique de contestation, destinée en premier lieu aux opprimés. Si on enlève aux opprimés leur esprit critique, il ne leur est plus loisible de l'exercer pour contester leur état. Le rap est ainsi au service des forces oligarchiques qu'il proclame combattre, en particulier le rap underground, qui se fait fort d'être plus radical par
Le rap soi-disant contestataire participe ainsi du conservatisme oligarchisant, tendant à empêcher les opprimés de se révolter au nom de la contestation. Dès lors, qu'il devient urgent de dénoncer l'imposture du rap, de la contestation frelatée qu'il charrie, plus largement des conséquences des contre-cultures sur des esprits jeunes ou viciés, qui ne peuvent accéder à la culture, et qui, pis encore, estiment que leur genre artistique constitue une forme de culture d'autant plus attirante qu'elle concilie le besoin culturel avec leurs désirs de contestation (adolescente).
Quand Cardet définit les férus de rap (fans, y compris au sens fanatique) comme des "baisés du rap", il rappelle que le rap est une contre-culture qui empêche d'accéder à la culture, simplificatrice au mieux, souvent simpliste (alors sous-culture), d'autant plus que le propre du rap est de se vendre comme produit de contestation anticapitaliste, ce qui contient une contradiction dans les termes : comment se vendre en tant que produit si l'on est anticapitaliste? Comment dépasser le stade de la contestation si l'on n'a aucune alternative à proposer en lieu et place? Enfin, peut-on produire des oeuvres d'art de qualité avec pour fin la contestation, qui est d'ordre social et/ou politique, mais qui ne peut atteindre à l'art, en particulier à la musicalité?
Ces questions montrent que le rap est une parmi tant d'autres des expressions de la black music (le terme plus lucide serait : la black pop music), qui ne sont qu'un segment de marché des contre-cultures mondialisées (pluriel plus adéquat que le singulier unifié de contre-culture), dont le propre est de tendre vers la multiplicité. Ces expressions ne sont pas toutes mauvaises; mais en relevant d'une contre-culture, elles ne peuvent tendre vers la culture, qui vise à l'unité, et dont la particularité est de permettre le progrès, tandis que les contre-cultures installent l'homme dans la facilité de la stabilité et engendrent la sclérose culturelle.
De même que le propre d'une contre-culture est de promouvoir l'arnaque de l'underground, de même, les contre-cultures tendant vers le commercial, leur paradoxe est d'y réserver leurs meilleures productions, contre la revendication de l'underground, selon laquelle le meilleur se trouverait caché, non commercialisé : le rap underground relève de l'hypocrisie contradictoire. Comme dans toutes les expressions artistiques, il existe une hiérarchie dans le rap, où certaines chansons sont meilleures que d'autres et certains artistes valent mieux que d'autres. Certains rappers développent des expressions originales et véhiculent des interprétations intéressantes (ainsi du spoken word).
Mais le meilleur du rap, comme de n'importe quelle autre contre-culture, cas du rock, ne peut, du fait de ses limites internes, atteindre la valeur majeure, que permet la culture. Sans doute de bonnes expressions contre-culturelles tendent vers des formes de culture mineures. Un bon rap ne vaudra jamais un morceau de musique reconnue a posteriori classique (terme qui finit par vouloir tout et rien dire). Pourquoi? La "bonne musique" ne serait alors que passée, ce qui relèverait de la considération réactionnaire. Le critère de la bonne musique : elle doit développer des techniques de composition nouvelles et viser à lancer des processus qui s'opposent à l'instantanéité contre-culturelle.
"Le rap underground ne peut être une musique majeure" signifie que la caution du rap s'effondrerait si son expression underground se trouvait démystifiée.
- L'argument technique (musicologique) porterait sur la saturation que contient le rap : les paroles poétiques se trouvent redoublées de manière artificielle et abusive d'une scansion de type syncopé (et samplée, donc dénuée d'originalité), qui ne peut que brimer le sens et révéler sa pauvreté répétitive. Limite poétique et pauvreté musicale engendrent la saturation et empêche le rap de prétendre à l'expression musicale majeure. C'est la limite esthétique du rap.
- L'underground évoque ce qui ne sort pas de terre et qui de ce fait ne peut que relever de l'instantané, ne peut prétendre au processus. Ce qui se destine à ne pas sortir de terre pourrit. Le même phénomène se produit en musique, où l'underground signale un type de refus d'accéder à l'art et au culturel. Refuser de sortir de terre ne signifie pas refuser le commercial, mais refuser le phénomène de la communication et de l'expression, ghettoïser le rap entre initiés, et proposer l'oxymore du rap anticommercial. Underground signifie que le rap enfanté comme commercial dérive vers le refus capitaliste (bien entendu, sans aucune proposition alternative)!
Les protestations ne changeront pas l'évidence. Qu'un Scott Heron ne soit pas assimilable à du Snoop Doggy Dogg (selon l'une de ses appellations) signifie que l'on peut proposer un niveau de qualité dans le rap, mais, rappel, mineur. L'attrait du rap s'effondrerait-il si l'on se rendait compte qu'il est vicié dès ses fondements, qu'il contient depuis lors la contradiction et qu'il ne peut échapper à son statut de contre-culture? Le plus pernicieux est qu'il laisse entendre, comme toute contre-culture, qu'il serait rebelle et pérenne, au sens où l'utilisateur pourrait en peu de temps acquérir un savoir alternatif, équivalent au savoir considéré comme rédhibitoire et classique, le savoir passé, celui des parents en termes adolescents.
Assassin = Platon. Cette assertion stupide se montrerait plus valable que Assassin = Mozart : le rap tend plus vers l'expression poétique saturée que la musicalité chantée en paroles. C'est une caractéristique de la contre-culture que d'osciller entre plusieurs formes, dans un genre hybride qui vire en sous-genre. Alors que l'auditeur tend à estimer le contraire, le problème se concentre davantage sur l'underground que le rap game. Le genre commercial revendique sa démarche et présente une certaine authenticité - dans son hétérodoxie mineure. Mieux vaut un rap formaté pour accepte son orientation commerciale que de l'underground qui refuse le commercial au nom de motifs moralistes et pesants.
L'underground vire alors, au choix, au moralisme éducatif, à la contestation négative (le ressentiment), au stéréotype exacerbé, dont le statut confidentiel s'explique par sa radicalité supérieure au hardcore officiel. Les thèmes abordés par l'underground ne peuvent être positifs : leur négativité renvoie à leur incomplétude, la moitié enterrée n'accédant pas à la visibilité. Ne reste que le négatif, ce qui correspond à ce que Rifkind le producteur à succès théorise comme de la consommation triste. Plus que jamais, il est temps de démystifier ce qui relève de l'underground : ce qui se présente tel pour camoufler son échec commercial; plus grave, ce qui se présente comme antithétique avec le commerce.
Le succès n'est bien entendu pas gage de qualité. Mais l'underground anticommercial signifierait que du commercial initial s'est mué en chemin (par quel miracle?) en anticommercial. Ce qui est anticommercial ne peut être que de la copie de commercial s'opposant sans rien proposer en échange. Le mythe de la perle inconnue n'est pas plus possible dans le rap que dans tout type de contre-culture.
Si la culture ne passe pas forcément par le commercial, plus l'inconnu l'est, plus il sera reconnu posthume, mais reconnu tôt ou tard, comme le rappelle depuis la Renaissance les inconnus (relatifs) de leur époque, dont Shakespeare offre le plus sûr exemple. La reconnaissance commerciale n'est pas le critère de la qualité artistique, tant s'en faut, mais l'on ne peut prôner l'underground contre le commerce sans établir la contradiction de deux formes complémentaires, antagonistes seulement si elles se tiennent sur le même plan et procèdent de la même matrice :
- si l'underground découle du mouvement commercial dès ses origines, cas du rap;
- si l'underground est considéré comme un état définitif, alors que la reconnaissance doit arriver tôt ou tard pour sanctionner la qualité, et que la reconnaissance posthume s'oppose à la stabilité underground, dénuée de toute possibilité de reconnaissance.
La véritable critique contre le rap ne porte pas contre le rap game, parce que ce type de rap, même majoritaire au sein du genre, est discrédité sur la durée d'un point de vue qualitatif. Le rap game est conçu comme un produit pour faire du fric, du business, et se trouve dès lors déconsidéré d'un point de vue artistique, en particulier si l'on considère sa pérennité. Mais si je devais identifier des formes de rap qui sont meilleures à d'autres, celles qui atteignent un niveau de mineur satisfaisant, je les chercherais dans le rap game, pas dans l'underground. Quand Rifkind explique que l'underground ressortit de la  consommation triste, il exprime depuis le point de vue du producteur que l'underground est le véritable problème du rap.
Le problème artistique et culturel. Une contre-culture se légitime par sa face underground, qui affirme, contre la logique, que le meilleur est le caché, quand le visible serait le moins bon. Ce raisonnement légitime l'idée selon laquelle la qualité ne peut sortir de sa confidentialité. Mais : comment certains font-ils pour connaître l'inconnaissable? Mieux vaudrait préciser : l'invérifiable. L'underground crée une certitude inexpugnable, selon laquelle le caché se révèle d'autant plus intéressant qu'il demeurera clôt et enfoui.
Seul l'habitué a le privilège de connaître cet intéressant inaccessible à la masse moutonnière. Il s'en félicite, s'en délecte et tient le reste pour inintéressant. C'est un initié à des mystères dont la caractéristique est de ne pouvoir être communiqués. L'habitué underground adhère à l'invérifiable. Ce qui lui importe n'est pas tant que ce à quoi il croit soit de qualité que ce produit demeure caché, connu de quelques initiés, happy few, marginaux. L'underground se moque de la reconnaissance et de la vérification par le temps. Ce qui lui importe est de humer le parfum du secret, de l'initiation pour les rares à être au courant. La reconnaissance tendrait presque à faire disparaître le charme de l'underground et à lui conférer une visibilité suffocante.
L'habitué se montre snob, élitiste, dans le moment où il prétend se tenir à l'écoute de ce qui peut rester à la fois non reconnu et de qualité. L'habitué se prétend progressiste et avant-gardiste, quand il recoupe un sentiment de réaction et de sélectivité. Mais de sélectivité faussée : la sélectivité basée sur la visibilité est fausse en ce qu'elle croit dans la domination. Au moins adhère-t-elle au visible. La sélectivité cachée passe un degré dans la fausseté : tout aussi sélective, elle est en outre cachée.
L'underground est le vice névralgique de toute contre-culture. Laissant entendre qu'il peut être de qualité, il donne une légitimité aux contre-cultures. Si une contre-culture passait pour un amusement, un passe-temps éphémère, il n'y aurait pas de problème. Cas du disco, qui se danse sans autre prétention. Mais la légitimation du rap comme art conciliant l'underground et la qualité rend possible que l'expression poétique passe par sa confidentialité, non provisoire, mais définitive - d'autant plus de qualité qu'elle est définitive. Si les fans peuvent expliquer avec contre-snobisme qu'il existe du bon rap, c'est grâce à la caution underground.
Sans elle, le rap désignerait une ribambelle de chansons oscillant entre fête et contestation. Mais la contestation accède pour une génération (seuulement) à la possibilité de signifier la rébellion subversive et de qualité grâce à la caution underground. Véritable label du phénomène contre-culturel, l'underground laisse croire que la contradiction n'est pas impossible, invivable, mais porteuse d'un message qui n'apporte aucune solution, ni espoir, mais qui comporte pourtant la qualité populaire. En ce sens, l'underground est marqué du sceau de la différence : la différence sert de paravent à la légitimation de la médiocrité et à son recyclage au service de la cause des opprimés.
La culture est perçue par les adeptes d'une contre-culture comme élitiste et institutionnelle, tandis que la contre-culture serait elle - populaire. Problème : outre que beaucoup d'aspects culturels sont populaires et rencontrent un écho populaire, une contre-culture est un phénomène de mode, qui ne dure jamais. La catégorie du populaire éphémère dessert le populaire. Le rap dure certes depuis quarante ans, mais change suivant les générations, avec des artistes à la longévité réduite - quelques années. Il est amusant d'entendre des adolescents d'aujourd'hui considérer que les idoles de leurs grands-frères sont des has been et des lourdingues. Le but d'une contre-culture est de suivre la versatilité de la mode, pas d'apporter la durée.
L'underground est le moyen relevant d'une contre-culture pour faire passer pour de l'art et de la qualité l'éphémère et le mineur - le plus souvent, ce mineur se révèle à l'examen médiocre, voire nul. En ce cas, on peut parler de sous-culture. La plupart des productions rap sont des produits sous-culturels, nuls en paroles, violents dans les sons, qu'ils font passer pour de la musique de qualité. Le sous-culturel est plutôt l'apanage de l'underground que du commercial, avec une propension à se montrer plus virulent, plus radical, plus authentique que le commercial.
L'imposture de l'underground prétend instaurer du caché pérenne, sans rappeler que la reconnaissance peut être tardive (exemple de Schopenhauer), voire posthume (quasi exemple de Nietzsche). Les arguments musicologiques viennent confirmer cette thèse : l'underground est bien plus prétentieux que le commercial. Le commercial se donne pour ce qu'il est; l'underground se fait au surplus passer pour ce qu'il n'est pas. De ce fait, la prétention de l'underground à la qualité est prétentieuse. Il est la caution artistique et qualitative de toute contre-culture, autant dire le toc travesti en strass.
Dans le cas du rap, la contre-culture laisse croire à l'auditeur lucide, et donc critique (dans un sens sévère), qu'il est passé à côté du rap de qualité, à condition que ce fameux rap existe d'autant plus qu'il ne lui est pas connaissable et ne peut être connu que de quelques initiés, doublement privilégiés : ils font partie des rares à connaître le mystère; leur initiation restera toujours confidentielle - attente qui témoigne de l'adolescence et qui classe la contre-culture comme une transition vers la culture. Quand elle s'installe, elle dégénère en revendication ridicule.

vendredi 19 avril 2013

Le chanteur qui en savait trop

Il est deux manières d'être méconnu : soit d'annoncer des idées si nouvelles qu'elles sont incomprises, presque inaudibles à l'heure de leur émission (souvent du vivant de leur émetteur); soit de proposer un compromis entre des éléments qui existent déjà, auquel cas, plus le compromis est brillant, adéquat, plus il est promis à l'autodestruction rapide. C'est l'enseignement du double : le réel est singulier au sens où il n'accepte pas la pure répétition - des différences mineures, à la rigueur.
Si la singularité se trouvait doublée, il faudrait que le plagiaire soit condamné, comme dans l'histoire du droit d'auteur, qui recoupe le principe de réalité. Si un objet singulier trouvait son double, l'un des deux devra disparaître. Le clonage de ce point de vue n'est pas une atteinte à la singularité, en ce que le cloné conserve sa singularité par-delà le doublage contenu dans l'action de cloner : la singularité affecte un coefficient de réalité supérieur à la dimension physique, nous en trouvons ici une preuve - singulière.
Le documentaire Sugar man sorti en 2012 raconte l'histoire incroyable d'un chanteur de talent, totalement méconnu aux Etats-Unis, alors qu'il vit à Détroit, et devenu une star d'autant plus glorifiée en Afrique du Sud qu'il est nimbé de son aura d'inconnu mystérieux. L'Afrique du Sud vit alors en période d'apartheid terminal. Sixto Rodriguez devint d'autant plus fameux dans ce pays coupé du monde qu'il était cet inconnu mystérieux.
Le pays coupé du monde adule le chanteur coupé de le reconnaissance. Nous tenons là une étrange histoire de recoupement identificatoire, dans laquelle le pays rejeté adule le chanteur rejeté. Le succès signe la reconnaissance, sociale, mais aussi émanant du réel : en reconnaissant le chanteur mystérieux, le peuple d'Afrique du sud semble signifier qu'il existe bien, malgré son rejet politique. Bien sûr, on pourrait relever que la jeunesse sud-africaine a identifié en Sixto Rodriguez le symbole de l'attitude à tenir en cas de rejet : continuer à être, et pour ce faire, être différent de ce qu'on (le public) attendait.
On pourrait également noter que ce n'est pas tout à fait un hasard si le métisse complexe et timide Rodriguez n'a pas été reconnu dans son pays et en Europe, là où il visait le succès, parce que son identité sociale évoque plutôt l'échec, le déclassement des Latinos et de tant d'immigrés; tandis qu'en Afrique du sud, il symbolise ce à quoi aspire l'Afrique du sud pour sortir de la réaction apartheid et revenir à la normalité majoritaire.
Recouvrer la normalité : c'est ce que m'évoque l'existence singulière de Sixto, qui aurait dû être selon ses producteurs une star dans son pays et qui ne l'est pas devenue; et qui a eu le génie intuitif de sentir, plus que comprendre, que c'était son destin que de ne pas être une star, de vivre la vie d'un maçon besogneux, fier de son labeur, trouvant l'énergie d'accomplir des études de philosophie, de se lancer dans la politique locale ou de proposer à ses enfants une éducation ambitieuse, fondée sur l'admiration esthétique des tableaux de peinture ou la visite des musées.
Sixto a-t-il flairé qu'il valait mieux mener une vie normale que la vie de Bob Dylan? Est-il celui qui a compris que le chanteur à succès vit un enfer personnel, tandis qu'il se trouve porté au pinacle en tant que personnage médiatisé, starisé, bientôt sorti de la normalité pour accéder à la vie éthérée et réputée extraordinaire dans la mesure où elle est surtout un enfer pavé de contraintes menant à l'absence de réalisation, un peu comme si on attendait du chanteur à succès qu'il se comporte comme un animal empaillé ou une poupée de cire et qu'il attende patiemment la dévotion de ses fans sans rien faire d'autre - surtout en n'existant pas?
Quand on voit ce que fut la vie de Bob Dylan, qu'un Rodriguez pourrait évoquer, on ne peut s'empêcher de se poser la question : Rodriguez fut un homme accompli, tandis que Dylan fut une star, survivant grâce aux drogues et trouvant dans ces compensations hallucinatoires le refuge au fait de ne pouvoir exister. Cette hypothèse mériterait d'être prolongée du fait de deux remarques connexes :

1) Sixto n'a jamais essayé de devenir une star en Afrique du sud après sa tournée triomphale dans ce pays, en 1998, qui traduit pourtant son identification invraisemblable, et non sa starification. Rodriguez est bien célébré comme le mort qui renaît de ses cendres, Phénix de la chanson, dont on sent bien qu'il évoque pour les Sud-Africains plus qu'un simple chanteur, le symbole du rejet lié à l'apartheid. Rodriguez y compte plus qu'un mythe comme Elvis Presley, comme si on apprenait finalement qu'il ne serait pas mort, et qu'il réapparaîtrait - d'où la bombe médiatique qui s'en suivrait. Ce n'est pas non plus le Christ qui accède à la résurrection, au sens où l'attente du peuple d'Afrique du sud n'est pas dans l'avènement terrestre du divin, mais dans la reconnaissance identitaire, plus encore que politique, d'ordre humain.
Quand Sixto revient en 1998, il traduit la fin de l'apartheid, aboli en 1991, et le fait que ce pays a retrouvé une identité normale, de même que les citoyens ont recouvré leur individualité singulière. Si Rodriguez ne cherche pas la célébrité, si même il assure une certaine prospérité à ses proches tout en reprenant sa vie anonyme et laborieuse à Détroit après sa tournée de 1998, n'est-ce pas parce qu'il ne veut pas vivre l'expérience du chanteur starisé, surtout après être revenu d'entre les morts, et qu'il préfère la richesse de la normalité à la pauvreté de la célébrité (ainsi que le montra à rebours le triste vie de Mickael Jackson)?
(Cette question se trouve renforcée par le fait que, dans la bibliographie fournie par Wikipédia, il est fait mention d'une tournée réalisée par Sixto en Australie et Nouvelle-Zélande avec le groupe de rock Midnight Oil en 1979 et 1981, un fait prégnant dont le documentaire ne parle pas, sans doute parce que le symbole Rodriguez adulé en Afrique du sud est plus éclatant; mais qui montre que la reconnaissance périphérique et marginale de Rodriguez n'est pas circonscrite au problème si particulier de l'Afrique du sud, et que des pays anglophones colonisés par l'Empire britannique et connaissant des problèmes liés à la reconnaissance malaisée, voire déniée, des peuples aborigènes, reconnaissent Sixto comme le symbole de ce refus d'identification, ce qui renforce à la fois la dimension identitaire de Sixto, tout en accentuant l'évidence de son refus de la contre-existence de star).

2) Sixto n'a jamais essayé d'enregistrer plus de trois albums, deux qui sont sortis, publiés par la maison d'édition Sussex, et qui n'ont jamais rencontré le succès, et un projet qui, sans doute de ce fait, ne dépassa pas le stade embryonnaire de la maquette. Même après ses deux tournées en Australie en Nouvelle-Zélande, Sixto n'a essayé d'enregistrer de nouvel album. Peut-être qu'il aurait eu du mal à retrouver un autre label américain pour le promouvoir, mais ses droits avaient été rachetés par le label australien Blue Goose Music peu avant la tournée australienne, et Sixto aurait pu profiter de ce succès pour percer sur le marché australien, néo-zélandais, sud-africain, voire, pourquoi pas, rencontrer enfin le succès en Occident. En tant que chanteur métissé, Sixto aurait pu trouver une identification planétaire, un peu comme ce fut le cas avec Marley, malgré son sectarisme rastafarien et sa courte vie rongée par le cancer. Pourquoi Sixto n'a-t-il pas surfé sur l'occasion, au lieu de privilégier le retour à l'anonymat, comme si ce qui l'intéressait dans l'existence n'était pas la reconnaissance, mais l'expérience ardue? 
Comme si Sixto nous enseignait, en guise de philosophie, que l'expérience véritable ne peut se révéler singulière que si elle est anonyme. Si elle est reconnue par les foules, elles perd sa singularité et acquiert valeur de mort existentielle. Et que l'on ne vienne pas insinuer, comme le documentaire le fait, à juste titre, que Sixto a été arnaqué par certains labels et qu'il n'a pas vu la couleur de son argent de ce fait : justement, le documentaire ne fait pas mention de cette tournée australienne, elle aussi couronnée de succès, alors que ce rappel démontre que Sixto a eu vent de sa reconnaissance à l'autre bout du monde plus de quinze ans avant la tournée triomphale en Afrique du sud, reconnaissance marginale d'un point de vue géographique pour un Américain de Détroit, surtout s'il est un peu isolationniste, et qu'il n'a pas donné suite à cette tournée, pourtant couronnée de succès. Sixto aurait pu de suite percer dans l'hémisphère sud, et pas seulement en Afrique du sud. Il a préféré revenir à sa vie bizarre, entre philosophie et maçonnerie, comme si pour lui il était plus dur d'être star qu'ouvrier. Et si Sixto, plus sage que chanteur, avait raison?

Le thème du double, qu'illustre la double vie de Sixto, signifie-t-il que pour éviter la mort, Sixto a dû sacrifier sa singularité de chanteur à sa singularité d'homme? Sans me perdre dans des considérations mystico-fumeuses, qui feraient intervenir des éléments d'ordre irrationnel, le manque de succès de Sixto s'explique aussi par sa proximité musicale avec Bob Dylan. D'ailleurs, un de ses producteurs américains explique que Sixto selon lui était meilleur que Dylan. Les mélodies de Sixto évoquent le folk mâtiné de certaines influences afro, comme la soul, voire la funk. Sixto n'a pas réussi, parce qu'il a été perçu comme un double de Dylan, qui faisait bien certes, mais toujours moins bien que le maître - aussi. La dimension métissée de la musique de Sixto, tout comme du personnage, dans une expression où la personnalité du chanteur est primordiale, n'a fait qu'empirer le phénomène de distanciation du public à l'égard de ce chanteur doué et anonyme : Sixto propose le compromis entre des formes qui existent déjà, compromis de qualité, mais compromis qui reconnaît que préexiste à sa propre manifestation un donné.
Si je suis bien en peine de savoir si les chansons envoutantes et de grande qualité de Sixto sont moins bonnes que la discographie de Dylan à cette époque, il faudrait invoquer la précellence qualitative de l'antériorité chronologique pour expliquer que le donné prévaut sur son compromis, au sens où le compromis ne fait que répéter ce qui existe en reliant des formes jusqu'alors pas encore rapprochées. C'est ce que fait l'universitaire historien de la philosophie. Il n'invente pas de philosophie. Il opère des assemblage préexistants. Quand on écoute Sixto, s'il se montre moins original que Dylan dans le style ou les thèmes, surtout, il n'appartient pas à une école de folk qui permette au public de l'identifier. sixto est un électron libre, un OVNI dans ce qu'il relève du non identifié : un maçon de Détroit, qui considère le travail comme oeuvre de rédemption, qui aime la philosophie et les expositions de peinture et qui est doué d'un talent de songwriter éminent.
Sixto a moins pâti d'une infériorité musicale par rapport à Dylan que d'un manque d'originalité chronologique par rapport à cette figure de proue. Il n'a pas été entendu, parce qu'il faisait bien ce que d'autres avaient déjà fait - certains peut-être mieux que lui, mais je ne suis pas tout à fait certain de ce fait quand j'entends ses chansons. Le style de Sixto est tout aussi bon que celui des meilleurs chanteurs du genre folk, ce qui lui manquerait plutôt, c'est le manque d'originalité, la quantité et la précellence chronologique, trois apanages dont peut se targuer Dylan à l'heure des comptes. Arrivé trop tard par rapport au genre folk, Sixto est aussi trop poète et tourmenté, presque profond, pour les attendus de la soul, voire de la funk. Le double semble mal supporter les critères du compromis, au sens où l'identité s'établit par rapport à des déterminations radicales, en créant l'originalité à partir du refus du compromis.
La mort de l'artiste Sixto était inévitable, en ce qu'il est tombé sous le coup de la redoutable loi du double. Quand on considère tel artiste mineur par rapport au maître reconnu, c'est moins qu'il répète purement et simplement - que les modifications qu'il apporte se révèlent moins originales et importantes. Sa différence est mineure au sens où l'originalité manque. Celui qui reste est ainsi le plus original dans sa singularité, tandis que les autres expressions avoisinantes sont moins originales, bien qu'un peu différentes tout de même. Il est mineur d'être moins original.
Sixto relève d'une catégorie plus rare que la différence mineure : il désignerait le double voué à l'autodestruction et au manque de reconnaissance en ce qu'il relève de l'art du compromis. Sa reconnaissance marginale dans les terres australes plaide en faveur de cette thèse. Si Sixto était simplement un chanteur mineur, pourquoi les classe moyennes nées dans l'apartheid et marginalisées par l'apartheid, ou plus généralement vivant sur une île et cantonnées à leur position insulaire, auraient-ils été touchés par deux albums de chansons? C'est précisément de compromis et de retour à l'identité normale qu'avaient besoin ces populations. Rappelons que Sixto fait une tournée triomphale en Afrique du sud après l'apartheid, qui sanctionne ce retour à la normale. En ce sens, le compromis, c'est l'exigence de retour à la normale. Tout se passe comme si Sixto avait senti, de manière intuitive, qu'il valait mieux pour lui développer les expériences de son existence que les oeuvres de son art de chansonnier, parce que le chanteur aurait produit un art du double qui aurait été toxique et mortifère.
Sixto serait alors mort, peut-être d'overdose, ou de suicide, parce qu'on peut être mineur dans la différence, mais pas identique au sens de double parfait, symétrique, comme l'on parle de vrais jumeaux. La gémellité physique est possible, quoiqu'elle est souvent accompagnée de troubles identitaires, mais la gémellité identitaire n'est pas possible. Elle génère la disparition. Après sa reconnaissance australe, on pourrait estimer, nonobstant cette théorie du double autodestructeur, que Sixto va enfin briser le signe indien et entamer une carrière de star, tardive, mais méritée. Or, par trois fois, en 1979, 1981 et 1998, Sixto connaît une reconnaissance certaine, mais ponctuelle. A chaque fois, il s'empresse de retrouver sa vie laborieuse et ingrate, comme s'il prévoyait la malédiction qui s'abattrait sur son existence s'il se lançait dans la vie de star et les paillettes.
La reconnaissance pour Sixto équivaudrait à la violation du droit du double, et de la jurisprudence existentielle qui l'accompagne avec cruauté. Mais depuis la reconnaissance récente de fans lancés à la recherche du phénomène introuvable et quelques tournées européennes suivant son retour vers 2008, Sixto n'aurait-il pas réussi à devenir une star, ce qui contredirait ma tentative d'analyse critique? La sortie en 2012 du documentaire suédois Sugar Man a accru encore cette popularité étrange, qui est mineure sans être posthume, et qui semble ne pas rencontrer chez son bénéficiaire un écho positif.
Sixto semble timoré, méfiant, mitigé à l'égard de cette reconnaissance inespérée et tardive. Il veut bien donner quelques concerts, mais il n'est pas ravi et se méfie du succès, comme s'il murmurait : je veux retrouver ma vie, mes habitudes, la normalité, la difficulté - pour vérifier ce qu'est l'existence, en quoi elle réside. La distance méfiante que manifeste Sixto diffère du sourire de l'Aurige, qui évoque la sérénité, et se distingue du triomphe, qui est une duperie. Sixto n'est pas serein, il sait que la gloire brûle comme le feu, alors que la difficulté normalisante et singularisante le régénère.
Il serait intéressant de préciser que cette reconnaissance paradoxale de Sixto s'opère via l'émergence d'Internet. La reconnaissance Internet redistribue les cartes de la reconnaissance et de l'identification : alors que le droit d'auteur connexe à l'édition de type Gutenberg reliait l'identité artistique à son auteur, au point de privilégier de manière élitiste et injuste les plus originaux ou les pionniers (Dylan plutôt que Sixto), Internet améliore ces dispositions arbitraires à l'expression en accordant la primauté de la reconnaissance à l'idée plutôt qu'à l'auteur (tout en modifiant la structure de l'idée, mais c'est un autre sujet). Du coup, la seconde vie de Sixto lui vient du fait qu'il a été rejeté du cadre de la reconnaissance Gutenberg, mais qu'il entre des les nouveaux canons de la reconnaissance Internet.
La reconnaissance Internet de Sixto ne contredit pas la loi du double, mais en change les modalités d'application en profondeur, pour permettre aux idées de se propager sans les rattacher à des personnalités marquantes. Sixto avait privilégié son existence à sa gloire? C'est exactement le profil que l'innovation Internet attend des artistes : ils sont des passeurs au sens où l'idée qu'ils portent, ils la transmettent sans en constituer la fin faussée et angoissée, souvent incapables de porter un fardeau si lourd. Ce qui importe, c'est l'idée - pas l'existence, ce qui fait que l'intuition de Sixto durant sa vie d'artiste célébré loin de chez lui a trouvé sa reconnaissance avec Internet.
Sixto ne sera pas davantage reconnu en tant qu'individu-artiste-chanteur, mais ses chansons peuvent être écoutées via les serveurs Internet, qui ont révolutionné la possibilité d'accéder gratuitement aux musiques que l'on veut (plus qu'aux musiciens), avec une démultiplication presque indéfinie du choix potentiel d'écoute. La dissociation de l'idée et de l'existence réhabilite le compromis, au sens où dans un processus le compromis est envisageable, tandis qu'au niveau de l'incarnation physique et singulière de la personne, il devenait mortifère et criminel. Sixto participera quoi qu'il arrive à certaines idées et dépassera peut-être les barrières entre la chanson populaire, la philosophie et la politique, alors que je persuadé qu'il doit sa réputation australe à cette personnalité métissée, autant que c'est elle qui l'a desservie auprès du public américain - et occidental.
Un proverbe dit : nul n'est prophète en son pays. Sixto est plus un sage qu'un chanteur. Il présente d'ailleurs un look de chaman proto-indien, avec ses cheveux longs et lisses, ses racines de Mexicain et son parcours atypique. Raison pour laquelle autant de spectateurs jugent le documentaire consacré au chanteur disparu, puis retrouvé - émouvant? Sixto émeut, non seulement parce qu'il a privilégié l'expérience singulière et normale à la déformation de l'identité qu'induit la célébrité; mais aussi parce qu'il annonce indirectement et sans le savoir le changement de paradigme d'Internet. Depuis Internet, Sixto est une star paisible et normale; alors que depuis les seventies, il vivait en marge de la gloire et n'était reconnu avec ce statut que dans des pays eux-mêmes marginalisés, ou ressentant ce sentiment d'étrangeté à soi.

P.S. : Roland Jaccard, qui m'avait conseillé de voir le documentaire, m'adresse une objection : "Les échecs de SR dans la politique municipale de Detroit (et là il voulait s'y impliquer) ne témoigneraient-ils pas plutôt d'une marginalité existentielle irréductible et indépendante de sa volonté?".
A mon avis, Sixto n'agit pas de manière délibérée, préméditée et consciente. Pour Schopenhauer, la volonté est absurde (Schopenhauer en fait le fondement du réel, plus largement encore que de l'homme). Mais je pense que la "marginalité existentielle irréductible et indépendante" recoupe justement le refus de la célébrité, la quête d'anonymat, l'envie d'expériences normalisatrices (de ce fait laborieuses). Ce que Sixto a recherché par son engagement politique, ce n'est pas l'élection : Sixto ne veut surtout pas être un élu, tout comme une star (les deux idées se rapprochent au fond). Sixto voulait se réaliser en tant que citoyen normal, ordinaire, et son échec lui a montré que l'on ne pouvait faire de politique dans le système de la démocratie représentative libérale qu'en étant un élu - tout comme l'on ne peut éditer de chansons qu'en étant un chanteur à succès.
Sixto refuse le principe de l'élection, tant politique qu'artistique, au sens où il aimerait que n'importe quel individu soit artiste, homme politique... Sixto veut réconcilier le principe élitiste de l'inspiration avec la normalité anonyme de l'individu ordinaire. Peut-être conviendrait-il d'introduire l'idée de privé pour comprendre que Sixto veut réconcilier le public et le privé, en particulier en politique. On retrouve d'ailleurs l'idée de compromis chez Sixto entre les éléments antagonistes ou contradictoires qui existent déjà. Et peut-être que le renoncement politique de Sixto va de pair avec son refus de la starisation, malgré des tournées triomphales et des ventes exceptionnelles en terres australes. Sixto aurait voulu que tout homme normal puisse être maçon, père de famille, chanteur de qualité, homme politique intègre au plan local (le niveau local désigne l'endroit pas excellence de la rencontre entre le privé et le public).
Ce compromis tant voulu par son auteur relève soit de l'absurde, soit implique que la volonté découle d'une cause supérieure, qui, si elle n'est pas cet absurde synonyme de nécessité, implique que la volonté soit comprise dans l'intelligence et que du coup l'intelligence ne soit pas voulue, mais fonctionne selon des modalités qui se révèlent soit guidées par la nécessité, soit guidées par ce que Platon aurait nommées idée et qui acquiert du coup une transpersonnalité. Dans le cas de Sixto, cette transpersonnalité explique son goût pour le retour de l'individu à l'aspiration de normalité, voire de marginalité laborieuse. Sixto refuse d'autant plus l'élection qu'elle implique une enflure outrée de l'individualité, jusqu'à la caricature de la superstar, du style de Michael Jackson. Quand Sixto se contente de peu, ce n'est pas par un goût pour la marginalité assez inexplicable et ténébreux, c'est parce qu'il pressent que l'idée englobe l'individu et que de ce fait, aucun individu, fût-il créateur, ne mérite d'être célébré en tant qu'il est auteur. Du coup, Sixto est intelligent, au sens où l'intelligence est transpersonnelle. Il n'agit pas de manière volontaire, mais au service de l'idée transpersonnelle. La volonté est une interprétation erronée au sens où elle circonscrit l'action de l'individu à ses limites intellectuelles et corporelles. Mais on éprouve des difficultés à interpréter le comportement d'un individu, surtout quand il échappe à tout rationalisme d'ordre individuel, parce qu'on le pense en termes individuels, donc par la volonté.

mercredi 17 avril 2013

Echec sur toute la ligne

Le complotisme, à distinguer du complot, supposerait la machination hyperconsciente, ou surconsciente, de ses commanditaires ultimes. Or il n'en est rien : le complot présente une structure de mimétisme, qui détruit la possibilité de commanditaires, parce que la volonté, comme Schopenhauer l'enseigne, est absurde. Pas davantage que la volonté, l'intelligence n'a le pouvoir d'ourdir de manière efficace des complots. L'intelligence ne peut commanditer des complots. Elle se tient dans le schéma de Schopenhauer au service de la volonté, dont Schopenhauer note qu'elle est absurde.
Raison pour laquelle des complots sont intentés par des gens intelligents, alors qu'ils manquent leurs intentions : si l'intelligence prédominait sur la volonté, jamais des intelligents n'intenteraient de complots. Mais ce n'est pas par intelligence que l'on fomente des complots, qu'on prend des risques à participer à des actions inavouables : c'est parce qu'on est contraint de le faire, le pied au mur. Le mythe de la volonté absurde ne tient pas : l'avantage principal consiste à reconnaître que l'irrationnel ne peut expliquer le réel, qu'il est contraint de recourir à l'absurde, un synonyme du hasard.
Ce n'est pas parce que la volonté est absurde, ce qui relève de l'anti-explication, que les comploteurs participent au complot. Par contre, c'est la volonté absurde qui engendre le complotisme comme tentative d'explication des complots - et du réel. Du coup, on mesure le caractère bancal des explications tournant autour de l'immanentisme (la volonté absurde se révèle proche du désir spinoziste).
Reprenons :
- les comploteurs agissent par utilitarisme, non volontarisme, ce qui revient à se déposséder de la liberté qu'ils détiennent sur leurs actions. L'utilité se distingue de la volonté en ce que la volonté implique la primauté du sujet actif, quand l'utilité implique une existence extérieure et objective, ce qui reviendra à réifier la volonté et à la déposséder de la personnalisation prêtée au complot, intenté par des commanditaires soi-disant suffisants. De ce fait, la grille d'interprétation immanentiste, ou associée (le désir ou la volonté), ne parvient pas à expliquer le complot en accordant à la volonté une place trop importante;
- les complotistes surinterprètent l'immanentisme. Le complotisme va plus loin que l'immanentisme terminal, au sens où il en constitue la dégénérescence florissante et intenable. Là où l'immanentisme ne s'embarrasse pas d'explication, passant de l'absurde revendiqué à son rejet indifférent pour cause d'inintérêt (ce qui compte, c'est le désir), le complotisme substitue à l'absurde le caché. Mais le caché va au-delà de l'absurde, au sens où il constitue une désignation emplie de contadiction. L'absurde cantonnait à l'interne le sens et le repoussait; le caché le détruit. Raison pour laquelle le complotisme recherche d'autant plus le sens qu'il échoue à proposer quelque hypothèse alternative que ce soit : son but est de monter que le sens étant caché, il ne peut être montré, subsumé, dévoilé, mis en lumière.
L'effet d'annonce grandiloquent du complotisme (je vais vous montrer ce qui étant caché n'a jamais été montré par personne d'autre) se révèle déceptif : le complot n'a rien à montrer (exhiber?) d'autre que l'autodestruction du milieu qui y recourt, plus le spectacle de la machinisation des comploteurs, qui entraînent dans leur chute leurs voisins - sans injustice, puisque c'est par acceptation veule que dans un système oligarchique, les dominés délèguent au petit groupe des dominateurs. Le mimétisme du comploteur survient quand le processus mimétique arrive au bout de son plan (l'autodestruction) et que le mimétisme en vient, au désespoir, à sauver le donné.
La mentalité qui meut le complot ne relève ni de l'intelligence, ni de la volonté, même si elle en est proche. Plutôt que la volonté absurde (que Schopenhauer a analysée), c'est le mimétisme autodestructeur qui lance le complot - la mentalité de la contradiction. C'est quand on adhère à la contradiction que l'on estime le caché lieu du contradictoire - vivable. Le contradictoire visible aboutit à l'autodestruction, ce qui correspond à l'effectivité du complot, à son officialisation; le caché rendrait possible le visible, à condition qu'il demeure caché - à jamais, ce qui n'est pas possible. Comment même connaître le caché perpétuel, alors que ce qui est caché ne serait pas connaissable?
Ce n'est qu'une des contradictions du raisonnement complotiste, selon lequel le fonctionnement du réel impliquerait la paranoïa : la paranoïa s'appuie sur l'intuition selon laquelle le réel possède en son coeur un noyau d'autant plus explicatif qu'il est caché. L'explication existe, elle est simple - mais cachée. Pourquoi ce caché? L'explication ne peut relever de l'officiel, tant elle est manquante. Pour être complet, il convient de fonctionner selon le modèle antagoniste visible/caché. Le modèle paranoïaque diffère du nihilisme en ce qu'il n'oppose pas l'être au ténébreux non-être, mais qu'il réunit le visible et le caché sous la bannière de l'être.
Le caché joue le rôle de l'Etre, qui explique le visible déficient (l'être sensible). Il ne peut prospérer qu'en différant de l'Etre, qui implique le transcendantalisme; quand le complotisme prétend réconcilier l'immanentisme et le transcendantalisme en faisant du caché inexpliqué un immanentisme qui fonctionne sur le mode caché. Le caché serait l'Etre immanentiste. Le complotisme manifeste, son succès en témoigne sur Internet, l'ambition de jouer le rôle explicatif du réel : le complot serait le mode d'action privilégié qui révélerait l'existence toute-explicative du caché.
La dégénérescence de l'explication se manifeste avec le complotisme, qui exprime l'indigence théorique. Le complotiste utilise l'innovation Internet pour substituer au labeur académique de la lecture et de l'information l'illusion alternative que l'on peut obtenir un résultat identique en quelques clics et quelques heures de glanage plus ou moins zappé. Du coup, le lecteur complotiste adhère à une grille de lecture simplificatrice du réel, qui aboutit au simplisme théorique : quelques familles de banquiers, aimablement rebaptisés sous le vocable ludique de bankster pour que notre chercheur new wave retrouve le parfum fun des jeux vidéos, conservent leur mainmise à travers les siècles grâce à la prédominance contradictoire du caché.
Ou encore : les Illuminatis, qui ont existé en tant que secte infime au XVIIIème siècle et qui depuis sont invisibles, permettent de tout expliquer : les grands banquiers internationaux sont responsables de la crise, qu'ils ont prévue depuis plus d'un siècle; les réseaux maçonniques sont infiltrés aux plus hauts niveaux de manière infaillible; dans le show-business, les stars les plus renommées du rap/R&B sont des Illuminatis, ce qui explique que les postes en vue de la sphère médiatique se trouvent là encore infiltrés par leur pouvoir tout-puissant et diabolique.
La toute-explication complotiste est symptomatique d'une paresse intellectuelle, qui permet de tout expliquer sans rien n'expliquer. Les Illuminatis ne sont maléfiques et tout-puissants qu'à condition qu'ils soient dans le même moment inexistants et illusoires. Seul l'illusoire est tout-puissant, au sens où il ne se trouve pas affecté par les règles usuelles du réel, selon lequel pour exister, il convient de rencontrer de la résistance, ce qui signifie : le réel s'élabore par l'action de surmonter le donné - d'où l'illusion de la complétude.
L'explication simplificatrice et simpliste biffe la résistance et se meut dans un réel débarrassé de son progrès, engoncé dans le figé. Le caché ne peut intervenir que dans une configuration où il domine un ensemble stable, prévisible, inerte et soumis. Le complotisme se déploie comme la dégénérescence de l'immanentisme, où, suite à l'échec de la complétude du désir, qui permettait de se désintéresser du restant du réel, désigné non sans désinvolture comme l'incréé, on remplace cette conception par un domaine caché, qui remplace la complétude par la toute-puissance.
De telle sorte que le réel oscille désormais entre la part dominante de sa manifestation, qui est inerte, promise à la domination, et le caché ultraminoritaire et ultradominateur. Le caractère incohérent de la domination ressortit dans cette configuration, où la domination n'est plus dépendante de la complétude du désir, c'est-à-dire intégrée dans un système qui l'explique et lui donne une utilité sympathique (nécessité), mais devient un pur système de destruction, dont on voit mal comment il continue à fonctionner sans aucun intérêt pour la majorité - comment la majorité l'accepterait, à moins qu'il ne soit désossé, comme c'est le cas avec l'hypothèse du complotisme.

vendredi 12 avril 2013

Le nihiliste qui voulait être conséquent

Cette note fait suite à l'article que le diariste Roland Jaccard a consacré à Caraco dans le Causeur du mois d'avril et qu'il a repris sur son blog :
http://www.rolandjaccard.com/blog/?p=3487

Caraco s'est pendu peu de temps avant que je naisse. Il pourrait relever du génie tutélaire pour ma génération. Il est à ma connaissance le seul écrivain qui ait ambitionné d'être un nihiliste conséquent. Démocrite avait tenté, mais c'était un savant, plutôt physicien - et il rata. Loin d'être marginal, le nihilisme est le processus originaire de la philosophie. Majeur, mélangé, souterrain, incompris, réduit à une forme idéologique délirante et infime, il n'est pas reconnu par les historiens, parce que la tradition ne nous apprend à identifier que ce qui est visible, et que le propre du nihilisme est de reposer sur le déni.
S'il mérite d'être subsumé, sa non-reconnaissance selon les critères historiques est logique : il faut changer de paradigme pour reconnaître ce qui ne se revendique pas. La meilleure preuve de l'existence du nihilisme philosophique tient dans l'histoire de la métaphysique, qui occupe une place non négligeable dans l'histoire de la philosophie : Aristote explique dans la Métaphysique que l'être fini côtoie le non-être et propose l'union des deux par le multiple, une option aussi originale que peu cohérente (donc qu'il ne développa pas).
La suite de l'histoire laisse entendre que la métaphysique serait guidée par le souci du réalisme. Mais elle ne tient que grâce au silence du non-être, à partir d'une théorie que l'on se garde de dépoussiérer, à condition que l'on se penche avec méticulosité et rigueur sur l'être. Ce procédé, forgeant la philosophie sur le non-dit, sous-entend que le non-dit rendrait plus réel le dit. Avec la rénovation métaphysique, Descartes renforce encore le déni en décrétant que le terrain du non-être devient le miraculeux (le mélange de l'irrationnel). Il joue sur le paradoxe selon lequel ce qui est non-être n'existe pas - existe en n'existant pas. Il explique que l'on ne peut rien dire sur le non-être.
Rien à dire de cette réalité qui affirmerait sa non-existence. Bergson renforcera le dispositif, dans lequel dire que quelque chose n'existe pas revient à reconnaître son existence paradoxale. Les penseurs affiliés à la métaphysique diffèrent de Caraco en ce qu'ils mélangent dans leur production philosophique le transcendantalisme avec le nihilisme. La métaphysique n'est ni du nihilisme, ni de l'ontologie. C'est un compromis. Elle reprend en compléments les deux conceptions antagonistes, pour forger une synthèse qui clôture l'ardue quête de la connaissance (ainsi que l'y entendait Aristote, en annonçant la fin de la philosophie).
Caraco, lui, professe son nihilisme. Il répudie cette tradition de la métaphysique et estime que l'on peut être nihiliste à visage découvert. Son suicide indique que le nihilisme ne peut être un programme conséquent. Quelle serait la filiation de Caraco? Dans l'Antiquité, Démocrite l'atomiste s'attache à bâtir un système nihiliste qui considérerait que la philosophie serait du bavardage et que la dimension physique suffirait pour rendre compte du réel. La faillite de cette conception, qui aboutit à l'inconséquence philosophique, indique que le physique ne relate du réel qu'un domaine trop restreint, qui ne peut en rendre compte.
A l'époque moderne, les penseurs qui intègrent le nihilisme à leurs raisonnements privilégient la forme moraliste, dans le prolongement des moralistes français. Les moralistes pourraient être tenus pour les prolongateurs des sophistes. Il s'agit de proposer une forme ramassée, synthétique, qui rende compte du vécu de l'écrivain. Si les moralistes classiques ne sont pas des nihilistes explicites, bien qu'ils en manifestent certaines caractéristiques, comme la propension à l'impitoyable, Chamfort montre par son désespoir que le nihilisme pourra s'en réclamer pour proposer une forme qui soit conséquente : non plus la forme physique, mais l'analyse psychologique et comportementale.
Que Nietzsche se réclame des moralistes français avec admiration constante (ce qui est rare chez lui) se comprend, au sens où, avant de sombrer dans la folie, il joue le nihilisme divin contre le nihilisme réactif, dénonçant et louant à la fois le nihilisme. Nietzsche sombre dans la folie peu de temps après cette manie circulaire. Il essaie de dépasser la contradiction, mais on voit que dans sa conception :
1) il reprend la forme moraliste, ce qui donne l'écriture par le fragment;
2) il cherche à fonder une forme viable à l'immanentisme comme expression du nihilisme divin.
Les moralistes corrigent l'inflexion des sophistes, en particulier de Gorgias pour ce qu'on possède de lui. Au lieu de proposer que le savoir est la forme du pouvoir la plus évoluée - c'est Protagoras qui aurait composé la constitution de Thiouroi, colonie athénienne, à la demande de Périclès -, les moralistes ont infléchi la tendance, en considérant que le beau langage n'était pas le lieu du pouvoir, mais le moyen d'analyser la psychologie. La politique du langage passe du littéralisme à son application esthétique.
Nietzsche suit cette mentalité, au sens où l'expression moderne du nihilisme biaisé et partiel passe par ce moralisme littéraire : non de manière délibérée, consciente, réfléchie, programmatique, mais afin de suivre la logique interne au processus nihiliste, qui n'aboutit pas au moralisme, forme bigarrée entre philosophie et littérature, moins métaphysique qu'existentielle (ce qui importe dans l'analyse tient moins au réel qu'à l'existence); mais à l'usage que le nihilisme fait du moralisme, via chez Nietzsche l'immanentisme.
Nietzsche qui cherche vers la fin consciente à se présenter comme nihiliste, mais qui sombre dans la folie au moment où appert son échec de lui trouver une forme cohérente, une définition novatrice, qui corresponde à ce qu'il appelle le nihilisme divin, n'est pas un moraliste, plutôt un philosophe du nihilisme prophétique, qui oscille entre Schopenhauer et les moralistes français. Caraco n'est pas l'héritier direct de Nietzsche, au sens où Nietzsche propose un programme oscillant entre la critique (de la morale, du ressentiment...) et la quête de nouvelles valeurs (le grand renversement de toutes les valeurs, qui il est vrai n'aboutit guère à des découvertes positives et qui explique en partie le basculement maniaque de Nietzsche vers l'aphasie).
La démarche de Caraco s'apparente à une longue déploration - une complainte. Caraco va plus loin que le minimalisme de Nietzsche, qui oscille entre quelques thèmes. Bergson pronostiquait que tout bon philosophe est le philosophe d'une ou deux idées? Caraco irait encore plus loin, en se concentrant autour d'une seule idée. Si son cosmopolitisme le rapproche de Schopenhauer, il oscille entre le moralisme et la confession. C'est en ce sens qu'il est philosophe. Chez lui, aucune analyse du réel, aucune préoccupation pour ce qui est étranger à son existence. Un de ses ouvrages pourrait synthétiser les autres : Ma Confession. C'est un titre qui vaut un programme. Alors que le père moderne de la confession, Jean-Jacques Rousseau, utilise le genre pour atteindre la vérité, Caraco procède à une confession monoidéïque, centrée sur la haine.
Il est là, le secret de Caraco : ce misanthrope hait l'existence et prouve la véracité de son sentiment par son moyen ultime : le suicide. Caraco aura attendu la mort de son père pour le suivre. Politesse du désespoir? Être poli, c'est, non pas respecter l'existence d'autrui, mais témoigner de son tragique, selon lequel l'existence est promise à la disparition.
Au passage, le tragique selon Caraco diffère de la conception de Nietzsche. Dans la Naissance de la tragédie, ce dernier définit le tragique comme l'association complémentaire de l'apollinien et du dionysiaque. Caraco jugerait cette distinction superfétatoire : ne conservons de l'existence que son unicité - son inutilité. Caraco est le philosophe de l'authenticité - nihiliste. Quand les Cioran ou Jaccard professe leur nihilisme, le premier penche plus vers le pessimisme et le second vers l'hédonisme.
Caraco est-il nihiliste? Jaccard parle de nihilisme apocalyptique pour qualifier le nihilisme de Caraco. Récapitulons : ceux qui se présentent nihilistes ne le sont pas; ceux qui sont nihilistes ne se présentent pas tels. Le nihilisme est l'expression du déni pour qualifier un mouvement qui reconnaît le non-être en tant que déni. Il s'avère bien plus large que ce que l'on reconnaît comme nihilisme, cette petite mode idéologique mortifère et criminelle, qui surgit à la fin du dix-neuvième siècle et se manifesta par des attentats décadents.
Ce nihilisme considérait encore que le terrorisme avait une valeur politique, alors que le nihilisme philosophique, non reconnu, atavique, et dont le caractère primordial tient au déni, désigne plutôt la tentative paradoxale de vivre dans les bornes de l'être fini en reconnaissant l'existence du non-être. Le modèle dont se réclamerait le nihilisme serait Aristote, qui montre que le nihilisme n'existe pas à l'état pur - sauf en des cas exceptionnels de crise.
Le nihilisme, loin de détruire, constitue le moyen d'isoler de l'être, au sens chimique, comme s'il fallait l'adjonction du non-être pour précipiter la reconnaissance de l'être. Le nihilisme constituerait le moyen paradoxal de se montrer le plus réaliste possible, détruire pour tenir et définir. Le nihilisme reprocherait au courant transcendantaliste de se montrer idéaliste au sens de la critique nietzschéenne : se mouvoir dans l'illusion quand il décèle de l'être au-delà de ce qui est ici et maintenant, de ce qui est présent.
Le nihilisme décrète qu'il est l'école du réel, quand le transcendantalisme objecte qu'il est plutôt l'école de la destruction. Aristote se concentrait sur l'être seul. Et Caraco? Il développe l'idée selon laquelle l'ordre se construit par le désordre, et qu'il faut des périodes de sacrifice et de renouvellement, de régénération, pour que l'être se reforme. L'homme se trouve ainsi, non pas à la fin de son temps, mais à la fin d'une époque. Caraco ne se montre pas en contradiction avec ses propos, lui qui écrit pour la postérité.
Il reconnaît le néant. Il se suicidera. Caraco a voulu être un nihiliste conséquent, un moraliste du désespoir, qui préfère mourir que vivre, et qui estime que la seule chose qui vaut la peine d'être consignée, surtout dans une période de crise, c'est cette idée. D'où l'idée fixe. Mais que désigne le nihilisme de Caraco sachant que la conséquence du nihilisme est interne? Caraco s'étant suicidé a suivi cette cohérence interne. Mais il n'a pas suivi le lien externe.
Il arbore le panel de la conséquence interne : il est raciste, colonialiste, misogyne et misanthrope, déteste le sexe, hait le réel et finira par se suicider. Sa politesse n'est pas une preuve de contradiction : est poli celui qui sait que la seule règle sociale qui soit est la politesse. En dehors, c'est le chaos intenable. Ce n'est pas par manque de logique interne que pèche Caraco, et c'est même pour cette raison qu'il engendre une certaine fascination. Il fascine en ce qu'il est conséquent à moitié et il révulse du fait que sa conséquence interne ne se conforme pas avec son extérieur.
Des adeptes de la méthodes de lecture à la Céline rejetteraient le racisme et le colonialisme de Caraco,  pour retenir son style, si direct et tranchant. Les deux faces expriment les compléments de la même approche : le style exprime la cohérence. Ce qui provoque cette impression de limpidité cristalline, c'est que Caraco est allé au bout de son projet. Il est plus un philosophe qu'écrivain de fiction. Ses meilleurs écrits sont tournés vers la philosophie. Mais c'est un philosophe moraliste, qui va plus loin que Cioran, ce qu'a bien perçu Jaccard.
L'approche radicale de Caraco le pousse vers cette conception dépouillée de la philosophie, au-delà de l'essai, qui marque un ton singulier, l'écriture à la première personne, ne concernant que la subjectivité et ses préoccupations. Caraco est un partisan du monisme subjectiviste, au sens où ne l'intéresse dans l'immanence que ce qui le concerne. Il ne s'embarrasse pas d'autres préoccupations que le caractère inutile de l'existence.
De ce fait, je tiens Caraco pour plus conséquent que Cioran : son geste final en atteste. La première raison pour laquelle il plaît, sa cohérence interne, recoupe la deuxième raison, qui commence mal et englobe la première : Caraco exprime une densité en réel, comme s'il avait perçu quelque chose de particulièrement sombre et désespérant, mais de réel - donc de profond. Pourtant, problème avec cette deuxième raison, Caraco se montre d'autant plus cohérent de l'intérieur qu'il se révèle incohérent dans sa relation avec l'extérieur de sa pensée.
L'approche nihiliste apocalyptique ne s'explique pas par l'anéantissement, la fin du monde, mais par son renouvellement brutal, son remplacement. Caraco serait le prophète de notre grande crise actuelle, qui deviendra peut-être la Grande Crise, mythifiée par l'histoire, comme le fut le Déluge, si les sombres prévisions de Caraco se réalisent. Mais Caraco n'explique pas l'existence du néant, ni ne définit le chaos constructeur, pas davantage son caractère constructeur.
Caraco n'explique pas ce qui tient lieu pour lui d'évidence : le renouvellement. Il crée un antagonisme irrationaliste entre ce qui est et le chaos extérieur à cet être aberrant, postulé comme évidence intuitive. La force interne est la faiblesse générale de Caraco. Caraco est-il nihiliste du fait qu'il se montre cohérent? Son nihilisme qui fait sa force exprime aussi sa faiblesse. Caraco se montre inconséquent dès qu'il quitte les rivages de son existence et qu'il prolonge depuis son existence vers le réel.
On se rend alors compte que ses positions haineuses sont contestables, à partir du moment où elles sont reliées à l'extériorité. C'est pourquoi Caraco fut inaudible et engendra le rejet bien-pensant, jusqu'à ce que la Grande Crise se déclenche et que l'apocalypse devienne envisageable : sa vision du réel est insupportable pour toute personne qui se rend compte, légitimement, que la conséquence interne est parcellaire, voilée, biaisée, et qu'elle débouche sur le monstrueux. D'ailleurs, Jaccard qui professe le nihilisme se garde de défendre le racisme ou le colonialisme de Caraco.
Mais Jaccard est attaché au plaisir de la sociabilité, quand Caraco ne fait pas semblant d'être misanthrope et de rejeter l'activité sexuelle. Là où Schopenhauer fréquentait quelques courtisanes, là où Nietzsche semble avoir contracté la syphilis dans sa fréquentation des prostituées, Caraco est un irréductible qui suit son idée unique et obsessionnelle, et qui accorde l'ensemble des activités avec cette vision implacable.
Du coup, Caraco a semblé inconstant à nombre de lecteurs. A partir du moment où il est l'auteur d'une idée, son oeuvre abondante se révèle inégale, au point que certains estiment que la lecture de Ma Confession suffit à synthétiser le seul thème, qui au mieux revient, au pis s'étiole avec des tentatives narratives médiocres. Caraco annonce le dépérissement de l'écriture narrative et descriptive, qui culmina avec l'âge d'or du roman au dix-neuvième siècle.
Il la remplace par la philosophie moraliste, qui se distingue autant du moralisme psychologisant que du verbiage abscons - qu'un Hegel a produit à l'époque que l'âge d'or du roman. Pour Caraco, il est aussi évident avant les chocs pétroliers que la grande crise arrive qu'il est inutile de produire des efforts pour en sortir. L'homme en sortira, mais ce sera au prix de la disparition des sociétés, des cultures, de ce qui fait l'histoire depuis quelques millénaires. Le rétablissement d'un nouvel âge se fera suite à la nécessité du choc entre le chaos et l'être, qui pourrait se nommer la loi du chaos constructeur.
Si Caraco anticipe sur les thèmes néo-conservateurs, son propos touche à l'ensemble du réel, via l'existence. La question principale découle de la cohérence interne : comment une oeuvre d'autant plus incohérente qu'elle propose la cohérence partielle continue, quarante ans après le suicide de son auteur, à jouer un attrait qui ne peut venir des envolées racistes, colonialistes, misanthropes (et j'en passe)?
L'humour terrible, qui s'attache à la prose de Caraco, est l'indicateur de la qualité. Pourquoi Caraco fait-il rire alors qu'il décrète que Paris est empli de "Nègres et d'Arabes"? Serait-ce l'outrance? Mais elle lasserait davantage qu'elle ne procure de l'intérêt. Si Caraco fait rire, c'est parce qu'il réfute tout type de progrès, qui, dans un ordre immuable, ne peut qu'être débilitant et se trouve condamné au remplacement.
L'immigration africaine constitue un faux progrès, comme tout changement, si ce qui compte est l'immuable et si toute situation est promise à l'extinction. Le colonialisme exacerbé vient du fait que, dans un ordre figé, désespéré et irrespirable (au point qu'il est souhaitable de mourir, alors que Schopenhauer prônait le renoncement face à l'absurde), la domination politique (l'impérialisme) est nécessaire - plus que juste.
Les élans vers l'égalitarisme annoncent, non l'ordre plus juste, mais le déclin et le remplacement. Les idéologies qui annoncent le progrès portent les relents de la décrépitude. Le refus du progrès fait rire quand Caraco se lance dans ses diatribes racistes : il fustige le progrès plus que les Nègres ou les Arabes. L'humour vient de cette jubilation face à la destruction, idée renforcée par le postulat selon lequel l'ordre se constitue au contact violent du chaos, seul changement, externe, au caractère dérisoire.
Caraco touche un point important du réel : le progressisme interne constitue une chimère à l'échelle du réel. L'humour nous aide à comprendre les ingrédients qui empêchent la cohérence interne de voler en éclat face à l'incohérence externe. Caraco part du principe selon lequel personne, surtout pas l'homme, ne peut intenter quoi que ce soit contre la structure antagoniste du réel.
Ce qui reste de Caraco, c'est le prodige d'avoir constitué du réel malgré l'entreprise de dynamitage tous azimuts. Caraco évoquerait ce pistolero qui, détruisant son environnement, réussit l'exploit de construire de l'ordre. Caraco a bâti une oeuvre parce qu'il a senti que la littérature impliquait de découvrir un principe nouveau pour durer. Et ce principe tient dans le monoïdéisme obsessionnel : sans quoi l'idée que produit Caraco volerait en éclat, d'autant qu'elle se révèle contradictoire et qu'elle brille de productions inégales, alourdies de défauts caricaturaux.
Ce n'est pas le côté apocalyptique qui lui donne cette persistance. De même que Caraco énonce que l'apocalypse signifie le remplacement, et non la disparition, de même il montre que l'idée de destruction mène à la régénération. La destruction engendre le réel. Et c'est pour cette raison originale que Caraco accède à la postérité : s'il se contentait de proposer sa cohérence interne, aussi impressionnante soit-elle, il demeurerait ce philosophe contradictoire.
S'il était ce prophète étrange qui annonçait l'apocalypse de ce monde, il n'aurait pas été compris de ses contemporains, trop occupés à profiter des biens de ce monde plutôt que d'envisager sa chute prochaine. Mais il demeurerait figé dans cette finitude, et deviendrait périmé, une fois l'opération de régénération passée. Si Caraco dure, c'est qu'il provoque un effet de réel par l'écriture de la destruction. Au lieu d'anéantir son écriture, tout comme il anéantirait son monde, la profondeur de Caraco tient dans ce paradoxe : créer du réel en prétendant le détruire.
Caraco aurait engendré le chaos constructeur, si cette expression ne désignait l'idée selon laquelle le chaos crée de manière inexpliquée et contradictoire, tandis qu'il serait plus lucide de considérer que la contradiction (et non le chaos) engendre l'ordre. Caraco est le philosophe qui a perçu le premier, situé dans cette époque d'apocalypse imminente, le lien entre la contradiction et l'ordre. Restriction d'importance : Caraco identifie la contradiction comme l'état qui prime sur l'ordre, alors que la contradiction ne peut qu'engendrer l'ordre, de même que l'écriture apocalyptique de Caraco engendre, non son anéantissement, mais la régénération. L'écriture de l'apocalypse est régénératrice.
Pourquoi j'aime Caraco : il annonce que l'anéantissement engendre l'ordre, et non la disparition. Caraco est une bonne nouvelle. Carcao est moins le prophète du déclin que de la renaissance. Mais alors, comment caractériser Caraco par rapport au nihilisme? Loin de le mélanger, comme les métaphysiciens ou les immanentistes, Caraco l'affirme sans ambage. Caraco relèverait-il des pessimistes chics, autour de Cioran, et dont Jaccard est un représentant, lui qui participe à sortir Caraco de sa méconnaissance?
Caraco n'oscille pas entre pessimisme et hédonisme. Alors, s'il n'est ni métaphysicien, ni immanentiste, ni hédoniste-pessimiste, qu'est-il? Son inscription en tant que moraliste donne une indication sur le fond : Caraco va plus loin que Chamfort et propose un style au service d'idées nihilistes. Mais comment un nihiliste pourrait-il avancer découvert - se prévaloir de thèses nihilistes si le propre du nihilisme est d'avancer masqué, ainsi que le revendiquent Aristote, Descartes, Spinoza ou Nietzsche? Caraco survient juste avant la crise. La crise est l'élément qui révèle le nihilisme. Plus le changement est puissant, plus la crise laisse craindre le pire.
La crise révèle le nihilisme au fond de toute pensée, qui a infusé le courant de la métaphysique et son hérésie influente, l'immanentisme. Le nihilisme de crise surgit à l'état brut, avec une agressivité virulente, qui vire au bouffon, malgré l'authenticité du suicide (exemple : trop de racisme sous couvert de déploration). Caraco est un nihiliste de crise, un prophète d'un genre particulier, qui révèle la crise autant qu'il rappelle la religiosité du nihilisme. On parle de ton prophétique pour qualifier le ton de Caraco. Le nihilisme constitue une des deux grandes religions, avec le transcendantalisme. Caraco est bien un prophète, un prophète rationaliste et humain, un prophète qui s'oppose au transcendantalisme et qui finit la corde au cou.
Logiquement? Au moment où il agonisait, il paraît que, veines tailladées et gaz ouvert, il se rendit compte qu'il risquait de faire sauter son immeuble. Ultime politesse, il se traîna pour éviter ce risque, comme s'il indiquait par son geste sinon incompréhensible que son oeuvre était promise à rester - le remplacement impliquait qu'il soit le premier des Mohicans. S'il pensait être le dernier, faire sauter l'immeuble eût été une hypothèse peu compromettante : quitte à disparaître, ne valait-il pas mieux disparaître le plus tôt possible? Mais s'il pensait être le premier, sa dernière politesse était nimbée de prophétie : laisser la possibilité aux générations à venir de découvrir pourquoi son oeuvre fut incomprise de son vivant.

vendredi 5 avril 2013

Cacher ce sens que je ne saurais voir...

Le complotisme voudrait faire croire que le réel est lié par la volonté et qu'en conséquence, il peut prévoir et changer le réel; tandis que les dénonciateurs du complotisme proposent en lieu et place de la volonté prévisible (traçable) le hasard inexplicable. Comme la volonté ne peut tout lier de manière visible, et que, finie, elle se heurte à ce que le problème classique nomme l'infini, le complotisme recourt au caché, tout-puissant et maléfique, pour l'expliquer sans recourir au rationnel - expliquer par l'inexplicable. La volonté ne dispose pas du pouvoir de tout expliquer, ce qu'illustre la caractérisation qu'en propose Schopenhauer : l'absurde.
L'immanentisme adhère au hasard anti-explicatif, comme Rosset le développe depuis la Logique du pire. La différence entre l'immanentisme et l'ontologie, c'est que la première conception du lien est donnée, tandis que le lien classique tend vers le constant progrès, ce qu'illustre la conception du dialogue selon Platon. Le lien donné de Schopenhauer est faible : l'absurde. Schopenhauer n'est pas un immanentiste pur, dans la filiation du spinozisme, mais il n'est pas l'éducateur de Nietzsche pour rien. Schopenhauer remplace le désir par la volonté, au sens où la volonté est une faculté plus intellectuelle  que le désir, plus métaphysique, porteuse d'une tonalité universelle, applicable au réel, et plus seulement à la sphère humaine.
Schopenhauer opère un compromis entre l'immanentisme spinoziste et la métaphysique rénovée de mouture cartésienne, en cherchant à identifier une faculté humaine qui soit applicable à l'ensemble du réel, surtout au réel non humain. Les réserves de Nietzsche à l'égard de son maître s'expliquent parce que Nietzsche entend révolutionner le monde de l'homme et trouve dans le désir un moyen d'opérer son ambition étrange, conciliant de manière contradictoire le réel tel qu'il est et la mutation de ce réel caractérisé autour de l'ici et du maintenant. Schopenhauer révolte son disciple, en proposant l'extinction du désir, du fait que le désir se cantonne à la sphère humaine, alors que la volonté relierait l'homme au réel, en donnant au réel une connotation aveugle et impersonnelle qui rejaillit sur l'homme.
Nietzsche choisit le désir parce qu'il est moins intellectuel que la volonté. Schopenhauer en choisissant la volonté se condamne à relier le monde de l'homme au réel, tandis que Nietzsche peut se permettre de décréter que ce qui importe pour se montrer réaliste (vivre dans le réel) n'est pas de s'occuper de définir l'intégralité du réel, seulement de délimiter une partie qui soit vivable selon les normes du désir. Nietzsche rejette Schopenhauer pour excès de rationalisme, y compris à tonalité absurde, ce qui indique que le rationalisme de prolongement humaniste devient centré sur l'homme exclusif et dérive en une conception qui n'est pas pérenne (l'absurde).
Le complotisme réagit à l'insuffisance de Schopenhauer et plus encore à la réfutation immanentiste (l'obnubilation du désir au détriment du réel), en restaurant le lien entre réel et monde de l'homme. Le complotisme considère que seul l'homme peut changer le réel. D'où la toute-puissance qui est affectée au caché dans cette théorisation bancale : le caché joue le rôle, plus encore que du lien entre l'homme et le réel, de l'endroit qui expliquerait le réel. Endroit d'autant plus parfait qu'il est insaisissable : comment expliquer que ce qui est caché explique le visible, quand bien même un tel endroit serait concevable?
Du coup, le caché est délirant. C'est l'ailleurs introuvable, le rétablissement du principe de contradiction dans le raisonnement. Le complotisme rétablit le délire, selon lequel l'homme est capable de diriger le réel, de le prévoir, de le contrôler, de l'organiser. Il ne s'agit pas d'une pensée d'émancipation, mais d'enfermement, de légitimation de la domination. Si l'on estime la domination maléfique, on la pare du critère de toute-puissance. Le réel est réputé fonctionner grâce au complotisme. On surinterprète l'influence des dominateurs, tandis qu'on condamne la société à disparaître, pris dans la contradiction intenable.
Le complotisme est cette maladie de la pensée, qui repose sur le pseudo-raisonnement contradictoire. S'il s'agit de démystifier le fonctionnement du complotisme, il convient aussi de rappeler que la critique qui tend à occulter les complots sous l'amalgame du complotisme est une apologie de la loi du plus fort, souvent lancée par des cabinets au service d'intérêts oligarques, propagée par des journalistes et écrivains fascinés par la loi du plus fort, et estimant qu'ils font partie de la puissance en lui servant de relais.
Du coup, les deux attitudes antagonistes se révèlent alliées du fait qu'elles se situent sur le même plan. Toutes les deux contribuent à oeuvrer pour la loi du plus fort, sans s'aviser que leur stratégie n'est pas maîtrisée de part en part : la mentalité du plus fort repose en définitive sur l'inconscience. Elle se dessaisit de la dimension supérieure de son expression, qui est créatrice en ce qu'elle permet la croissance et le progrès. Le plus fort tend vers l'autodestruction, par cette raison même qu'il se veut le plus fort. Le complotisme exprime le moment où la mentalité du plus fort ne cherche plus à trouver une expression qui soit viable et exprime le pérenne. Elle pare au plus pressé et admet ne pas pouvoir tenir longtemps.
Auparavant, cette quête a été entreprise et s'est achevée par l'échec des immanentistes. Quand Nietzsche survient, il prend acte du premier échec de l'immanentisme originel, tel qu'il fut proposé par Spinoza. Schopenhauer s'inscrit dans ce moment, en proposant une voie qui oscille entre le spinozisme et le kantisme (dont il appelait à conserver la première partie de la Critique de la raison pure), et qui prétend résoudre l'aporie kantienne par la volonté absurde. L'échec de Nietzsche se manifeste par la folie. Schopenhauer a accepté l'absurde comme renoncement. En voulant améliorer cet état, Nietzsche a commencé par se moquer, comme s'il pouvait dépasser son vieux maître, puis il s'est abîmé dans la folie, comme expression du discours contradictoire.
Nietzsche le postromantique et immanentiste tardif et dégénéré entendait dépasser le contradictoire par la création de ses propres valeurs. Comme il ne propose pas de nouvelles valeurs, qu'il les annonce seulement, il en vient à présenter, en fin de vie consciente, avant la folie, une distinction contradictoire entre nihilisme et ... nihilisme : nihilisme actif et nihilisme passif. Ce raisonnement circulaire se révèle vicieux en ce qu'il distingue entre deux conceptions identiques, dont le lecteur ne connaîtra jamais la différence notable, après être passé par le stade rituel chez Nietzsche de l'annonce, aussi triomphale que creuse.
Plus encore que l'échec de Nietzsche, la folie exprime l'échec de l'immanentisme à se réformer et à proposer un visage fiable. C'est l'échec du contradictoire à proposer une forme viable. L'immanentisme prend acte, et cherche à rejoindre le renoncement et le fatalisme, dans sa période terminale, ce qu'illustre bien Rosset exhumant Schopenhauer de son relatif oubli après la Seconde guerre mondiale. Les postmodernes de gauche, Deleuze et la clique, desquels Rosset se distingue avec plus de conséquence (dans l'inconséquence et l'irrationalisme), montrèrent ce qu'est l'impuissance du ressentiment en proposant leur nietzschéisme de gauche.
Ce gauchisme gauche consistait à se montrer d'autant plus de gauche que l'on empêche toute possibilité d'action et que l'on rend le discours inopérant : l'on ne risque guère de verser dans les travers du stalinisme, par exemple, puisque la vertu paradoxale de ce discours politique consiste à dissocier le discours vertueux de l'action, à jamais repoussée (comme c'est le cas du gauchisme différant que professait Derrida). Le postmodernisme concorde avec le renoncement de l'immanentisme terminal, qui accepte le conservatisme politique comme nécessité irréfragable et qui pense que le libéralisme constitue la forme acceptable de ce conservatisme.
Le postmodernisme se révèle de teneur plus hypocrite, puisque le discours progressiste se concilie avec l'acceptation du réel tel qu'il est. Le développement du phénomène complotiste indique que l'immanentisme terminal s'est effondré à son tour. Le complotisme professe avoir dépassé avec le caché l'état de contradiction, mais ce faisant, il admet que le dépassement s'établit par la dépossession et par l'acceptation du régime oligarchique : la condamnation de l'oligarchie toute-puissante va de pair avec son acceptation scandaleuse, ce qui constitue le summum du discours contradictoire : haïr le nécessaire!
Pour appuyer sa démonstration, le complotisme explique que son raisonnement est immuable, qu'il a toujours existé, qu'il est oiseux de chercher à théoriser ce qui existe déjà - s'évitant par là de proposer toute tentative de théorisation, qui aboutirait à démentir le complotisme. Le complotisme postule que la loi du plus fort est indépassable. La loi du plus fort s'appuie sur le caché : l'endroit est d'autant plus trouvé qu'il est introuvable. Le complotisme va plus loin que la déconstruction : l'ailleurs reconnaissait encore la possibilité du lieu, même s'il était localisé comme introuvable; tandis que le caché explique posément que l'on n'a pas besoin de recourir aux arguties de l'ailleurs.
Le caché est un lieu qui existe de manière contradictoire! Le complotisme avoue sa faiblesse théorique abyssale, la reconnaissance de la contradiction, qui était encore camouflée dans l'ailleurs des postmodernes de type déconstructeur. Derrida l'agnostique si alambiqué et complexe, qui prétend que les marges sont le centre, que le jeu de mots est le fondement, n'a pas pondu un pur refus de la théorie, tout en laissant entendre que l'on peut philosopher sans philosopher, que la contradiction sera levée plus tard - autour des calendes grecques. Le complotisme masque son incohérence par le refus de l'examen théorique.
Derrida est celui qui prétend avoir résolu la contradiction en la repoussant, comme si différer, c'était résoudre. Le négatif est résolu du fait qu'il sera résolu. Il reste irrésolu. Être, c'est devenir, l'exact opposé de la formule de Nietzsche : "Deviens ce que tu es". L'échec de Nietzsche a engendré le renversement de l'immanentisme, jusqu'à Derrida le posthégélien postmoderne, au sens où l'on ne conserve de la trace nietzschéenne que sa surface, jugée réaliste, et qu'on lui ôte sa texture de postromantisme d'autant plus révolutionnaire qu'elle est contre-révolutionnaire et qu'elle ne dépasse pas le stade du contradictoire. Le réel devient chaos - exclusif.
Derrida précède le complotisme autant qu'il prolonge la métaphysique (via Hegel et la phénoménologie). La métaphysique entendait depuis Aristote justifier de l'irrationalisme en lui intégrant le rationalisme, tandis qu'en fin de chaîne, la démarche derridienne résout le problème métaphysique en décrétant que le rationalisme est devenu - l'ailleurs. Derrida remplace ce qui est par ce qui sera. L'être s'entend au futur, comme le devenir. Derrida estimera avoir révolutionné la philosophie, rejoint par la cohorte des déconstructeurs, notamment au sein des départements de littérature française d'universités américaines.
La reconnaissance que l'entreprise philosophique a échoué est une rengaine de philosophes pour laisser entendre qu'eux au moins ont enfin trouvé. Derrida intervient assez tard dans cette entreprise pour affirmer que lui a réussi là où, entre autres, Aristote ou Descartes auraient échoué. On aurait envie de lancer à la suite du fabuliste : le philosophe jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. Sous-entendu : lui seul avait résolu l'oracle. Mais c'est faux : Derrida a juste usé d'un tour de passe-passe.
Son entreprise révolutionnaire ressortit de la supercherie : avoir remplacé la quête de l'être par le devenir. Les philosophes auparavant essayent de définir l'être pour échapper au devenir. Une philosophie du devenir impliquerait que le chaos puisse constituer le substrat de la pensée et de l'identité. Le complotisme descend encore d'un cran dans l'abaissement qualitatif de la théorie, en substituant à l'ailleurs intenable et hypocrite (prétendant tenir) le caché. L'ailleurs explique que l'être est le devenir. Le caché explique que l'être est le contradictoire - le caché signifie : ce qui est.
Et l'on en arrive à la trouvaille renversante selon laquelle ce qui est n'est pas. Ce serait le moment néo-hégélien de la réconciliation décisive entre l'être et le non-être par l'Etre. Derrida ne surmonte plus, il diffère. Il ne conserve plus que la possibilité de théoriser par ailleurs, temporellement après, en différé, ce qui explique cet attrait pour les marges : le ténu théorique s'intéresse au marginal, tout comme il affirmerait que l'intéressant devient l'inintéressant (le devenir contient la possibilité de la différence non vue et incomprise). Derrida remplace le projet postromantique et nietzschéen de mutation impossible par la démarche de différance.
Derrida est un anti-nietzschéen, qui substitue au culte du présent, que déclare un Nietzsche, comme seule forme du réel, la projection indéfinie dans le futur. Derrida est un métaphysicien terminal, alors que Nietzsche est un immanentiste. En outre, Nietzsche est un styliste racé, quoique parfois emporté (trop exubérant, presque grandiloquent); tandis que Derrida est un jargonneur abscons et amphigourique, qui n'a jamais été compris pour la raison qu'il écrit incompréhensible. A quoi sert de se piquer de sens, alors que ce qui compte n'est pas le présent - mais le futur? A la limite, il vaut mieux biffer le présent, puisque seul compte le futur.
Le refus du sens est conséquent dans le projet de déconstruction. Le sens est ailleurs : ici et maintenant, il mérite d'être absent. Le complotisme ne s'embarrasse pas de possibilité, même impossible. Il réalise le coup de force théorique : la vérité est cachée. Aucune série n'avait osé s'embarquer dans pareil délire. Une fameuse série télévisée plaida en guise d'annonce que la vérité est ailleurs, pour proposer un format oscillant entre fantastique et paranormal. Cette identité en dit long sur la teneur en réel de la déconstruction. Le complotisme est contraire à la théorisation et constitue de ce fait l'acmé de l'obscurantisme.
Ce qui est caché est caché en ce qu'il ne peut être subsumé, rendu visible, extirpé de son état de caché. Dès lors, ce qui compte, c'est de remplacer la théorie par l'enquête impossible. La manie d'enquête du complotisme rejoindrait la folie inquisitoriale propre au paranoïaque. Il faut enquêter séance tenante, pour découvrir, non qu'il n'y a rien à découvrir, mais que l'important est le caché. Une fois le caché atteint, l'enquête doit être abandonnée. Le caché est le stade ultime de la connaissance en ce qu'il est indicible, incompréhensible, mystérieux.
Le caché remplace le non-être, avec cette inflexion que le non-être est indicible, selon Descartes, jusqu'à Bergson, quand le caché est indéfiniment dicible, à condition de n'en rien dire. Le désespoir que charrie le complotisme tient à cette propension, au fond cohérente, de multiplier les commentaires pour dire que dire revient à ne rien dire, et que ne rien dire, c'est dire. Au final, le lecteur lucide est désespéré et frustré de ne jamais découvrir quoi que ce soit d'autre que le mystère, soit le report du sens, non pas vers l'ailleurs, mais vers l'impossible. Impossible de découvrir l'identité qui se cache derrière le caché, puisque le propre du caché est de proposer l'identité de l'inidentifié.
Alors que les commentaires complotistes ressassent que la vérité n'existe pas et existe, les commentaires déconstructeurs eux expliquent que la vérité existe bel et bien, puisqu'elle est ailleurs. En attendant, le complotisme est cette maladie qui explique que tout soit complot, caché, et que l'important dans la quête soit l'enquête, à condition qu'elle se révèle impossible et inaboutie. Le complotiste est cet enquêteur qui se flatterait de proposer des conclusions inachevées, mystérieuses, fort de son principe selon lequel l'impossible est la vérité. L'impossible désigne le contradictoire.
Pas question de sombrer pour autant dans l'autre maladie du siècle, consistant à nier les complots effectifs sous prétexte de complotisme, et à se placer du côté du plus fort, peut-être pour ne plus se poser de questions et vivre à la Calliclès. Alors que le dénonciateur de complots (comme dans le 911) dénoncent les complots pour remettre le cours de la société à l'endroit et en finir avec la spirale négative, le complotiste se garde d'autant plus de trouver des responsables aux complots qu'il s'enferre dans la dénonciation des complots et ne veut pas en sortir.
L'horizon du complot est indépassable selon le complotiste, alors que selon le dénonciateur de complot, il faut sortir de cette crise pour recouvrer la bonne santé politique et culturelle. Rien de mystérieux au complot, sinon qu'il exprime la crise, et que le plus important est d'en revenir aux idées, pas de s'arrêter sur des individus. Le complotiste bloque sur les individus et leur accorde plus d'importance qu'aux idées. Raison de son enfermement mental et de la jouissance qu'il prend à se complaire dans le cercle vicieux : s'il en sortait, il se retrouverait plongé dans l'angoisse maximale de l'impossible.