dimanche 28 avril 2013

Le principe d'irresponsabilité

Si l'on peine tant à trouver des responsables au complot, c'est parce qu'aucun comploteur qui participe au complot n'est au niveau du complot qu'il fomente. Il lui est inférieur : l'auteur est inférieur à l'événement qu'il provoque, presque étranger. Et même si on étend la responsabilité (judiciaire) à un groupe plus ou moins étendu, on arrive au constat étrange selon lequel le complot engendre l'abrogation du principe de responsabilité. Non qu'il n'existe aucun responsable, mais qu'aucun accusé, aussi sérieux soient les éléments de l'accusation, ne se trouve au niveau d'endosser la responsabilité directe de l'acte. Les responsables sont irresponsables : indirects et partiels.
Le complot aboutit à la dissémination du principe de responsabilité, dans lequel les responsables agissent pour des sous-motifs, sans posséder le motif d'ensemble, comme si la responsabilité se dissolvait. Raison pour laquelle aucun impliqué ne correspond au commanditaire authentifié, qui présente la pleine conscience de ses actes et qui ait ourdi le complot, en ayant conscience des enjeux et avec des motifs qui ont engendré l'effet. Le constat auquel on parvient quand on étudie des complots d'Etat, c'est que ceux qui complotent ne sont jamais au niveau de l'événement qu'ils déclenchent. Ils ont juste des intentions tronquées, qui les poussent à participer à l'événement, sans pouvoir être commanditaires au sens de responsables; de telle sorte que le complot, qui a bien eu lieu, se trouve à l'examen dépourvu de commanditaires et de responsables plein et entiers.
Ceux que l'on retrouve, outre qu'ils se sont cachés par faiblesse (manque de pouvoir et non toute-puissance comme l'estiment les complotistes), ne font jamais montre que d'éléments de préméditation, de telle sorte que l'accusation éprouve les pires difficultés à désigner des responsables et ne trouvent que des sous-fifres. Cette parcellarité allant de pair avec la partialité explique pourquoi le complotisme se répand quand les complots prolifèrent, pour les expliquer de manière déformée, en restaurant une cohérence tapie dans le mal, alors que s'ils surgissent en période de crise, c'est parce que les comploteurs, faibles, perdent leur pouvoir.
L'édification du complot ne dépend pas de la volonté de tel ou tel individu, voire de tel ou tel groupe. Il n'existe pas de responsables pleins et entiers, qui causalement puissent se trouver accusés. Au contraire, toute recherche sérieuse tombe sur des éléments épars et brisés. On désigne des responsables troubles, flous, cachés, approximatifs, parce qu'on veut restaurer le principe de responsabilité. Si l'on a autant de mal à proposer des accusés valables, c'est parce que ces derniers n'existent pas. Les temps de crise sont des temps de déresponsabilisation.
L'accusation est défaillante, parce que la vérité est défaillante. La responsabilité de ces accusés n'est pas forcément à remettre en question, mais est limitée et inférieure, au sens où l'accusé pour être le commanditaire devrait avoir un niveau de causalité suffisant pour ourdir le complot. La causalité se révèle au contraire inférieure : les comploteurs n'ont pas le niveau pour préparer et effectuer le complot, ou le faire effectuer, ils ne peuvent qu'y avoir participé, si bien qu'une enquête approfondie conclurait que les accusés retenus n'ont que des responsabilités partielles et que les soupçons initiaux leur accordent trop d'importance, que la conséquence est privée de cause directe et explicable.
Comment expliquer ce prodige? C'est comme si un livre se trouvait privé d'auteur, au sens où l'auteur désigne le garant. Les enquêteurs sont formels, sans pouvoir expliquer ce prodige : pas d'auteur au livre, seulement des collaborateurs qui ont collaboré à telle ou telle partie, qui ont permis telle tâche d'écriture, tel renseignement, sans qu'aucune enquête ne puisse déterminer un ou plusieurs auteurs au livre. Pourtant, le livre est édité. L'on peut témoigner de son existence, et il est impossible d'admettre qu'il se soit écrit tout seul ou par l'opération du miracle surnaturel. Mais pas d'auteur à la production.
Comment un effet peut-il se trouver dénué de cause? Ne serait-ce pas, contre la réponse kantienne, que la provocation humienne se trouve justifiée? Comment un événement peut-il se révéler dénué d'auteur, qui implique que tout effet découle d'une cause principale et justifiable? Déjà, le complot n'est pas une action supérieure, mais dénote l'infériorité d'une mentalité. C'est une mentalité qui conduit à l'éparpillement de l'action, soit à son amoindrissement. Le complot signale la dépréciation du milieu et ne surgit pas comme l'effet d'une cause caché (un groupe influent et stable), mais comme l'effet déprécié et éclaté (tel la myriade) d'une mentalité dont la propre est d'être dépourvu d'auteur autant que de causalité.
Quand l'observateur non complotiste essaye d'analyser un complot avéré, il est frappé par l'absence d'auteurs, et de compréhension de ce que les comploteurs perpètrent vraiment, derrière leurs intentions crapuleuses. Les comploteurs pensent être des gens puissants, qui agissent pour changer le cours des événements et conserver leur pouvoir. Ils agissent avec d'autant plus de précipitation qu'ils précipitent leur chute - et le changement de pouvoir. La mise en place d'un complot d'Etat révèle que les élites s'effondrent par leur faiblesse, qu'elles sont incapables d'organiser des événements dont elles sont les auteurs, autant qu'elles en gardent la maîtrise.
Éperdues, elles tentent de surseoir à leur effondrement et de prolonger leur domination dans la mesure où elles accélèrent plutôt le processus de leur effondrement et de leur disparition. Elles sont irresponsables, au sens où elles ne savent pas ce qu'elles font et aussi, indirectement, où elles n'agissent que pour des sous-but au résultat du complot. Si les complots manquent leur cible, c'est parce que les complots ne sont pas dirigés par des acteurs qui ont pleine conscience de leurs actes, mais découlent d'acteurs inférieurs et morcelés.
Si la cause doit être inférieure à l'effet pour être cause, l'objet doit avoir un lien uni et constant (en ce sens un avec l'effet, alors qu'en l'occurrence il s'avère morcelé. L'infériorité n'est pas la caractérisation pertinente, car toute cause est inférieure à son effet, dans un monde anti-entropique - étant précisé que seuls les effets majeurs te pérennes sont pris en compte. L'infériorité morcelée s'oppose à l'infériorité unie : l'infériorité morcelée produit des effets destructeurs, au sens où il n'existe pas de lien et où l'on observe le phénomène fascinant et déstabilisant de la déstructuration, dans laquelle un objet sans cause est observable; tandis que l'infériorité unie permet une croissance de l'effet relié à sa cause, parce que pour accomplir la croissance, l'on a besoin d'une union constante entre les parties, de telle sorte que le phénomène d'enversion soit efficient et relie l'initial au dernier terme, provisoire et non ultime.
La philosophie que défend Hume est empirique, au sens où il n'est pas possible dans cette configuration de réel d'accorder de sens au-delà des sens. Le sens : le réel est un et unifié; les sens : le réel est multiple. Dès lors, la multiplicité empêche d'aller au-delà de l'immédiat. Les agrégats hasardeux qui en résultent et qui forment par associations des éléments plus importants donnent l'illusion d'une certaine continuité. Mais cette continuité est hasardeuse : elle repose sur l'absence de cause. Hume retient l'hypothèse de l'infériorité morcelée. Ce qui fait que la philosophie de Hume ne peut expliquer la continuité du monde, cette pérennité qu'il attribue au hasard dans un réflexe paresseux.
L'absence de cause n'est conciliable qu'avec un réel chaotique, qui ne peut être théorisé de manière générale et universelle. On comprend que Hume passe pour le critique de la métaphysique cartésienne et que c'est contre Hume que Kant tentera de répondre (en vain, car le point de vue de Kant est enraciné dans la métaphysique et en épouse le principal vice : l'irrationalisme fondamental, allié avec le rationalisme délimité, étriqué). L'irrationalisme est l'acausalisme. La raison cherche à trouver des causes et, si elle patine dans ce maelström d'effets, au point de peiner à édicter le mécanisme de causalité, n'est-ce pas Kant, c'est du fait de cette confusion entretenue que la dégradation lente du rationalisme se poursuit, que l'irrationalisme gagne du terrain, et qu'au final on en vient à proposer des aberrations comme le complotisme.
Le complotisme exprime l'état terminal de la représentation, quand elle essaye de compenser l'irrationalisme triomphant, l'état chaotique d'oligarchie, par une volonté toute-puissante, dont on est obligé de compenser le caractère impossible (donc irrationnel) par le caché, qui est une variante de l'ailleurs cher à Derrida. Il ne s'agit pas d'un caché qui peut être rendu visible, comme c'est le cas avec les découvertes scientifiques; mais de caché introuvable et invisible, qui équivaut à l'ailleurs en plus oppressant. L'ailleurs évoque le long terme, quand le caché désigne l'ici et le maintenant contradictoire. La contradiction est impossible à éventer avec le lointain de l'ailleurs, ce qui explique que le projet de Derrida n'est ni réfutable, ni prouvable; tandis que le complotisme peut être réfuté parce que s'il est aisé de démonter que le caché existe au sein du réel, il est encore plus évident que ce caché ne saurait receler comme caractéristique continue l'indécouvrable.

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