vendredi 5 avril 2013

Cacher ce sens que je ne saurais voir...

Le complotisme voudrait faire croire que le réel est lié par la volonté et qu'en conséquence, il peut prévoir et changer le réel; tandis que les dénonciateurs du complotisme proposent en lieu et place de la volonté prévisible (traçable) le hasard inexplicable. Comme la volonté ne peut tout lier de manière visible, et que, finie, elle se heurte à ce que le problème classique nomme l'infini, le complotisme recourt au caché, tout-puissant et maléfique, pour l'expliquer sans recourir au rationnel - expliquer par l'inexplicable. La volonté ne dispose pas du pouvoir de tout expliquer, ce qu'illustre la caractérisation qu'en propose Schopenhauer : l'absurde.
L'immanentisme adhère au hasard anti-explicatif, comme Rosset le développe depuis la Logique du pire. La différence entre l'immanentisme et l'ontologie, c'est que la première conception du lien est donnée, tandis que le lien classique tend vers le constant progrès, ce qu'illustre la conception du dialogue selon Platon. Le lien donné de Schopenhauer est faible : l'absurde. Schopenhauer n'est pas un immanentiste pur, dans la filiation du spinozisme, mais il n'est pas l'éducateur de Nietzsche pour rien. Schopenhauer remplace le désir par la volonté, au sens où la volonté est une faculté plus intellectuelle  que le désir, plus métaphysique, porteuse d'une tonalité universelle, applicable au réel, et plus seulement à la sphère humaine.
Schopenhauer opère un compromis entre l'immanentisme spinoziste et la métaphysique rénovée de mouture cartésienne, en cherchant à identifier une faculté humaine qui soit applicable à l'ensemble du réel, surtout au réel non humain. Les réserves de Nietzsche à l'égard de son maître s'expliquent parce que Nietzsche entend révolutionner le monde de l'homme et trouve dans le désir un moyen d'opérer son ambition étrange, conciliant de manière contradictoire le réel tel qu'il est et la mutation de ce réel caractérisé autour de l'ici et du maintenant. Schopenhauer révolte son disciple, en proposant l'extinction du désir, du fait que le désir se cantonne à la sphère humaine, alors que la volonté relierait l'homme au réel, en donnant au réel une connotation aveugle et impersonnelle qui rejaillit sur l'homme.
Nietzsche choisit le désir parce qu'il est moins intellectuel que la volonté. Schopenhauer en choisissant la volonté se condamne à relier le monde de l'homme au réel, tandis que Nietzsche peut se permettre de décréter que ce qui importe pour se montrer réaliste (vivre dans le réel) n'est pas de s'occuper de définir l'intégralité du réel, seulement de délimiter une partie qui soit vivable selon les normes du désir. Nietzsche rejette Schopenhauer pour excès de rationalisme, y compris à tonalité absurde, ce qui indique que le rationalisme de prolongement humaniste devient centré sur l'homme exclusif et dérive en une conception qui n'est pas pérenne (l'absurde).
Le complotisme réagit à l'insuffisance de Schopenhauer et plus encore à la réfutation immanentiste (l'obnubilation du désir au détriment du réel), en restaurant le lien entre réel et monde de l'homme. Le complotisme considère que seul l'homme peut changer le réel. D'où la toute-puissance qui est affectée au caché dans cette théorisation bancale : le caché joue le rôle, plus encore que du lien entre l'homme et le réel, de l'endroit qui expliquerait le réel. Endroit d'autant plus parfait qu'il est insaisissable : comment expliquer que ce qui est caché explique le visible, quand bien même un tel endroit serait concevable?
Du coup, le caché est délirant. C'est l'ailleurs introuvable, le rétablissement du principe de contradiction dans le raisonnement. Le complotisme rétablit le délire, selon lequel l'homme est capable de diriger le réel, de le prévoir, de le contrôler, de l'organiser. Il ne s'agit pas d'une pensée d'émancipation, mais d'enfermement, de légitimation de la domination. Si l'on estime la domination maléfique, on la pare du critère de toute-puissance. Le réel est réputé fonctionner grâce au complotisme. On surinterprète l'influence des dominateurs, tandis qu'on condamne la société à disparaître, pris dans la contradiction intenable.
Le complotisme est cette maladie de la pensée, qui repose sur le pseudo-raisonnement contradictoire. S'il s'agit de démystifier le fonctionnement du complotisme, il convient aussi de rappeler que la critique qui tend à occulter les complots sous l'amalgame du complotisme est une apologie de la loi du plus fort, souvent lancée par des cabinets au service d'intérêts oligarques, propagée par des journalistes et écrivains fascinés par la loi du plus fort, et estimant qu'ils font partie de la puissance en lui servant de relais.
Du coup, les deux attitudes antagonistes se révèlent alliées du fait qu'elles se situent sur le même plan. Toutes les deux contribuent à oeuvrer pour la loi du plus fort, sans s'aviser que leur stratégie n'est pas maîtrisée de part en part : la mentalité du plus fort repose en définitive sur l'inconscience. Elle se dessaisit de la dimension supérieure de son expression, qui est créatrice en ce qu'elle permet la croissance et le progrès. Le plus fort tend vers l'autodestruction, par cette raison même qu'il se veut le plus fort. Le complotisme exprime le moment où la mentalité du plus fort ne cherche plus à trouver une expression qui soit viable et exprime le pérenne. Elle pare au plus pressé et admet ne pas pouvoir tenir longtemps.
Auparavant, cette quête a été entreprise et s'est achevée par l'échec des immanentistes. Quand Nietzsche survient, il prend acte du premier échec de l'immanentisme originel, tel qu'il fut proposé par Spinoza. Schopenhauer s'inscrit dans ce moment, en proposant une voie qui oscille entre le spinozisme et le kantisme (dont il appelait à conserver la première partie de la Critique de la raison pure), et qui prétend résoudre l'aporie kantienne par la volonté absurde. L'échec de Nietzsche se manifeste par la folie. Schopenhauer a accepté l'absurde comme renoncement. En voulant améliorer cet état, Nietzsche a commencé par se moquer, comme s'il pouvait dépasser son vieux maître, puis il s'est abîmé dans la folie, comme expression du discours contradictoire.
Nietzsche le postromantique et immanentiste tardif et dégénéré entendait dépasser le contradictoire par la création de ses propres valeurs. Comme il ne propose pas de nouvelles valeurs, qu'il les annonce seulement, il en vient à présenter, en fin de vie consciente, avant la folie, une distinction contradictoire entre nihilisme et ... nihilisme : nihilisme actif et nihilisme passif. Ce raisonnement circulaire se révèle vicieux en ce qu'il distingue entre deux conceptions identiques, dont le lecteur ne connaîtra jamais la différence notable, après être passé par le stade rituel chez Nietzsche de l'annonce, aussi triomphale que creuse.
Plus encore que l'échec de Nietzsche, la folie exprime l'échec de l'immanentisme à se réformer et à proposer un visage fiable. C'est l'échec du contradictoire à proposer une forme viable. L'immanentisme prend acte, et cherche à rejoindre le renoncement et le fatalisme, dans sa période terminale, ce qu'illustre bien Rosset exhumant Schopenhauer de son relatif oubli après la Seconde guerre mondiale. Les postmodernes de gauche, Deleuze et la clique, desquels Rosset se distingue avec plus de conséquence (dans l'inconséquence et l'irrationalisme), montrèrent ce qu'est l'impuissance du ressentiment en proposant leur nietzschéisme de gauche.
Ce gauchisme gauche consistait à se montrer d'autant plus de gauche que l'on empêche toute possibilité d'action et que l'on rend le discours inopérant : l'on ne risque guère de verser dans les travers du stalinisme, par exemple, puisque la vertu paradoxale de ce discours politique consiste à dissocier le discours vertueux de l'action, à jamais repoussée (comme c'est le cas du gauchisme différant que professait Derrida). Le postmodernisme concorde avec le renoncement de l'immanentisme terminal, qui accepte le conservatisme politique comme nécessité irréfragable et qui pense que le libéralisme constitue la forme acceptable de ce conservatisme.
Le postmodernisme se révèle de teneur plus hypocrite, puisque le discours progressiste se concilie avec l'acceptation du réel tel qu'il est. Le développement du phénomène complotiste indique que l'immanentisme terminal s'est effondré à son tour. Le complotisme professe avoir dépassé avec le caché l'état de contradiction, mais ce faisant, il admet que le dépassement s'établit par la dépossession et par l'acceptation du régime oligarchique : la condamnation de l'oligarchie toute-puissante va de pair avec son acceptation scandaleuse, ce qui constitue le summum du discours contradictoire : haïr le nécessaire!
Pour appuyer sa démonstration, le complotisme explique que son raisonnement est immuable, qu'il a toujours existé, qu'il est oiseux de chercher à théoriser ce qui existe déjà - s'évitant par là de proposer toute tentative de théorisation, qui aboutirait à démentir le complotisme. Le complotisme postule que la loi du plus fort est indépassable. La loi du plus fort s'appuie sur le caché : l'endroit est d'autant plus trouvé qu'il est introuvable. Le complotisme va plus loin que la déconstruction : l'ailleurs reconnaissait encore la possibilité du lieu, même s'il était localisé comme introuvable; tandis que le caché explique posément que l'on n'a pas besoin de recourir aux arguties de l'ailleurs.
Le caché est un lieu qui existe de manière contradictoire! Le complotisme avoue sa faiblesse théorique abyssale, la reconnaissance de la contradiction, qui était encore camouflée dans l'ailleurs des postmodernes de type déconstructeur. Derrida l'agnostique si alambiqué et complexe, qui prétend que les marges sont le centre, que le jeu de mots est le fondement, n'a pas pondu un pur refus de la théorie, tout en laissant entendre que l'on peut philosopher sans philosopher, que la contradiction sera levée plus tard - autour des calendes grecques. Le complotisme masque son incohérence par le refus de l'examen théorique.
Derrida est celui qui prétend avoir résolu la contradiction en la repoussant, comme si différer, c'était résoudre. Le négatif est résolu du fait qu'il sera résolu. Il reste irrésolu. Être, c'est devenir, l'exact opposé de la formule de Nietzsche : "Deviens ce que tu es". L'échec de Nietzsche a engendré le renversement de l'immanentisme, jusqu'à Derrida le posthégélien postmoderne, au sens où l'on ne conserve de la trace nietzschéenne que sa surface, jugée réaliste, et qu'on lui ôte sa texture de postromantisme d'autant plus révolutionnaire qu'elle est contre-révolutionnaire et qu'elle ne dépasse pas le stade du contradictoire. Le réel devient chaos - exclusif.
Derrida précède le complotisme autant qu'il prolonge la métaphysique (via Hegel et la phénoménologie). La métaphysique entendait depuis Aristote justifier de l'irrationalisme en lui intégrant le rationalisme, tandis qu'en fin de chaîne, la démarche derridienne résout le problème métaphysique en décrétant que le rationalisme est devenu - l'ailleurs. Derrida remplace ce qui est par ce qui sera. L'être s'entend au futur, comme le devenir. Derrida estimera avoir révolutionné la philosophie, rejoint par la cohorte des déconstructeurs, notamment au sein des départements de littérature française d'universités américaines.
La reconnaissance que l'entreprise philosophique a échoué est une rengaine de philosophes pour laisser entendre qu'eux au moins ont enfin trouvé. Derrida intervient assez tard dans cette entreprise pour affirmer que lui a réussi là où, entre autres, Aristote ou Descartes auraient échoué. On aurait envie de lancer à la suite du fabuliste : le philosophe jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. Sous-entendu : lui seul avait résolu l'oracle. Mais c'est faux : Derrida a juste usé d'un tour de passe-passe.
Son entreprise révolutionnaire ressortit de la supercherie : avoir remplacé la quête de l'être par le devenir. Les philosophes auparavant essayent de définir l'être pour échapper au devenir. Une philosophie du devenir impliquerait que le chaos puisse constituer le substrat de la pensée et de l'identité. Le complotisme descend encore d'un cran dans l'abaissement qualitatif de la théorie, en substituant à l'ailleurs intenable et hypocrite (prétendant tenir) le caché. L'ailleurs explique que l'être est le devenir. Le caché explique que l'être est le contradictoire - le caché signifie : ce qui est.
Et l'on en arrive à la trouvaille renversante selon laquelle ce qui est n'est pas. Ce serait le moment néo-hégélien de la réconciliation décisive entre l'être et le non-être par l'Etre. Derrida ne surmonte plus, il diffère. Il ne conserve plus que la possibilité de théoriser par ailleurs, temporellement après, en différé, ce qui explique cet attrait pour les marges : le ténu théorique s'intéresse au marginal, tout comme il affirmerait que l'intéressant devient l'inintéressant (le devenir contient la possibilité de la différence non vue et incomprise). Derrida remplace le projet postromantique et nietzschéen de mutation impossible par la démarche de différance.
Derrida est un anti-nietzschéen, qui substitue au culte du présent, que déclare un Nietzsche, comme seule forme du réel, la projection indéfinie dans le futur. Derrida est un métaphysicien terminal, alors que Nietzsche est un immanentiste. En outre, Nietzsche est un styliste racé, quoique parfois emporté (trop exubérant, presque grandiloquent); tandis que Derrida est un jargonneur abscons et amphigourique, qui n'a jamais été compris pour la raison qu'il écrit incompréhensible. A quoi sert de se piquer de sens, alors que ce qui compte n'est pas le présent - mais le futur? A la limite, il vaut mieux biffer le présent, puisque seul compte le futur.
Le refus du sens est conséquent dans le projet de déconstruction. Le sens est ailleurs : ici et maintenant, il mérite d'être absent. Le complotisme ne s'embarrasse pas de possibilité, même impossible. Il réalise le coup de force théorique : la vérité est cachée. Aucune série n'avait osé s'embarquer dans pareil délire. Une fameuse série télévisée plaida en guise d'annonce que la vérité est ailleurs, pour proposer un format oscillant entre fantastique et paranormal. Cette identité en dit long sur la teneur en réel de la déconstruction. Le complotisme est contraire à la théorisation et constitue de ce fait l'acmé de l'obscurantisme.
Ce qui est caché est caché en ce qu'il ne peut être subsumé, rendu visible, extirpé de son état de caché. Dès lors, ce qui compte, c'est de remplacer la théorie par l'enquête impossible. La manie d'enquête du complotisme rejoindrait la folie inquisitoriale propre au paranoïaque. Il faut enquêter séance tenante, pour découvrir, non qu'il n'y a rien à découvrir, mais que l'important est le caché. Une fois le caché atteint, l'enquête doit être abandonnée. Le caché est le stade ultime de la connaissance en ce qu'il est indicible, incompréhensible, mystérieux.
Le caché remplace le non-être, avec cette inflexion que le non-être est indicible, selon Descartes, jusqu'à Bergson, quand le caché est indéfiniment dicible, à condition de n'en rien dire. Le désespoir que charrie le complotisme tient à cette propension, au fond cohérente, de multiplier les commentaires pour dire que dire revient à ne rien dire, et que ne rien dire, c'est dire. Au final, le lecteur lucide est désespéré et frustré de ne jamais découvrir quoi que ce soit d'autre que le mystère, soit le report du sens, non pas vers l'ailleurs, mais vers l'impossible. Impossible de découvrir l'identité qui se cache derrière le caché, puisque le propre du caché est de proposer l'identité de l'inidentifié.
Alors que les commentaires complotistes ressassent que la vérité n'existe pas et existe, les commentaires déconstructeurs eux expliquent que la vérité existe bel et bien, puisqu'elle est ailleurs. En attendant, le complotisme est cette maladie qui explique que tout soit complot, caché, et que l'important dans la quête soit l'enquête, à condition qu'elle se révèle impossible et inaboutie. Le complotiste est cet enquêteur qui se flatterait de proposer des conclusions inachevées, mystérieuses, fort de son principe selon lequel l'impossible est la vérité. L'impossible désigne le contradictoire.
Pas question de sombrer pour autant dans l'autre maladie du siècle, consistant à nier les complots effectifs sous prétexte de complotisme, et à se placer du côté du plus fort, peut-être pour ne plus se poser de questions et vivre à la Calliclès. Alors que le dénonciateur de complots (comme dans le 911) dénoncent les complots pour remettre le cours de la société à l'endroit et en finir avec la spirale négative, le complotiste se garde d'autant plus de trouver des responsables aux complots qu'il s'enferre dans la dénonciation des complots et ne veut pas en sortir.
L'horizon du complot est indépassable selon le complotiste, alors que selon le dénonciateur de complot, il faut sortir de cette crise pour recouvrer la bonne santé politique et culturelle. Rien de mystérieux au complot, sinon qu'il exprime la crise, et que le plus important est d'en revenir aux idées, pas de s'arrêter sur des individus. Le complotiste bloque sur les individus et leur accorde plus d'importance qu'aux idées. Raison de son enfermement mental et de la jouissance qu'il prend à se complaire dans le cercle vicieux : s'il en sortait, il se retrouverait plongé dans l'angoisse maximale de l'impossible.

Aucun commentaire: