vendredi 12 avril 2013

Le nihiliste qui voulait être conséquent

Cette note fait suite à l'article que le diariste Roland Jaccard a consacré à Caraco dans le Causeur du mois d'avril et qu'il a repris sur son blog :
http://www.rolandjaccard.com/blog/?p=3487

Caraco s'est pendu peu de temps avant que je naisse. Il pourrait relever du génie tutélaire pour ma génération. Il est à ma connaissance le seul écrivain qui ait ambitionné d'être un nihiliste conséquent. Démocrite avait tenté, mais c'était un savant, plutôt physicien - et il rata. Loin d'être marginal, le nihilisme est le processus originaire de la philosophie. Majeur, mélangé, souterrain, incompris, réduit à une forme idéologique délirante et infime, il n'est pas reconnu par les historiens, parce que la tradition ne nous apprend à identifier que ce qui est visible, et que le propre du nihilisme est de reposer sur le déni.
S'il mérite d'être subsumé, sa non-reconnaissance selon les critères historiques est logique : il faut changer de paradigme pour reconnaître ce qui ne se revendique pas. La meilleure preuve de l'existence du nihilisme philosophique tient dans l'histoire de la métaphysique, qui occupe une place non négligeable dans l'histoire de la philosophie : Aristote explique dans la Métaphysique que l'être fini côtoie le non-être et propose l'union des deux par le multiple, une option aussi originale que peu cohérente (donc qu'il ne développa pas).
La suite de l'histoire laisse entendre que la métaphysique serait guidée par le souci du réalisme. Mais elle ne tient que grâce au silence du non-être, à partir d'une théorie que l'on se garde de dépoussiérer, à condition que l'on se penche avec méticulosité et rigueur sur l'être. Ce procédé, forgeant la philosophie sur le non-dit, sous-entend que le non-dit rendrait plus réel le dit. Avec la rénovation métaphysique, Descartes renforce encore le déni en décrétant que le terrain du non-être devient le miraculeux (le mélange de l'irrationnel). Il joue sur le paradoxe selon lequel ce qui est non-être n'existe pas - existe en n'existant pas. Il explique que l'on ne peut rien dire sur le non-être.
Rien à dire de cette réalité qui affirmerait sa non-existence. Bergson renforcera le dispositif, dans lequel dire que quelque chose n'existe pas revient à reconnaître son existence paradoxale. Les penseurs affiliés à la métaphysique diffèrent de Caraco en ce qu'ils mélangent dans leur production philosophique le transcendantalisme avec le nihilisme. La métaphysique n'est ni du nihilisme, ni de l'ontologie. C'est un compromis. Elle reprend en compléments les deux conceptions antagonistes, pour forger une synthèse qui clôture l'ardue quête de la connaissance (ainsi que l'y entendait Aristote, en annonçant la fin de la philosophie).
Caraco, lui, professe son nihilisme. Il répudie cette tradition de la métaphysique et estime que l'on peut être nihiliste à visage découvert. Son suicide indique que le nihilisme ne peut être un programme conséquent. Quelle serait la filiation de Caraco? Dans l'Antiquité, Démocrite l'atomiste s'attache à bâtir un système nihiliste qui considérerait que la philosophie serait du bavardage et que la dimension physique suffirait pour rendre compte du réel. La faillite de cette conception, qui aboutit à l'inconséquence philosophique, indique que le physique ne relate du réel qu'un domaine trop restreint, qui ne peut en rendre compte.
A l'époque moderne, les penseurs qui intègrent le nihilisme à leurs raisonnements privilégient la forme moraliste, dans le prolongement des moralistes français. Les moralistes pourraient être tenus pour les prolongateurs des sophistes. Il s'agit de proposer une forme ramassée, synthétique, qui rende compte du vécu de l'écrivain. Si les moralistes classiques ne sont pas des nihilistes explicites, bien qu'ils en manifestent certaines caractéristiques, comme la propension à l'impitoyable, Chamfort montre par son désespoir que le nihilisme pourra s'en réclamer pour proposer une forme qui soit conséquente : non plus la forme physique, mais l'analyse psychologique et comportementale.
Que Nietzsche se réclame des moralistes français avec admiration constante (ce qui est rare chez lui) se comprend, au sens où, avant de sombrer dans la folie, il joue le nihilisme divin contre le nihilisme réactif, dénonçant et louant à la fois le nihilisme. Nietzsche sombre dans la folie peu de temps après cette manie circulaire. Il essaie de dépasser la contradiction, mais on voit que dans sa conception :
1) il reprend la forme moraliste, ce qui donne l'écriture par le fragment;
2) il cherche à fonder une forme viable à l'immanentisme comme expression du nihilisme divin.
Les moralistes corrigent l'inflexion des sophistes, en particulier de Gorgias pour ce qu'on possède de lui. Au lieu de proposer que le savoir est la forme du pouvoir la plus évoluée - c'est Protagoras qui aurait composé la constitution de Thiouroi, colonie athénienne, à la demande de Périclès -, les moralistes ont infléchi la tendance, en considérant que le beau langage n'était pas le lieu du pouvoir, mais le moyen d'analyser la psychologie. La politique du langage passe du littéralisme à son application esthétique.
Nietzsche suit cette mentalité, au sens où l'expression moderne du nihilisme biaisé et partiel passe par ce moralisme littéraire : non de manière délibérée, consciente, réfléchie, programmatique, mais afin de suivre la logique interne au processus nihiliste, qui n'aboutit pas au moralisme, forme bigarrée entre philosophie et littérature, moins métaphysique qu'existentielle (ce qui importe dans l'analyse tient moins au réel qu'à l'existence); mais à l'usage que le nihilisme fait du moralisme, via chez Nietzsche l'immanentisme.
Nietzsche qui cherche vers la fin consciente à se présenter comme nihiliste, mais qui sombre dans la folie au moment où appert son échec de lui trouver une forme cohérente, une définition novatrice, qui corresponde à ce qu'il appelle le nihilisme divin, n'est pas un moraliste, plutôt un philosophe du nihilisme prophétique, qui oscille entre Schopenhauer et les moralistes français. Caraco n'est pas l'héritier direct de Nietzsche, au sens où Nietzsche propose un programme oscillant entre la critique (de la morale, du ressentiment...) et la quête de nouvelles valeurs (le grand renversement de toutes les valeurs, qui il est vrai n'aboutit guère à des découvertes positives et qui explique en partie le basculement maniaque de Nietzsche vers l'aphasie).
La démarche de Caraco s'apparente à une longue déploration - une complainte. Caraco va plus loin que le minimalisme de Nietzsche, qui oscille entre quelques thèmes. Bergson pronostiquait que tout bon philosophe est le philosophe d'une ou deux idées? Caraco irait encore plus loin, en se concentrant autour d'une seule idée. Si son cosmopolitisme le rapproche de Schopenhauer, il oscille entre le moralisme et la confession. C'est en ce sens qu'il est philosophe. Chez lui, aucune analyse du réel, aucune préoccupation pour ce qui est étranger à son existence. Un de ses ouvrages pourrait synthétiser les autres : Ma Confession. C'est un titre qui vaut un programme. Alors que le père moderne de la confession, Jean-Jacques Rousseau, utilise le genre pour atteindre la vérité, Caraco procède à une confession monoidéïque, centrée sur la haine.
Il est là, le secret de Caraco : ce misanthrope hait l'existence et prouve la véracité de son sentiment par son moyen ultime : le suicide. Caraco aura attendu la mort de son père pour le suivre. Politesse du désespoir? Être poli, c'est, non pas respecter l'existence d'autrui, mais témoigner de son tragique, selon lequel l'existence est promise à la disparition.
Au passage, le tragique selon Caraco diffère de la conception de Nietzsche. Dans la Naissance de la tragédie, ce dernier définit le tragique comme l'association complémentaire de l'apollinien et du dionysiaque. Caraco jugerait cette distinction superfétatoire : ne conservons de l'existence que son unicité - son inutilité. Caraco est le philosophe de l'authenticité - nihiliste. Quand les Cioran ou Jaccard professe leur nihilisme, le premier penche plus vers le pessimisme et le second vers l'hédonisme.
Caraco est-il nihiliste? Jaccard parle de nihilisme apocalyptique pour qualifier le nihilisme de Caraco. Récapitulons : ceux qui se présentent nihilistes ne le sont pas; ceux qui sont nihilistes ne se présentent pas tels. Le nihilisme est l'expression du déni pour qualifier un mouvement qui reconnaît le non-être en tant que déni. Il s'avère bien plus large que ce que l'on reconnaît comme nihilisme, cette petite mode idéologique mortifère et criminelle, qui surgit à la fin du dix-neuvième siècle et se manifesta par des attentats décadents.
Ce nihilisme considérait encore que le terrorisme avait une valeur politique, alors que le nihilisme philosophique, non reconnu, atavique, et dont le caractère primordial tient au déni, désigne plutôt la tentative paradoxale de vivre dans les bornes de l'être fini en reconnaissant l'existence du non-être. Le modèle dont se réclamerait le nihilisme serait Aristote, qui montre que le nihilisme n'existe pas à l'état pur - sauf en des cas exceptionnels de crise.
Le nihilisme, loin de détruire, constitue le moyen d'isoler de l'être, au sens chimique, comme s'il fallait l'adjonction du non-être pour précipiter la reconnaissance de l'être. Le nihilisme constituerait le moyen paradoxal de se montrer le plus réaliste possible, détruire pour tenir et définir. Le nihilisme reprocherait au courant transcendantaliste de se montrer idéaliste au sens de la critique nietzschéenne : se mouvoir dans l'illusion quand il décèle de l'être au-delà de ce qui est ici et maintenant, de ce qui est présent.
Le nihilisme décrète qu'il est l'école du réel, quand le transcendantalisme objecte qu'il est plutôt l'école de la destruction. Aristote se concentrait sur l'être seul. Et Caraco? Il développe l'idée selon laquelle l'ordre se construit par le désordre, et qu'il faut des périodes de sacrifice et de renouvellement, de régénération, pour que l'être se reforme. L'homme se trouve ainsi, non pas à la fin de son temps, mais à la fin d'une époque. Caraco ne se montre pas en contradiction avec ses propos, lui qui écrit pour la postérité.
Il reconnaît le néant. Il se suicidera. Caraco a voulu être un nihiliste conséquent, un moraliste du désespoir, qui préfère mourir que vivre, et qui estime que la seule chose qui vaut la peine d'être consignée, surtout dans une période de crise, c'est cette idée. D'où l'idée fixe. Mais que désigne le nihilisme de Caraco sachant que la conséquence du nihilisme est interne? Caraco s'étant suicidé a suivi cette cohérence interne. Mais il n'a pas suivi le lien externe.
Il arbore le panel de la conséquence interne : il est raciste, colonialiste, misogyne et misanthrope, déteste le sexe, hait le réel et finira par se suicider. Sa politesse n'est pas une preuve de contradiction : est poli celui qui sait que la seule règle sociale qui soit est la politesse. En dehors, c'est le chaos intenable. Ce n'est pas par manque de logique interne que pèche Caraco, et c'est même pour cette raison qu'il engendre une certaine fascination. Il fascine en ce qu'il est conséquent à moitié et il révulse du fait que sa conséquence interne ne se conforme pas avec son extérieur.
Des adeptes de la méthodes de lecture à la Céline rejetteraient le racisme et le colonialisme de Caraco,  pour retenir son style, si direct et tranchant. Les deux faces expriment les compléments de la même approche : le style exprime la cohérence. Ce qui provoque cette impression de limpidité cristalline, c'est que Caraco est allé au bout de son projet. Il est plus un philosophe qu'écrivain de fiction. Ses meilleurs écrits sont tournés vers la philosophie. Mais c'est un philosophe moraliste, qui va plus loin que Cioran, ce qu'a bien perçu Jaccard.
L'approche radicale de Caraco le pousse vers cette conception dépouillée de la philosophie, au-delà de l'essai, qui marque un ton singulier, l'écriture à la première personne, ne concernant que la subjectivité et ses préoccupations. Caraco est un partisan du monisme subjectiviste, au sens où ne l'intéresse dans l'immanence que ce qui le concerne. Il ne s'embarrasse pas d'autres préoccupations que le caractère inutile de l'existence.
De ce fait, je tiens Caraco pour plus conséquent que Cioran : son geste final en atteste. La première raison pour laquelle il plaît, sa cohérence interne, recoupe la deuxième raison, qui commence mal et englobe la première : Caraco exprime une densité en réel, comme s'il avait perçu quelque chose de particulièrement sombre et désespérant, mais de réel - donc de profond. Pourtant, problème avec cette deuxième raison, Caraco se montre d'autant plus cohérent de l'intérieur qu'il se révèle incohérent dans sa relation avec l'extérieur de sa pensée.
L'approche nihiliste apocalyptique ne s'explique pas par l'anéantissement, la fin du monde, mais par son renouvellement brutal, son remplacement. Caraco serait le prophète de notre grande crise actuelle, qui deviendra peut-être la Grande Crise, mythifiée par l'histoire, comme le fut le Déluge, si les sombres prévisions de Caraco se réalisent. Mais Caraco n'explique pas l'existence du néant, ni ne définit le chaos constructeur, pas davantage son caractère constructeur.
Caraco n'explique pas ce qui tient lieu pour lui d'évidence : le renouvellement. Il crée un antagonisme irrationaliste entre ce qui est et le chaos extérieur à cet être aberrant, postulé comme évidence intuitive. La force interne est la faiblesse générale de Caraco. Caraco est-il nihiliste du fait qu'il se montre cohérent? Son nihilisme qui fait sa force exprime aussi sa faiblesse. Caraco se montre inconséquent dès qu'il quitte les rivages de son existence et qu'il prolonge depuis son existence vers le réel.
On se rend alors compte que ses positions haineuses sont contestables, à partir du moment où elles sont reliées à l'extériorité. C'est pourquoi Caraco fut inaudible et engendra le rejet bien-pensant, jusqu'à ce que la Grande Crise se déclenche et que l'apocalypse devienne envisageable : sa vision du réel est insupportable pour toute personne qui se rend compte, légitimement, que la conséquence interne est parcellaire, voilée, biaisée, et qu'elle débouche sur le monstrueux. D'ailleurs, Jaccard qui professe le nihilisme se garde de défendre le racisme ou le colonialisme de Caraco.
Mais Jaccard est attaché au plaisir de la sociabilité, quand Caraco ne fait pas semblant d'être misanthrope et de rejeter l'activité sexuelle. Là où Schopenhauer fréquentait quelques courtisanes, là où Nietzsche semble avoir contracté la syphilis dans sa fréquentation des prostituées, Caraco est un irréductible qui suit son idée unique et obsessionnelle, et qui accorde l'ensemble des activités avec cette vision implacable.
Du coup, Caraco a semblé inconstant à nombre de lecteurs. A partir du moment où il est l'auteur d'une idée, son oeuvre abondante se révèle inégale, au point que certains estiment que la lecture de Ma Confession suffit à synthétiser le seul thème, qui au mieux revient, au pis s'étiole avec des tentatives narratives médiocres. Caraco annonce le dépérissement de l'écriture narrative et descriptive, qui culmina avec l'âge d'or du roman au dix-neuvième siècle.
Il la remplace par la philosophie moraliste, qui se distingue autant du moralisme psychologisant que du verbiage abscons - qu'un Hegel a produit à l'époque que l'âge d'or du roman. Pour Caraco, il est aussi évident avant les chocs pétroliers que la grande crise arrive qu'il est inutile de produire des efforts pour en sortir. L'homme en sortira, mais ce sera au prix de la disparition des sociétés, des cultures, de ce qui fait l'histoire depuis quelques millénaires. Le rétablissement d'un nouvel âge se fera suite à la nécessité du choc entre le chaos et l'être, qui pourrait se nommer la loi du chaos constructeur.
Si Caraco anticipe sur les thèmes néo-conservateurs, son propos touche à l'ensemble du réel, via l'existence. La question principale découle de la cohérence interne : comment une oeuvre d'autant plus incohérente qu'elle propose la cohérence partielle continue, quarante ans après le suicide de son auteur, à jouer un attrait qui ne peut venir des envolées racistes, colonialistes, misanthropes (et j'en passe)?
L'humour terrible, qui s'attache à la prose de Caraco, est l'indicateur de la qualité. Pourquoi Caraco fait-il rire alors qu'il décrète que Paris est empli de "Nègres et d'Arabes"? Serait-ce l'outrance? Mais elle lasserait davantage qu'elle ne procure de l'intérêt. Si Caraco fait rire, c'est parce qu'il réfute tout type de progrès, qui, dans un ordre immuable, ne peut qu'être débilitant et se trouve condamné au remplacement.
L'immigration africaine constitue un faux progrès, comme tout changement, si ce qui compte est l'immuable et si toute situation est promise à l'extinction. Le colonialisme exacerbé vient du fait que, dans un ordre figé, désespéré et irrespirable (au point qu'il est souhaitable de mourir, alors que Schopenhauer prônait le renoncement face à l'absurde), la domination politique (l'impérialisme) est nécessaire - plus que juste.
Les élans vers l'égalitarisme annoncent, non l'ordre plus juste, mais le déclin et le remplacement. Les idéologies qui annoncent le progrès portent les relents de la décrépitude. Le refus du progrès fait rire quand Caraco se lance dans ses diatribes racistes : il fustige le progrès plus que les Nègres ou les Arabes. L'humour vient de cette jubilation face à la destruction, idée renforcée par le postulat selon lequel l'ordre se constitue au contact violent du chaos, seul changement, externe, au caractère dérisoire.
Caraco touche un point important du réel : le progressisme interne constitue une chimère à l'échelle du réel. L'humour nous aide à comprendre les ingrédients qui empêchent la cohérence interne de voler en éclat face à l'incohérence externe. Caraco part du principe selon lequel personne, surtout pas l'homme, ne peut intenter quoi que ce soit contre la structure antagoniste du réel.
Ce qui reste de Caraco, c'est le prodige d'avoir constitué du réel malgré l'entreprise de dynamitage tous azimuts. Caraco évoquerait ce pistolero qui, détruisant son environnement, réussit l'exploit de construire de l'ordre. Caraco a bâti une oeuvre parce qu'il a senti que la littérature impliquait de découvrir un principe nouveau pour durer. Et ce principe tient dans le monoïdéisme obsessionnel : sans quoi l'idée que produit Caraco volerait en éclat, d'autant qu'elle se révèle contradictoire et qu'elle brille de productions inégales, alourdies de défauts caricaturaux.
Ce n'est pas le côté apocalyptique qui lui donne cette persistance. De même que Caraco énonce que l'apocalypse signifie le remplacement, et non la disparition, de même il montre que l'idée de destruction mène à la régénération. La destruction engendre le réel. Et c'est pour cette raison originale que Caraco accède à la postérité : s'il se contentait de proposer sa cohérence interne, aussi impressionnante soit-elle, il demeurerait ce philosophe contradictoire.
S'il était ce prophète étrange qui annonçait l'apocalypse de ce monde, il n'aurait pas été compris de ses contemporains, trop occupés à profiter des biens de ce monde plutôt que d'envisager sa chute prochaine. Mais il demeurerait figé dans cette finitude, et deviendrait périmé, une fois l'opération de régénération passée. Si Caraco dure, c'est qu'il provoque un effet de réel par l'écriture de la destruction. Au lieu d'anéantir son écriture, tout comme il anéantirait son monde, la profondeur de Caraco tient dans ce paradoxe : créer du réel en prétendant le détruire.
Caraco aurait engendré le chaos constructeur, si cette expression ne désignait l'idée selon laquelle le chaos crée de manière inexpliquée et contradictoire, tandis qu'il serait plus lucide de considérer que la contradiction (et non le chaos) engendre l'ordre. Caraco est le philosophe qui a perçu le premier, situé dans cette époque d'apocalypse imminente, le lien entre la contradiction et l'ordre. Restriction d'importance : Caraco identifie la contradiction comme l'état qui prime sur l'ordre, alors que la contradiction ne peut qu'engendrer l'ordre, de même que l'écriture apocalyptique de Caraco engendre, non son anéantissement, mais la régénération. L'écriture de l'apocalypse est régénératrice.
Pourquoi j'aime Caraco : il annonce que l'anéantissement engendre l'ordre, et non la disparition. Caraco est une bonne nouvelle. Carcao est moins le prophète du déclin que de la renaissance. Mais alors, comment caractériser Caraco par rapport au nihilisme? Loin de le mélanger, comme les métaphysiciens ou les immanentistes, Caraco l'affirme sans ambage. Caraco relèverait-il des pessimistes chics, autour de Cioran, et dont Jaccard est un représentant, lui qui participe à sortir Caraco de sa méconnaissance?
Caraco n'oscille pas entre pessimisme et hédonisme. Alors, s'il n'est ni métaphysicien, ni immanentiste, ni hédoniste-pessimiste, qu'est-il? Son inscription en tant que moraliste donne une indication sur le fond : Caraco va plus loin que Chamfort et propose un style au service d'idées nihilistes. Mais comment un nihiliste pourrait-il avancer découvert - se prévaloir de thèses nihilistes si le propre du nihilisme est d'avancer masqué, ainsi que le revendiquent Aristote, Descartes, Spinoza ou Nietzsche? Caraco survient juste avant la crise. La crise est l'élément qui révèle le nihilisme. Plus le changement est puissant, plus la crise laisse craindre le pire.
La crise révèle le nihilisme au fond de toute pensée, qui a infusé le courant de la métaphysique et son hérésie influente, l'immanentisme. Le nihilisme de crise surgit à l'état brut, avec une agressivité virulente, qui vire au bouffon, malgré l'authenticité du suicide (exemple : trop de racisme sous couvert de déploration). Caraco est un nihiliste de crise, un prophète d'un genre particulier, qui révèle la crise autant qu'il rappelle la religiosité du nihilisme. On parle de ton prophétique pour qualifier le ton de Caraco. Le nihilisme constitue une des deux grandes religions, avec le transcendantalisme. Caraco est bien un prophète, un prophète rationaliste et humain, un prophète qui s'oppose au transcendantalisme et qui finit la corde au cou.
Logiquement? Au moment où il agonisait, il paraît que, veines tailladées et gaz ouvert, il se rendit compte qu'il risquait de faire sauter son immeuble. Ultime politesse, il se traîna pour éviter ce risque, comme s'il indiquait par son geste sinon incompréhensible que son oeuvre était promise à rester - le remplacement impliquait qu'il soit le premier des Mohicans. S'il pensait être le dernier, faire sauter l'immeuble eût été une hypothèse peu compromettante : quitte à disparaître, ne valait-il pas mieux disparaître le plus tôt possible? Mais s'il pensait être le premier, sa dernière politesse était nimbée de prophétie : laisser la possibilité aux générations à venir de découvrir pourquoi son oeuvre fut incomprise de son vivant.

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