mercredi 17 avril 2013

Echec sur toute la ligne

Le complotisme, à distinguer du complot, supposerait la machination hyperconsciente, ou surconsciente, de ses commanditaires ultimes. Or il n'en est rien : le complot présente une structure de mimétisme, qui détruit la possibilité de commanditaires, parce que la volonté, comme Schopenhauer l'enseigne, est absurde. Pas davantage que la volonté, l'intelligence n'a le pouvoir d'ourdir de manière efficace des complots. L'intelligence ne peut commanditer des complots. Elle se tient dans le schéma de Schopenhauer au service de la volonté, dont Schopenhauer note qu'elle est absurde.
Raison pour laquelle des complots sont intentés par des gens intelligents, alors qu'ils manquent leurs intentions : si l'intelligence prédominait sur la volonté, jamais des intelligents n'intenteraient de complots. Mais ce n'est pas par intelligence que l'on fomente des complots, qu'on prend des risques à participer à des actions inavouables : c'est parce qu'on est contraint de le faire, le pied au mur. Le mythe de la volonté absurde ne tient pas : l'avantage principal consiste à reconnaître que l'irrationnel ne peut expliquer le réel, qu'il est contraint de recourir à l'absurde, un synonyme du hasard.
Ce n'est pas parce que la volonté est absurde, ce qui relève de l'anti-explication, que les comploteurs participent au complot. Par contre, c'est la volonté absurde qui engendre le complotisme comme tentative d'explication des complots - et du réel. Du coup, on mesure le caractère bancal des explications tournant autour de l'immanentisme (la volonté absurde se révèle proche du désir spinoziste).
Reprenons :
- les comploteurs agissent par utilitarisme, non volontarisme, ce qui revient à se déposséder de la liberté qu'ils détiennent sur leurs actions. L'utilité se distingue de la volonté en ce que la volonté implique la primauté du sujet actif, quand l'utilité implique une existence extérieure et objective, ce qui reviendra à réifier la volonté et à la déposséder de la personnalisation prêtée au complot, intenté par des commanditaires soi-disant suffisants. De ce fait, la grille d'interprétation immanentiste, ou associée (le désir ou la volonté), ne parvient pas à expliquer le complot en accordant à la volonté une place trop importante;
- les complotistes surinterprètent l'immanentisme. Le complotisme va plus loin que l'immanentisme terminal, au sens où il en constitue la dégénérescence florissante et intenable. Là où l'immanentisme ne s'embarrasse pas d'explication, passant de l'absurde revendiqué à son rejet indifférent pour cause d'inintérêt (ce qui compte, c'est le désir), le complotisme substitue à l'absurde le caché. Mais le caché va au-delà de l'absurde, au sens où il constitue une désignation emplie de contadiction. L'absurde cantonnait à l'interne le sens et le repoussait; le caché le détruit. Raison pour laquelle le complotisme recherche d'autant plus le sens qu'il échoue à proposer quelque hypothèse alternative que ce soit : son but est de monter que le sens étant caché, il ne peut être montré, subsumé, dévoilé, mis en lumière.
L'effet d'annonce grandiloquent du complotisme (je vais vous montrer ce qui étant caché n'a jamais été montré par personne d'autre) se révèle déceptif : le complot n'a rien à montrer (exhiber?) d'autre que l'autodestruction du milieu qui y recourt, plus le spectacle de la machinisation des comploteurs, qui entraînent dans leur chute leurs voisins - sans injustice, puisque c'est par acceptation veule que dans un système oligarchique, les dominés délèguent au petit groupe des dominateurs. Le mimétisme du comploteur survient quand le processus mimétique arrive au bout de son plan (l'autodestruction) et que le mimétisme en vient, au désespoir, à sauver le donné.
La mentalité qui meut le complot ne relève ni de l'intelligence, ni de la volonté, même si elle en est proche. Plutôt que la volonté absurde (que Schopenhauer a analysée), c'est le mimétisme autodestructeur qui lance le complot - la mentalité de la contradiction. C'est quand on adhère à la contradiction que l'on estime le caché lieu du contradictoire - vivable. Le contradictoire visible aboutit à l'autodestruction, ce qui correspond à l'effectivité du complot, à son officialisation; le caché rendrait possible le visible, à condition qu'il demeure caché - à jamais, ce qui n'est pas possible. Comment même connaître le caché perpétuel, alors que ce qui est caché ne serait pas connaissable?
Ce n'est qu'une des contradictions du raisonnement complotiste, selon lequel le fonctionnement du réel impliquerait la paranoïa : la paranoïa s'appuie sur l'intuition selon laquelle le réel possède en son coeur un noyau d'autant plus explicatif qu'il est caché. L'explication existe, elle est simple - mais cachée. Pourquoi ce caché? L'explication ne peut relever de l'officiel, tant elle est manquante. Pour être complet, il convient de fonctionner selon le modèle antagoniste visible/caché. Le modèle paranoïaque diffère du nihilisme en ce qu'il n'oppose pas l'être au ténébreux non-être, mais qu'il réunit le visible et le caché sous la bannière de l'être.
Le caché joue le rôle de l'Etre, qui explique le visible déficient (l'être sensible). Il ne peut prospérer qu'en différant de l'Etre, qui implique le transcendantalisme; quand le complotisme prétend réconcilier l'immanentisme et le transcendantalisme en faisant du caché inexpliqué un immanentisme qui fonctionne sur le mode caché. Le caché serait l'Etre immanentiste. Le complotisme manifeste, son succès en témoigne sur Internet, l'ambition de jouer le rôle explicatif du réel : le complot serait le mode d'action privilégié qui révélerait l'existence toute-explicative du caché.
La dégénérescence de l'explication se manifeste avec le complotisme, qui exprime l'indigence théorique. Le complotiste utilise l'innovation Internet pour substituer au labeur académique de la lecture et de l'information l'illusion alternative que l'on peut obtenir un résultat identique en quelques clics et quelques heures de glanage plus ou moins zappé. Du coup, le lecteur complotiste adhère à une grille de lecture simplificatrice du réel, qui aboutit au simplisme théorique : quelques familles de banquiers, aimablement rebaptisés sous le vocable ludique de bankster pour que notre chercheur new wave retrouve le parfum fun des jeux vidéos, conservent leur mainmise à travers les siècles grâce à la prédominance contradictoire du caché.
Ou encore : les Illuminatis, qui ont existé en tant que secte infime au XVIIIème siècle et qui depuis sont invisibles, permettent de tout expliquer : les grands banquiers internationaux sont responsables de la crise, qu'ils ont prévue depuis plus d'un siècle; les réseaux maçonniques sont infiltrés aux plus hauts niveaux de manière infaillible; dans le show-business, les stars les plus renommées du rap/R&B sont des Illuminatis, ce qui explique que les postes en vue de la sphère médiatique se trouvent là encore infiltrés par leur pouvoir tout-puissant et diabolique.
La toute-explication complotiste est symptomatique d'une paresse intellectuelle, qui permet de tout expliquer sans rien n'expliquer. Les Illuminatis ne sont maléfiques et tout-puissants qu'à condition qu'ils soient dans le même moment inexistants et illusoires. Seul l'illusoire est tout-puissant, au sens où il ne se trouve pas affecté par les règles usuelles du réel, selon lequel pour exister, il convient de rencontrer de la résistance, ce qui signifie : le réel s'élabore par l'action de surmonter le donné - d'où l'illusion de la complétude.
L'explication simplificatrice et simpliste biffe la résistance et se meut dans un réel débarrassé de son progrès, engoncé dans le figé. Le caché ne peut intervenir que dans une configuration où il domine un ensemble stable, prévisible, inerte et soumis. Le complotisme se déploie comme la dégénérescence de l'immanentisme, où, suite à l'échec de la complétude du désir, qui permettait de se désintéresser du restant du réel, désigné non sans désinvolture comme l'incréé, on remplace cette conception par un domaine caché, qui remplace la complétude par la toute-puissance.
De telle sorte que le réel oscille désormais entre la part dominante de sa manifestation, qui est inerte, promise à la domination, et le caché ultraminoritaire et ultradominateur. Le caractère incohérent de la domination ressortit dans cette configuration, où la domination n'est plus dépendante de la complétude du désir, c'est-à-dire intégrée dans un système qui l'explique et lui donne une utilité sympathique (nécessité), mais devient un pur système de destruction, dont on voit mal comment il continue à fonctionner sans aucun intérêt pour la majorité - comment la majorité l'accepterait, à moins qu'il ne soit désossé, comme c'est le cas avec l'hypothèse du complotisme.

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