dimanche 28 septembre 2008

Travail que vaille

Le travail a été l'objet d'une vaste campagne conjointe de tous les milieux occidentalistes qui soutiennent à l'heure actuelle l'impérialisme immanentiste de par le monde. Les adversaires de ces porte-voix déclament qu'il s'agit de travailler plus pour travailler plus et on aurait peine à leur donner tort une fois que l'on a constaté la vacuité du slogan franco-universaliste : travailler plus pour gagner plus.
Si l'on opère une rapide histoire du libéralisme et du capitalisme contemporains, on se rend compte que la notion de travail se précarise de plus en plus et que la flexibilité cache en fait une triste réalité : travailler de plus en plus pour gagner de moins en moins. Voilà qui signifie qu'une première approche de la définition du travail est possible : le travail est ce qui transforme le réel pour l'homme, qui rend le réel compatible avec le monde de l'homme.
De ce point de vue, le travail a toujours été de tous temps (comme dirait l'autre) magnifié. Ce n'est pas l'immanentisme qui loue le travail. Si l'on se reporte à cette somme de monothéisme transcendantaliste qu'est la Bible, on se rend compte que l'un des premiers devoirs de l'homme est le travail et que travailler est une nécessité depuis la Chute. Chute ontologique : auparavant, travailler était superflu dans un monde paradisiaque, où le réel convenait aux désirs de l'homme.
Dans la mentalité transcendantaliste, le travail signifie que l'homme a le devoir de former le réel pour lui conférer une forme humaine, un peu comme le boulanger pétrit sa pâte afin d'en obtenir un pain (encore une image biblique). Le travail est ainsi doublement nécessaire : non seulement il sert d'identificateur, mais encore de formateur.
Identificateur : souvent, la perte du travail marque pour le chômeur une crise profonde, qui dépasse la crise sociale et qui touche à la crise d'identité.
Formateur : si le travail est aussi important, c'est que le travailleur forme au sens profond du terme, c'est-à-dire qu'il édifie et qu'il institue - qu'il joue un rôle que les religions connaissent bien puisqu'elles procèdent toutes à la valorisation du travail. En somme, le travail est une forme démiurgique, si tant est que l'on admette que le démiurge ici se contente de transformer une matière première assez chaotique et non de créer ex nihilo et ex abrupto.
Le travail transcendantaliste est ainsi la réduplication humaine de l'œuvre divine. Dieu œuvre en ce qu'il crée. L'homme travaille en ce qu'il transforme l'œuvre de création divine. Un commentaire ici : le travail est propre à la compréhension religieuse transcendantaliste en ce qu'il suppose une transformation en fini de l'absolu/infini.
Peut-on en dire autant du travail immanentiste et de l'extraordinaire apologie du travail à laquelle se livre l'immanentisme? Jamais le travail n'a été autant loué que par la modernité. Et pour cause : il s'agit de transformer le réel, ainsi que Descartes en donne une définition explicite et saisissante - l'homme maître et possesseur de la nature.
On note que le libéralisme est une doctrine philosophique qui régule le travail et que le marxisme est une doctrine de surenchère qui prétend réguler le libéralisme. L'immanentisme consiste à transformer jusqu'à la sculpture outrancière le réel par le travail humain. Sculpture quelque peu surchargée par l'addition et l'accumulation et qui à force pourrait évoquer le rococo tardif et insupportable par sa lourdeur si un détail d'importance ne venait ruiner cette vision d'ensemble.
C'est que l'addition même saturée suppose la possibilité de l'immanentisme. Or l'immanentisme ne permet l'addition que dans les premiers temps de transition, quand les effets du transcendantalisme se font encore sentir. Quels effets? Eh bien les effets de transformation de l'absolu vers le fini. L'immanentisme élude le rôle principal du travail pour mettre l'accent sur son rôle secondaire. Plus de transformation absolue, seulement du fini.
Le travail dans l'immanentisme est d'autant plus primordial qu'il est en même temps vécu comme expérience de la destruction. C'est ce qui le rapproche tant du colonialisme immanentiste : les deux marquent au fond des ruptures avec le classicisme en ce qu'ils détruisent sous prétexte d'améliorer. Les deux se réclament également d'une tradition immuables. Tant le travail que le colonialisme sont des comportements humains. L'homme a toujours colonisé comme il a toujours travaillé.
Mais l'homme colonisait et travaillait car à chaque fois il fondait son action sur la transformation de l'absolu en fini. Le secret du fini, le secret tant honni aussi, en tout cas pour l'immanentiste, qui de ce point de vue s'apparente à l'alchimiste, c'est qu'il se renouvèle seulement parce que le donné fini a besoin de se créer à partir de l'absolu. Sans cette transformation constante de l'absolu en fini, le fin s'épuise, s'étiole et s'annihile.
Le travail immanentiste est ainsi le travail de Sisyphe, pour reprendre l'imagerie féconde du mythe, en ce que le travail ne peut que prétendre produire plus alors que le donné se révèle de plus ne plus pauvre et stérile. Ce n'est pas que le travailleur immanentiste soit condamné à un labeur exténuant pour une maigre pitance. C'est qu'il est voué à une tâche impossible et que l'impossible est la marque de l'immanentisme en tant que nihilisme pervers et sournois.
De ce point de vue le travail immanentiste n'est plus le travail classique et transcendantaliste. Le travail transcendantaliste exprime l'objectif difficile et constant de transformer le réel en fini et le fini en mode de l'homme. C'est ce qui explique l'importance nécessaire du travail dans toutes les sociétés humaines et son statut à la croisée des chemins, entre le travail comme malédiction et le travail comme bénédiction, le travail qui détruit et le travail qui construit. Quant au travail immanentiste, il exprime la mutation de la modernité : c'est le travail impossible, le travail qui détruit pour un résultat dévastateur.
Rien d'étonnant, plutôt de détonnant, à ce que les slogans de l'immanentisme tardif et dégénéré insistent tant sur le travail à outrance, le travail bénéfique et autres billevesées remarquables : ils s'agit moins d'exploiter pour exploiter que d'augmenter les cadences pour compenser sans comprendre le mécanisme fondamentale et fort primaire l'appauvrissement inévitable du donné. L'augmentation des cadences de travail dans les sociétés hautement technologiques de l'Occident contemporain a de quoi ébranler la raison.
Comment expliquer cette exigence sinon pour la soif d'exploitation des élites financières? C'est un peu plus complexe - comme toujours : les élites financières ne peuvent développer leur mentalité oligarchique et destructrice que parce qu'elles se développent dans un contexte d'immanentisme dégénéré et qu'elles tirent leurs exigences absurdes d'un contexte en lui-même absurde. En gros, ces prédateurs ne surviennent qu'en des temps de décadence et de délitement politico-social.
Dans des temps d'équilibre ou de prospérité, ces mentalité prévaricatrices seraient immédiatement combattues et jetées aux oubliettes. Pas seulement de l'histoire. Il serai temps de prendre des mesures énergiques et démocratiques contre ces loups d'un genre un peu particulier, non pas des chasseurs qui assouvissent leur faim, mais des pervers qui suivent leurs impulsions sociopathes et homicides : dévorer leurs congénères et faire de l'homme une espèce de Tantale sans repos.

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