samedi 31 octobre 2009

La loi du plus mort

"Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste."
Calliclès (Gorgias de Platon).

« On a toujours à défendre les forts contre les faibles. »
Nietzsche, La volonté de puissance.

La dernière fois que je discutais avec un partisan de la guerre contre le terrorisme, il ne me vendit pas la fameuse stratégie occidentaliste comme un impérialisme portant atteinte au soi-disant libéralisme démocratique, il n'hésita pas à m'emballer son soi-disant concept fédérateur et rationnel sous le doux nom de la démocratie. Puis, sentant que ses arguments avaient à peu près autant de teneur que ceux qui vous expliquent que le déni d'un problème résout le problème, notre occidentaliste convaincu, qui croit qu'il appartient à l'élite occidentale et que ses valeurs sont moulées sur son intérêt individuel, finit par changer son fusil d'épaule.
Première contradiction : finalement, ce n'était plus pour la démocratie que l'on était allé en Afghanistan, ou que l'on menait la guerre contre le terrorisme, c'était parce que la loi qui prévalait dans les rapports humains, l'histoire ou la psychologie universelle, c'était la loi du plus fort. Je tenais là une vraie perle et une contradiction.
Loi ou droit des plus forts, c'est kif kif - bourricot. Comme il était cultivé dans le déni, notre occidentaliste oublia qu'il singeait l'attitude de Calliclès qui face aux questions de Socrate finit par perdre pied et par reconnaître qu'il ne se fonde pas sur des principes rationnels, mais sur l'irrationalisme. Calliclès ne cesse de se contredire, mais ses changements incessants et intenables ne l'affectent nullement. Quand on se place du côté des plus forts, on se moque des principes.
Raison pour laquelle Nietzsche prétend restaurer le droit des forts contre la prise du pouvoir par les faibles, qu'il identifie notamment dans l'avènement du christianisme. Bien entendu, dans la réalité, c'est le déni qui camoufle la position de Calliclès. La franchise de Calliclès est un cas d'école idéaliste par lequel Platon a voulu montrer que le droit des plus forts reposait sur l'irrationalisme.
D'ailleurs, dans le dialogue Gorgias, Calliclès est certes raillé par Platon, qui dénonce les sophistes au point d'engendrer un terme péjoratif pour les qualifier; mais Platon raille surtout Gorgias, l'apôtre des beaux discours, qui détruit la vérité. Calliclès serait le prototype du discours franc de la force, quand Gorgias est le symbole cohérent et dissimulateur de ce discours. Par la suite, si l'on examine les évolutions de l'immanentisme, on se rend compte que les immanentistes ont pour point commun d'avancer masqués, du fameux caute de Spinoza à l'éloge du masque selon Nietzsche.
Tels des vampires qui ne supportent pas la lumière, les immanentistes ne supportent pas la vérité. Quand on commence à examiner historiquement à quel degré la loi du plus fort s'imposerait, on en arrive à la conclusion que cette vision repose sur la supercherie. Un peu comme les histrions qui vous contredisent par des effets éthérés face à des faits étayés, la loi du plus fort n'existe pas. Et pour cause : la force pure, la force brute n'existe pas comme possibilité de loi parmi les hommes.
Quand le fabuliste nous enseigne que "la raison du plus fort est toujours la meilleure :/Nous l'allons montrer tout à l'heure", il en figure l'avènement chez des animaux et la circonscrit à la seule dimension du sensible et de l'immédiat. Dans la réalité, l'homme qui domine est l'homme qui résiste au temps. L'agneau est le symbole du règne de Dieu chez les chrétiens. Pour rappel, la figure tutélaire qui domine le christianisme est le Crucifié - pas un César ou un tyran.
Ce qui constitue la supériorité de l'homme sur les autres espèces animales, ce qui fait que l'homme n'est pas réductible à des normes animales, la spécificité de l'homme, c'est précisément que la force qui le caractérise n'est pas d'ordre physique ou matériel. Mon Royaume n'est pas de ce monde? Dans la Bible, la célèbre histoire de David et Goliath rappelle (déjà) que le plus fort est le perdant. Et si l'on voulait appuyer que la force physique ne régente que la superficie des rapports humains, on pourrait raconter la plaisanterie des videurs de discothèque qui ne sont pas les patrons - des discothèques.
Nuance! Nietzsche est un bon indicateur pour comprendre ce que la force veut dire. Étymologiquement, force renvoie au courage. Le courage, c'est quoi? Le courage, c'est ça? Le courage désigne le cœur. Le cœur de l'homme, c'est sa pompe, ce qui fait tourner son corps. Le cœur est autant un organe physique qu'une force mentale. Le courage est une force mentale, parce que la supériorité de l'homme sur l'animal n'est pas physique, mais cérébrale.
Le courage est la faculté à surmonter la peur. La peur naît du danger. La peur exprime le fait d'être frappé et de battre la terre pour la niveler. Le danger est l'expression d'un obstacle plus ou moins important qui empêche l'individu d'imposer son ordre et ses valeurs. La peur exprime le sentiment que l'on ne parviendra pas à imposer son ordre ou ses valeurs. Le courage surmonte la peur en ce qu'il indique que l'individu possède les moyens de dominer le danger ou la menace. Le courage est la conviction, lucide ou illusoire, que l'homme dominera les forces étrangères à son espèce - que l'humanisation est le processus le plus fort.
Dès lors, la force n'est rien moins que le désir. Le désir est l'un des thèmes centraux de l'ontologie de Spinoza, à ceci près que la définition du désir renvoie vers deux conceptions : le désir est incomplet selon les religieux classiques (et les ontologues); il serait complet selon les immanentistes, dont Spinoza et Rosset. "J'entends donc ici sous le nom de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l'homme", nous explique non sans une certaine incomplétude Spinoza (Ethique, III). Nietzsche propose sa propre définition des forts, lui qui ne cesse de proclamer que les forts originaux ont été renversés par le troupeau des faibles.
Pour Nietzsche, les forts sont les aristocrates premiers, qui relèvent d'ailleurs de la catégorie du mythe et qui n'ont jamais existé que sous l'esprit simplificateur et galopant de leur galopin d'auteur. Ce sont des guerriers. La guerre signale le rapport de domination dans l'ordre du fini. Revenons à Spinoza, qui nous déclare : "Le désir (cupiditas) est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose."
La complétude du désir n'est possible que dans un réel fini, stable et homogène. C'est ainsi que chez Spinoza, le désir est puissance d'exister. Puissance passive quand c'est la tristesse qui l'emporte. Puissance positive quand c'est la joie. Spinoza parle de force et relie cette force à la domination dans un territoire sensible. L'ontologie de Spinoza n'est pas strictement matérialiste ou finie, puisque l'infini est évoqué et que les modes sont reliés à l'infini, via en particulier les attributs.
Mais l'infini n'étant jamais défini, nous arrivons au résultat selon lequel le désir (par ricochet indéfini) est l'essence de l'homme, c'est-à-dire que le fini est l'essence si l'on peut dire du rapport humain au réel. Dans cette conception, la force prend un sens très précis qui résulte moins d'un type de faculté que d'une conception du réel qui contaminera toutes les définitions des facultés humaines. Cette conception, c'est le passage de l'ontologie de l'être à une pseudo-ontologie qui nie l'être et qui instaure l'avoir en lieu et place de l'être.
Dans le système de l'avoir, le rapport de force prend tout son sens parce qu'il présente un sens clair et précis : la force, c'est quand on domine un territoire délimité. L'homme domine quand il a recours à ses facultés humaines dont le propre est certainement la conscience. On notera cependant qu'à aucun moment une définition de ce qu'est la force physique n'intervient puisque chez Spinoza le désir implique la complétude du sujet désirant et que cette complétude ne peut venir que d'une forme de puissance qui résulte de la conscience.
Immanentiste : Ouroboros. D'ailleurs, Spinoza est grand admirateur de la raison, tout comme Nietzsche qui déclare que son admiration alambiquée pour Pascal est tempérée par l'attitude de Pascal face à la raison : "Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la perversion de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était pervertie que par son christianisme !" (Antéchrist).
La raison finie est ainsi la force, qui est désignée sous les vocables de puissance dans les pensées de Spinoza et Nietzsche. Évidemment, on entend partout pontifier que ces deux auteurs présenteraient des distinctions abyssales - sauf que les deux termes de puissance se rejoignent tout de même étrangement. Écoutons ce qu'est la distinction entre la puissance de Spinoza et la volonté de puissance de Nietzsche, selon un professeur de philosophie (Simon Manon) : "Le conatus au sens spinoziste n'est pas une volonté de puissance (Nietzsche) mais une force qui s'affirme et poursuit son propre accroissement parce que celui-ci est vécu comme Joie. "
On pourrait poursuivre sur le concept de volonté de puissance, qui n'est ni volonté ni puissance, peut-être rien de bien consistant, mais on s'arrêtera à cette différence entre Spinoza et Nietzsche : m'est avis que Nietzsche est moins précis et clair que Spinoza - là est la vraie distinction. Ensuite, Nietzsche a tendance à assigner à la volonté de puissance une multiplicité de sens, du sens métaphysique qui ne serait pas métaphysique mais qui décrirait quand même l'ensemble de la réalité d'un point de vue immanent - jusqu'à la vie singulière de toute chose (toute chose n'étant pas animée mais dotée d'une forme de sensation et de perception propre plus synthétique.
On le voit, Nietzsche initie la mode des définitions négatives, selon laquelle le concept n'est certainement pas, mais peine tout aussi certainement à être. Je soupçonne que cette mode du concept négatif s'explique par le fait que l'invention tant louée ne répond pas aux espérances qu'elle fait naître. La volonté de puissance est une expression qui évoque un joyeux fourre-tout ontologico-illogique, qui explique d'autant plus tout qu'elle n'explique pas vraiment - qu'elle n'explique rien.
Le lien entre puissance et avoir permet de comprendre au plus près ce qu'est la force dans le sens immanentiste et en quoi la force pourrait régenter le monde de l'homme : la puissance ici en question désigne la domination de la raison qui s'exprimerait par le truchement du désir. Le guerrier, l'aristocrate, l'artiste sont des modèles de puissance à condition qu'on les assujettisse à un modèle fini.
Si l'on s'avise que les modèles de Nietzsche ne reposent pas sur des exemples précis ou sur des illustrations utraminoritaires, on se rend compte que Nietzsche délire ou ment. Un exemple : sans doute le philosophe tragique que Nietzsche appelle de ses vœux correspond au plus près à un Gorgias. Rosset de ce point de vue est une excellente réplique de Gorgias dans la période contemporaine, à tel point qu'un Schopenhauer qui pratiquerait l'idiosyncrasie de ces deux personnages énoncerait à n'en pas douter que c'est le même type de philosophe.
La définition de la force dans le système immanentiste d'obédience nihiliste repose sur un mensonge et un malentendu : la précision n'est pas au rendez-vous tant escompté et annoncé, alors que c'était le principal défi que l'école immanentiste adressait à la métaphysique classique qu'elle prétendait répudier. Loin de clarifier les problèmes, le nihilisme dans son histoire et son processus ne fait plutôt que les obscurcir.
Quand on a défini le fort comme l'aristocrate ou le guerrier, on ne fait que reporter le problème vers d'autres définitions comme le désir, la puissance, qui, à leur tour, renvoient à l'indéfini, vers d'autres idées, comme la conscience, la raison... On ne se sort pas du piège de l'immanentisme qui est explicité dans le système de Spinoza : tant que Spinoza ne définit pas l'Incréé, le restant n'est pas davantage défini ou repose en définitive sur un socle fragile et friable. Quand on examine le système anti-systématique de Rosset, on se rend compte que ce disciple proclamé de Spinoza (et de Nietzsche) n'est pas davantage en mesure de définir le réel que ses maîtres.
Il s'exprime dans une langue admirable où jamais il ne définit. Il s'en tient à une pirouette tautologique - le réel est le réel au sens où A est A. Dans cet univers où la nécessité plane à côté du néant, Calliclès ressurgit en pleine forme - en meilleure santé que jamais. Calliclès affirme son arbitraire et explicite ce que signifie un coup de force : c'est l'arbitraire, soit l'irrationnel. La force tient dans la contradiction. L'irrationalisme a bon dos. L'incarnation de cet irrationalisme s'exprime dans le beau langage que prônent tant Gorgias le sophiste que Rosset l'immanentiste terminal.
Tendez le cou : le droit des plus forts est le coup des plus forts. Entendez : le coup de force. Tout aussi bien : le coup de farce - et le clou de la farce. Quand vous aurez fini de chercher quels principes régentent la loi des plus forts, vous ne vous apercevrez pas seulement que jamais la loi des plus forts n'a régenté une culture ou une société bien longtemps, vous comprendrez que cette loi mène à l'abîme.
Évidemment, on pourrait citer les contre-exemples de Sparte ou de l'Empire romain (de tous les Empires en fait). C'est oublier que l'impérialisme en dure que s'il est mitigé. Sparte n'avait pas qu'un côté oligarchique et sa domination ne dura que peu de siècles. Quant à l'Empire romain, l'impérialisme était mâtiné d'autres considérations et d'autres principes. Si les Romains n'avaient été qu'oligarchiques, ils n'auraient jamais pu asseoir leur domination plus d'un siècle et n'auraient pas fin par introduire le christianisme après avoir crucifié son Fils!
C'est comme si des historiens du futur se penchaient sur notre période et la réduisait à un gigantesque impérialisme unicisé et mondialisé en oblitérant toutes les autres tendances, notamment l'influence du christianisme et des principes de la Renaissance. J'ai bien peur qu'on fasse de notre Occident chéri un modèle de Spartes (le fabuleux peuple de guerriers qui fonda avec Cadmos la légendaire Thèbes), soit une utopie pure d'impérialisme et d'oligarchie. La loi du plus fort tend vers la mort. La loi de la vie mène vers la croissance et l'expansion. C'est une constante de l'activité humaine, en particulier de ce que Vernadski a nommé la noosphère.
Dans la mentalité qui régit la loi du plus fort, la finitude nécessaire ou l'avoir en lieu et place de l'être induit un épuisement du donné. Ce n'est qu'au contact de l'être que l'on peut commencer à expliquer le changement, l'accroissement et l'amélioration des conditions de vie. Pas seulement matérielles, auquel cas la loi du plus fort serait peut-être un paradigme opérant. Il est précisément aberrant parce que les principes sur lesquels l'homme fonde sa continuité sont d'ordre abstrait, certains diront spirituel.
Regardez un enfant : vous l'aimez, vous l'élevez, il est l'émanation de votre prolongement. Pensez en idées : ce sont aussi vos enfants. Méditez sur les valeurs universelles propagées par les dernières formes de religieux que sont les monothéismes. Nulle part la loi du plus fort n'est la loi humaine. Au pis, allez, elle est un auxiliaire ou un adjuvant. La loi du plus fort est l'adjudant, la pensée le commandant. Notre occidentaliste vaincu n'a plus qu'à prendre du galon. Je n'ai pas dit du talion!

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