dimanche 24 octobre 2010

Contre-néant

Quel est le lien entre fini et infini? Quand on pose un monde fini, tel Aristote qui n'invente pas cette assertion, mais la tient d'une longue tradition nihiliste, issue en particulier des religions perses et babyloniennes, on sous-entend ipso facto l'existence du néant. Comme la validité du nihilisme repose sur le déni, le plus important est de mesurer le néant derrière l'infini le plus vague et le moins défini. C'est ainsi que dans l'immanentisme, Spinoza ensevelit la question épineuse de l'infini sous le masque de l'incréé.
Puis, satisfait de son tour de chauffe, il finit par expliquer que l'important n'est pas l'infini, mais l'incomplétude. L'infini n'étant pas défini, on évacue le problème (caractéristique du déni) en se concentrant (focalisant) sur le désir. Au lieu de s'embarrasser de l'infiniment grand, qui est l'Arlésienne de l'inexplicable, autant se satisfaire (ce qui est le cas de le dire avec le désir) avec ce qu'on a. Pas l'infiniment petit, mais le réel à taille humaine.
C'est l'antienne du nihilisme que de définir le réel comme ce qui est humain (accessible à l'homme) : "le réel est le fini" signifie que le fini est le sensible - pour l'homme. Il est plus facile de définir ce qu'on connaît que de se coltiner la définition de ce qu'on ne connaît pas. C'est ce que note Rosset au début du Principe de cruauté quand il remarque que la tâche de la philosophie consiste à définir l'infini qui est aussi l'inconnu. Rosset a résolu ce problème en immanentiste disciple de Spinoza (et de Nietzsche) - en optant résolument pour la satisfaction myope (ou réductionniste) du désir.
Mais les immanentistes n'ont pas progressé d'un iota depuis leurs devanciers du nihilisme atavique. Malgré la soif d'exactitude géométrique d'un Spinoza, les nihilistes en sont toujours à mentir sur l'infini, dont il se débarrasse comme d'un cadavre putride qui empestera le placard et dont il convient séance tenant d'oublier l'existence controversée et (bientôt) scandaleuse. Quel est le lien entre fini et infini?
Bien que Nietzsche, dans son égarement aussi logique que mental, ait cru bon de préciser que les dualistes étaient les platoniciens, soit les transcendantalistes monothéistes recourant au raisonnement philosophique, il a oublié d'ajouter que le véritable dualisme est nihiliste. Le véritable dualisme est antagoniste. Il oppose le fini à l'infini, le réel au néant. L'orde se trouve certes défini avec précision, encore qu'il n'échappe pas à l'indéfinition de ce qui est infini, mais le néant se trouve indéfini comme l'indéfinissable et l'inconnaissable.
Du coup, c'est le réel qui se trouve pris dans les rets du déni nihiliste, qui obscurcit le problème en prétendant le résoudre (au moins l'alléger). Du coup, on ne peut expliquer le réel par le néant puisque le néant est inexplicable. L'inexplicable n'explique pas le réel, a fortiori si l'on ajoute que l'inexplicable est tenu pour l'antagoniste. Peut-être le synonyme du diable? Si le diable est l'ennemi, il l'est au sens de l'antagoniste.
Le réel se retrouve morcelé sans autre explication que l'observation immédiate et irréfutable. Alors que l'effort de réflexion des transcendantalistes tend à expliquer la multiplicité, les nihilistes s'en accommodent. Tout l'effort d'un Platon par exemple est d'expliquer le multiple par l'Un, étant entendu que l'explication multiple réduit toujours la tentative d 'explication avant l'unicité : l'unicité est le fondement de toute explication, surtout dans une mentalité monothéiste.
Alors que dans le nihilisme, l'unicité est niée comme une illusion redoutable. L'école d'Abdère dont est issu l'ennemi de Platon, le savant Démocrite, héritier grec du savoir babylonien, promeut ainsi la théorie des atomes qui est tout à fait fausse, puisqu'elle finit par réfuter l'infini par les atomes matériels (dont Leibniz s'est peut-être inspiré pour forger une théorie postplatonicienne aux antipodes). Mais cet éloge irrationnel et contradictoire de la multiplicité (l'infinité des atomes indivisibles et infiniment petits, dont par combinaison sont issues toutes les choses) ne résout pas le problème de l'Un.
L'explication ontologique implique que le néant soit entendu comme l'attend Hésiode : il est certes indéfinissable, mais on peut le décrire comme repoussoir de l'ordre, comme le chaos et le béant (le néant est béant?). Dans cet ordre d'idées, le chaos qui est le principe supérieur du réel est multiple. Il provoque des explosions et de l'instabilité. Il déstabilise, pour parler à la manière de certains géopoliticiens férus de violence.
Selon cette mentalité dangereuse, destructrice et suicidaire, la multiplicité de l'être est inévitable puisqu'il n'existe aucun principe d'unité et que, pis, le principe supérieur est multiple lui-mêmee. Pour preuve, le fait que l'ordre qui naît du chaos se régénère en provoquant une explosion tumultueuse. Le multiple se trouve non seulement expliqué, mais loué. Sans doute est-il cruel ou tragique, pour reprendre le vocabulaire d'un Nietzschéen et à sa suite d'un Rosset, mais ce qui compte après tout, ce n'est plus l'unité, c'est la complétude; et cette complétude se localise au niveau du désir individuel, c'est-à-dire qu'elle favorise la multiplicité - alors que l'unité n'est envisageable qu'avec le postulat de ce qu'on nomme divin et qui est l'explication au réel.
L'unicité du réel n'est concevable que dans un principe qui n'est pas antagoniste au réel. C'est à chaque fois la définition de l'infini qui se trouve en jeu. Si l'on définit l'infini comme l'antagoniste, il n'est plus d'Un et le multiple se trouve restauré. On perd les principes d'explication causale et de connaissance, qui passent forcément par le principe de l'unité (tous les transcendantalismes, y compris les polythéismes, se fondent in fine sur le principe d'un dieu supérieur, soit le principe explicatif d'unité).
Dans la définition de la contre-culture comme programme récent d'oligarchisation de la société mondialisée, on constate une explosion florissante des différentes chapelles culturelles, au point que le piège tient à l'opposition de styles entre les différentes et exponentielles chapelles. Ainsi que l'ont constaté des anthropologues et des sociologues observateurs de la société occidentale, de ses fonctionnements aussi bien que dysfonctionnements, le plus incroyable est tout le monde y soit rebelle à l'ordre établi. L'ordre établi est d'autant plus facteur d'opposition qu'il est indéfinissable et bientôt irrationnel.
Tout le monde est contre, mais contre - rien. Tel est le principe de la contre-culture et son mythe pérenne, au sens où si les innombrables contre-cultures détruisent l'édifice comme l'on scie la branche sur laquelle on est assis, c'est aussi qu'elles ont le sentiment d'une unité fédératrice et inexpugnable. Le fédérateur tient ici au contre. Tout le monde est contre, sans que personne ne sache définir au juste ce contre entièrement négatif - nihiliste. Bien entendu cette unité d'apparence est promise au délitement rapide, qui se constate déjà quand on observe la longévité éphémère de chacune des chapelles de contre-culture.
L'existence contemporaine de la floraison contre-culturelle, dont le processus est de plus en plus rapide, éphémère et nul, aussi drôle qu'accablant, indiquant un phénomène de délitement manifeste, n'est pas un exemple parmi tant d'autres de la multiplicité, mais le résultat de l'opposition entre culture et contre-culture, qui est sous-tendue par l'opposition religieuse entre transcendantalisme et nihilisme. La culture est le produit du transcendantalisme religieux.
La contre-culture est le produit du nihilisme, dont l'incarnation politique est l'oligarchie. Quand on est nihiliste, on est en faveur de la contre-culture, à condition bien entendu de préciser qu'on est pour que le peuple soit en faveur de la contre-culture. Le véritable nihiliste, qui fonctionne sur le déni, déteste les productions médiocres et innombrables de contre-culture. Il le dit explicitement, car le véritable nihiliste est l'oligarque qui domine la société et qui considère les productions populaires de sa mentalité comme l'incarnation de la dégénérescence dominée (la fameuse morale des esclaves chère à Nietzsche, même si on nous bassine avec le fait que l'esclave pour Nietzsche n'est plus l'esclave sociologique, mais le mouton qui suit les valeurs de la masse).
Mais il n'est pas possible que la contre-culture soit une, car elle est adossée sur l'ontologie nihiliste qui nie l'Un et ne reconnaît que le multiple. Dans cette mentalité, les adeptes de la contre-culture multiple et massive sont les idiots utiles des oligarques qui, se satisfaisant d'un système faux et simpliste, ne méprisent rien tant que ce qu'ils sentent dominer. Tant il est vrai que dans le système nihiliste, le mépris est le signe de la puissance. De l'élection. De la supériorité.

Aucun commentaire: