Qu'est-ce qu'un nihiliste à visage découvert? Tout d'abord, une précision : il n'existe pas de nihilistes qui se présentent comme tels, sauf lors des périodes de crise, comme lorsque Gorgias et les sophistes parurent sur la scène athénienne à l'occasion du passage entre le polythéisme et le monothéisme. Depuis lors, l'immanentisme est passé par là et les nihilistes déclarés portent masques et inclination pour la dissimulation. Dont acte. La crise actuelle, pour importante qu'elle soit, intervient de manière non linéaire : autant dire qu'on ne les y reprendra plus. Plus de nihilistes découverts, en effet. Un nihiliste qui se découvre n'obéit pas à la loi du déni selon laquelle un nihiliste conséquent (donc inconséquent) fonctionne au déni.
C'est un hédoniste qui fait profession de nihilisme. D'où la supercherie grandiloquente et bouffonne de ces nihilistes que Rosset, en vrai immanentiste terminal, taxe de pessimistes chics pour les différencier de lui (malgré leur proximité superficielle). L'hédonisme qui se présente et se travestit comme nihilisme désigne l'hédonisme le plus radical et le plus virulent. Pourquoi ce souci et cette effort d'ostentation, ce besoin d'élégance affichée que l'on trouve théorisée (et mise en pratique) chez l'un d'entre eux en France, un certain Schiffter, très bon symptôme local de ce courant de supercherie superfétatoire? Il s'agit bien entendu d'accorder l'attention exclusive à l'apparence. Pas seulement.
Il s'agit aussi de combler le manque par la débauche compensatoire d'efforts inutiles et désaxés. Le problème est d'ordre ontologique : comme nos nihilistes déclarés, pessimistes chics et hédonistes véritables, ne savent que trop que leur conception n'est pas cohérente, ils compensent leur défaut avarié par l'ostentation, notamment vestimentaire ou langagière.
Leur véritable référence est Aristippe de Cyrène, un hédoniste grec du quatrième siècle avant Jésus Christ, qui fut un disciple à sa manière de Socrate. On le tenait pour un sophiste et il expliquait que le plus important tenait dans les plaisirs immédiats du corps. Nous avons affaire à un dur dans le mouvement sophistique, qui dévoile la crise du sens que traverse le transcendantalisme, dont l'épicentre traduit la passation de pouvoir entre le polythéisme et le monothéisme.
Ces types, au sens idiosyncrasique, ne savent que trop que leur savoir n'set pas cohérent. Les hédonistes d'inspiration cyrénaïque considèrent que le plaisir est la fin de l'existence - du moment qu'ils éprouvent du plaisir. C'est une affirmation fort contestable parce qu'elle débouche sur l'apologie de la domination et de l'inégalitarisme, pourvu que l'auteur de la domination soit cet apologue quasi exclusif. Nos héros (proches du zéro) font montre d'un enthousiasme débridé à condition (notable) que l'inégalitarisme leur profite.
C'est à ce genre de signes que l'on mesure la mauvaise foi : quand on dresse l'apologie de l'inconséquence à condition exclusive qu'elle vous profite. L'apologie du plaisir viscéral et de la domination connexe est tout à fait incohérente en ce qu'elle ne peut profiter qu'à un petit nombre au détriment de la majorité. Toujours avec Schifffter le cyrénaïque contemporain, nous avons l'apologie du général romain débauché Vérus.
Schiffter est déjà un cas d'hédoniste se prévalant du nihilisme, alors que c'est un nihilisme frelaté - pour la galerie. Mais son ami Jaccard, un éditeur qui s'est lancé avec complaisance dans la mode de l'autofiction et qui a pondu quelques ouvrages théoriques autour de la psychanalyse, est encore plus conséquent dans l'inconséquence de la domination. Ce disciple et complice de Matzneff va moins loin que les confidences fantasmagoriques, pour partie vraies (exagérées), de Matzneff, mais notre Jaccard se complaît dans la posture de l'infâme séducteur impénitent qui bien que vicieux et âgé continue à tomber les jeunes femmes jolies et japonaises.
Jaccard fantasme sur une toute-puissance plus sociale que littéraire qui lui permettrait de dominer tout en avouant qu'il est aussi infâme qu'irrésistible. Sous-entendu : le dominateur est la crapule assez forte pour avoir les moyens d'une domination qui est sexuelle, sociale et qui réfute l'existence d'une réalité au-delà de l'immédiateté sociale. Le mal est peut-être connoté mal pour les moutons du troupeau (en langage nietzschéen), mais aussi mal soit-il, il n'en est pas moins attirant et dominateur.
Outre que souvent ces sires versent dans la déformation des faits, qu'ils avouent sur le mode de la confession vantarde et aveugle, leur modèle, non seulement est inapplicable pour une société quelle qu'elle soit, mais en plus se révèle destructeur en premier lieu pour ceux qui prétendent en tirer jouissance. De sinistre cynique on finit généralement dépressif, alcoolique et élitiste en diable. Cette issue tragico-prévisible indique la véritable signification de ce qui est présenté comme quelque chose de scandaleux, mais de viable.
Malheureusement, il se pourrait que ce qui est mal soit mauvais pour tous, ceux qui sont dominés comme ceux qui dominent. Pourquoi cette restauration de la morale classique qui n'est pas dans l'air du temps? Parce que toute réfutation de la morale au nom du moralisme conduit soit à ce genre d'apologie de l'hédonisme dominateur et injuste (souvent de manière lointaine et peu clairvoyante), soit à la destruction du modèle parce que l'apologie de la domination est fausse.
Ce n'est pas parce qu'on décrète que la fin de l'existence tient au plaisir bref, immédiat et corporel que c'est le cas. Pas parce que l'on décrète que le réel se résume à l'apparence que c'est le cas aussi. Je veux dire : la partie ne peut façonner le tout à sa guise. Si les hédonistes fanatiques avaient le loisir de façonner un réel qui se résume à l'apparence et à la domination, alors ils pourraient vendre leur camelote du mal qui réussit quand même et du bien qui échoue. Mais leur baratin est faux et s'appuie sur une réussite éphémère qui non seulement n'est possible que dans la domination sociale (il faut être grand bourgeois mondain pour s'autoriser ce genre d'existence hédoniste), mais qui en plus détruit ses auteurs égarés et aveuglés.
Par-delà bien et mal, prônait Nietzsche (jamais en retard d'une déclaration amphigourique pourvu qu'elle soit scandaleuse pour les convenances sociales classiques) : cette déclaration d'intention nous laisse entendre, non pas qu'au-delà de la morale c'est le chaos, la destruction et la supercherie, sans quoi personne de sensé n'adhérerait à cette farce, mais que c'est une réalité supérieure, qui résoudrait enfin toutes les carences de la connaissance. Malheureusement, cette réalité sensationnelle et foudroyante est un échec qui porte les noms accablants d'élitisme, de cynisme (dans un sens courant) et de dépression (dans un sens psychiatrique).
L'hédonisme a pour masque l'explicitation du cynisme, un peu comme ces petites frappes qui jouent volontiers aux grand voyous sans se rendre compte qu'ils singent des stéréotypes éculés alors que l'effectif grand voyou se cache sans affectation pour accomplir son forfait (sauf dans les films de mafieux). Mais le plus trompeur n'est pas la parade de séduction (c'est le cas de le dire) que nos hédonistes affichent avec triomphalisme et comme une preuve de la véracité de leurs théories scabreuses.
Le plus trompeur, c'est qu'ils sont des théoriciens intelligents et diplômés. Leur style brillant est leur technique de vente attitrée. C'est une intelligence aussi spéciale que spécieuse dont ils bénéficient. S'ils sont intelligents au sens où ils maîtrisent des savoirs impressionnants et qu'ils manifestent un sens de la nuance fort subtil, cette intelligence-là est fixiste au sens où elle admire le savoir au détriment de la connaissance.
D'où ce snobisme de l'excellence académique et des titres universitaires : il s'agit de s'appuyer sur ce qui existe contre ce qui est illusoire. La qualité n'existe pas sans le titre, en somme. Cette intelligence-là est seulement finie, alors que l'intelligence véritable est ce qui lie l'infini au fini. Excellence paradoxale puisqu'elle s'applique à une forme d'intelligence tronquée, purement finie, purement académique. La raison pour laquelle la posture de l'hédonisme comporte une certaine attirance tient à son caractère d'excellence tronquée. Si l'on ne retient que l'excellence, on peut se montrer fasciné; si l'on aperçoit le truc tronqué, on se trouve en revanche rebuté.
1 commentaire:
Trouvé sur le site de JP Voyer
« Il est vrai que ta chambre donnait sur le parc : merisiers, pommiers, tilleuls faisaient pleuvoir sur ta table, sur ton encrier, sur tes livres leurs fleurs légères ».
Tourgueniev. Récits d’un chasseur. Payot, 1929.
« Et ce monsieur Bazarov qu'est-ce qu'il est, lui ?
— Je t'en prie mon cher neveu
— C'est un nihiliste.
— Hein ? fit Nicolas Pétrovitch.
Quant à Paul il était comme figé, tenant son couteau en l'air avec un morceau de beurre dessus.
— C'est un nihiliste, répéta Arcade.
— Nihiliste ? fit Nicolas Pétrovitch. Ce mot, autant que j'en puisse juger, vient du latin nihil, qui veut dire rien ; il doit donc désigner un homme qui… qui ne reconnaît rien ?
— Dis plutôt : qui ne respecte rien, enchaîna Paul qui se remit à beurrer sa tartine.
— Qui envisage toutes choses d'un point de vue critique, rectifia Arcade.
— Cela ne revient-il pas au même ? demanda son oncle.
— Non, pas du tout. Un nihiliste est une homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui n'accepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe est entouré.
— Et d'après toi, c'est bien ? l'interrompit Paul Pétrovitch.
— Cela dépend pour qui, mon oncle. Il en est qui s'en trouvent bien ; d'autre fort mal.
(...)
— Les ni-hi-listes, prononça Arcade d'une voix nette.
— Ouais, autrefois, il y avait les hégélistes ; maintenant il y a les nihilistes. Nous verrons comment vous ferez pour exister dans le vide, dans le néant. Et maintenant, mon cher frère, si tu voulais sonner, je prendrais volontiers mon cacao. »
Père et fils, Tourgueniev, 1862 (Nietzsche avait dix-huit ans
et Dostoïevski quarante et un ans)
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