lundi 4 octobre 2010

Incertitude

Au fond, il y a deux incertitudes : une incertitude qui prône l'incertitude positive; et une incertitude qui prône la certitude immédiate. La première donne lieu à la construction et se fonde sur une idée simple : la partie n'est pas le tout. La seconde débouche sur la destruction et part d'un postulat intenable : la partie est le tout. Il est intéressant de constater que dans cette opposition, la positivité s'obtient par l'incertitude, quand l'incertitude maximale résulte de la position de la certitude. Quelle certitude? L'immédiate. Plus on mise sur l'immédiateté, plus l'on se condamne à l'incertitude. Raison pour laquelle le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, ce fameux Nietzsche que toute l'intelligentsia contemporaine révère avec une fascination assez inquiétante pour elle, du moins quand on lit de manière critique et lucide Nietzsche, passe autant de temps à se présenter comme la pensée affirmatrice de la vie contre la pensée du ressentiment et de la mort (incarnée en particulier par le christianisme).
Nietzsche était en proie à des troubles psychiatriques qui remontent au début de ses oeuvres, et qui n'ont fait que s'amplifier jusqu'à son effondrement définitif, au moment où il se prend pour Dionysos et où il estime lutter contre le Crucifié. Cette position translucide est très étrange, au point qu'on peut se demander si la folie de Nietzsche ne résulte pas d'un ensorcèlement ironique, comme s'il avait été assailli par les Manies du fait de ses positions qui ne passent pour salutaires et saines que parce qu'on aime ce qui est antireligieux au sens classique (antichrétien en nos contrées chrétiennes), tout en oubliant ce qu'est l'expression violente et destructrice du dionysiaque.
Mais cette affirmation inconditionnelle de la vie que prône Nietzsche, et qui fait dire à ses thuriféraires souvent hautains et moutonniers qu'ils sont du côté de la vie, repose sur l'arnaque ontologique : de la même manière que l'immédiateté engendre la connaissance la plus incertaine qui soit sous couvert de certitude maximale, de même l'affirmation inconditionnelle de la vie signifie en fait la négation de la vie sous couvert de définir la vie comme l'immédiat.
Personne ne s'avise que cette vie-là est un synonyme quasi identique du réel ou de la vieille question qui agite l'ontologue. Mais tous ceux qui s'enthousiasment devant le discours de Nietzsche, qui serait d'autant plus en faveur de la vie qu'il serait original et totalement nouveau, ne s'avisent jamais que ce discours-là ne sort pas de nulle part, n'est pas salvateur et providentiel. C'est une rengaine tout à fait convenue et rabâchée. Nietzsche qui était philologue n'a fait que remettre à l'ordre de son jour, au moment où l'immanentisme donne des signes d'effondrement inévitable, les positions de philosophes nihilistes qu'il a trouvés dans l'Antiquité hellène.
Rien d'original, que du réagencé. Cette constatation irréfutable, pour qui veut relire les sophistes, les cyrénaïques ou les atomistes, indique ce qu'est la création pour un nihiliste : rien de nouveau sous le soleil, comme dit un célèbre aphorisme nihiliste présent dans la Bible (et qui indique que l'influence nihiliste se retrouve bien avant la Bible elle-même). Le créateur est celui qui répète une rengaine atavique en lui donnant simplement des inflexions formelles originales. Raison pour laquelle les sophistes aiment tant la forme et le style : ils pensent que le fond ne change pas et que l'affrontement est simple, aussi simple que leur système fondamental antagoniste (affrontement entre le réel fini et le néant infini).
La vraie question à poser est : pourquoi n'y a-t-il personne au fond pour répondre à Nietzsche et pourquoi facine-t-il tant la pensée contemporaine? Parce que les valeurs contemporaines sont majoritairement nietzschéennes, soit immanentistes et mensongères. Heidegger était fasciné par Nietzsche, bien qu'on fasse mine de ne pas voir le lien entre le nazisme, Heidegger (qui adhéra au nazisme) et Nietzsche (qui réfuta le nationalisme et l'antisémitisme, terme impropre, tout en prônant des valeurs élitistes). Plus la chute de l'immanentisme s'accélère, plus la fascination augmente, à tel point qu'aujourd'hui on nous parle de Nietzsche en des termes improbables : immense, abyssal, incompréhensible car trop nouveau.
Nietzsche, qui ne doutait de rien, pas même de ses fanfaronnades, annonce qu'il ne sera pas compris avant longtemps et qu'il est bien plus qu'un philosophe sans être un prophète au sens classique et religieux. C'est vrai en un certain sens : Nietzsche relève du courant nihiliste, qui est l'alternative au religieux classique. Drôle de religieux qui exprime l'appétit de suicide et de destruction. Nietzsche n'est pas du tout un penseur nouveau, c'est un penseur qui sort de la nuit des temps.
Ce qui est plus fascinant, c'est l'attrait qu'il provoque. Pourquoi aucun Platon ne s'est mis en travers de sa route? Heidegger admirait Aristote. On sait que le nihilisme ressort à chaque fois que l'humanité traverse une crise d'importance, soit une crise qui n'affecte pas seulement l'apparence, mais le sens. C'est quand on ne sait plus bien définir l'apparence qu'on s'y réfugie exclusivement. L'attrait pour Nietzsche s'explique par la dégénérescence créatrice de notre monde immanentiste qui s'est dirigé de manière inexorable et prévisible vers la phase terminale.
Au moment où Nietzsche est célébré comme le grand penseur de notre temps, au moment où d'aucuns expliquent sans rire, avec une pompe et une morgue infatuées, que Nietzsche pensait tellement haut qu'il ne pourra être compris avant longtemps, force est de rétablir les pendules et notamment leur aspect tragi-comique :
1) la mentalité qui a porté Nietzsche s'effondre, ce qui indique et implique que Nietzsche lui-même va se dégonfler comme une baudruche empoisonnée et inconséquente (on loue même son inconséquence);
2) alors que partout on clame que Nietzsche sera d'autant plus reconnu plus tard qu'il est un incompris qu'on célèbre et promeut désormais (sacrée contradiction, dont ses commentateurs ébaubis ne semblent pas s'apercevoir!), force est de reconnaître que l'incompréhension actuelle de notre Nietzsche apparaît comme une incongruité des plus saugrenues, qui porte à estimer tout au contraire que Nietzsche est des plus influents, et qu'il s'est trompé sur son incompréhension.
Car si Nietzsche est incompris dans la mesure où il sera compris plus tard, ce n'est pas dans le sens où il l'entendait : il est incompris à l'heure actuelle dans la mesure où l'adulation qu'il subit déforme grossièrement sa pensée; il ne sera compris plus tard que dans la mesure où on le tiendra pour un penseur brillant mais déséquilibré, dont il convient de rabaisser la stature disproportionnée.

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