Une des rengaines préférées du nihilisme, c'est le culte de l'animal en réaction à la détestation de l'homme. Cette rengaine est particulièrement prégnante par temps de nihilisme triomphateur, comme c'est le cas actuellement avec la phase de l'immanentisme terminal. Le culte de l'animal de préférence à l'homme trouve sa source dans le statut accordé à la raison et au produit de la raison : la connaissance. Alors que la raison est tenue pour la faculté la plus haute de l'homme par les transcendantalistes, celle qui encourage la connaissance, le nihilisme atavique considère lui que la raison est un sens parmi les autres - et que même c'est un sens inférieur aux sens physiques.
L'homme deviendrait presque un sous-animal car l'usage de sa raison le condamnerait à privilégier un mode de vie aussi destructeur que cruel. C'est sur ce constat que s'appuient certains pseudo-écologistes actuels qui ajoutent au mythe de la nature bienfaisante (une chimère) la fable connexe de l'homme méchant, qui serait le seul animal à faire souffrir sciemment. En comparaison, les animaux sont à envier : ils tuent certes, mais seulement pour leur subsistance ou en cas de danger. Et puis, surtout, ils sont heureux car ils ne sont assujettis ni au temps, ni à la mort.
L'immanentiste terminal le plus emblématique, Rosset, hait la connaissance. Il la hait en tant qu'irrationaliste fervent et inconditionnel. Il n'est pas opposé à l'acquisition de connaissances, lui qui est érudit comme un illustre sophiste (à la manière d'un Gorgias). Il hait la connaissance en tant que processus et démarche. L'homme peut certes savoir beaucoup, mais le produit de ce savoir n'amènera que de la tristesse et du désespoir. La joie, que Rosset chérit en desperado, est de nature irrationnelle et inexplicable.
Le savoir (les connaissances par opposition à la connaissance) est envisagé comme un donné fixe et délimité, qui de surcroît ne saurait concerner les questions dernières. Ce savoir considéré comme tel est antinomique de la connaissance, qui elle se définit comme la possibilité d'accroître le savoir humain. Les ennemis de la connaissance sont ceux qui estiment que le savoir est donné une fois pour toutes; dans cette configuration, le savoir engendre de manière inéluctable la domination intellectuelle.
En même temps cette domination est aussi impitoyable que vaine : car celui qui sait est aussi celui qui en sait trop, pour parodier Rosset et avant lui le titre d'un fameux film. Cette domination est stérile puisque c'est une domination qui mène vers le chaos ou le néant. Le chaos est-il égal au KO? Cette domination est aussi nécessaire qu'impossible. C'est d'ailleurs ainsi que Jankélévitch définissait la tragédie et c'est cette définition que Rosset reprend pour définir de manière ontologique le réel comme le domaine du tragique.
Dans cette conception, l'homme est condamné à en savoir trop, soit à la nécessité du savoir, tout en la conciliant avec l'impossibilité de savoir véritablement (les questions dernières posées). Du coup, l'animalité devient le lieu de la compatibilité entre l'existence te le réel, car l'animal est celui qui est heureux de vivre du fait de son ignorance constitutive. L'animal est celui qui se fout de savoir. Du moins est-ce sous cette forme que Rosset présente les choses, reprenant à sa suite une longue tradition qui tend à placer l'animal au-dessus de l'homme de manière irrationnelle.
On pourrait citer le livre récent et au titre significatif d'Elizabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, où cette professeur de philosophie émérite ne fait que reprendre l'ensemble de son travail comparé en particulier à l'animalité, avec un dogme particulier : la différence entre l'homme et l'animal n'est que de degré. Où la réflexion de Fontenay devient tortueuse, c'est quand elle compare la condition animale avec la condition des juifs exterminés lors de la Shoah : de quelque manière que l'on envisage cette épineuse question, on ne voit pas bien comment le génocide d'hommes à cause de leur identité religieuse au moins supposée pourrait concorder avec l'abattage d'animaux jusqu'à plus ample informé non religieux, y compris quand les traitements infligés aux animaux sont scandaleux et cruels.
C'est au pire délirant (hyperbolique), au mieux une défense des animaux maltraités qui sous couvert de dénoncer la violence en dit long sur la position de l'auteur : car ce n'est pas la même chose de trouver scandaleux les mauvais traitements infligés parfois aux animaux, ou ignoble le massacre prévu comme systématique des juifs en Europe. Les juifs sont des hommes; de ce point de vue, les animaux sont assujettis aux hommes.
Si jamais l'on voulait défendre un droit des animaux, ce ne peut être qu'avec le postulat selon lequel l'homme domine les autres espèces. Mais les juifs ne sont pas des animaux. Comme je pense que Fontenay ne veut pas parvenir à cette conclusion surprenante, quoique les lapsus de type lacanien ne corroborent pas toujours des résultats attendus, on peut aussi l'entendre dans un sens plus raisonnable, bien que des plus contestables : non pas que les animaux soient des hommes comme les autres, mais qu'ils sont des juifs à peu de choses près, soit des victimes que leur statut de victimes rend sacrées.
C'est une conclusion plus plausible, qui est dangereuse et qui peut aboutir à des résultats iniques : ainsi de ces sionistes extrémistes qui estiment appartenir à une caste supérieure d'hommes du fait de leur appartenance à une religion qui combine le monothéisme et une forme de tribalisme rendant des plus difficile la conversion (alors que le monothéisme est universaliste dans sa conception). Quant aux animaux, comme il est probable qu'ils n'accéderont jamais au potentiel humain, même en cas de bons traitements, leur statut de victimes intouchables et sacrées permet à leurs défenseurs zélés, tous humains, eux, de se poser comme relevant d'une supériorité éthique (ou morale), voire d'une supériorité ontologique.
La défense exagérée des animaux tend à créer une forme de caste perverse au nom de l'égalitarisme entre hommes et animaux. Même Rosset qui tient un discours irrationnel concernant la connaissance et la joie animale a produit une savoureuse satire, sa Lettre sur les chimpanzés, dans laquelle il dénonce (entre autres) les zélateurs inconditionnels, voire fanatiques de la condition animale, rendue quasiment l'égale de la condition humaine.
Bien entendu, les animaux ont droit à des traitements respectueux, avec des normes et des droits. Mais ces droits des animaux que certains voix éclairées appellent comme un progrès n'auront de valeur que s'ils rappellent que tous les droits animaux du monde perdent leur sens si l'on n'établit pas une distinction qualitative entre l'homme et l'animal.
Cette différence qualitative se fonde sur les capacités intellectuels ou cognitives de l'homme, qui produisent des résultats dans les domaines de l'art, de la science, de la technique et surtout du religieux. L'animal est cet être qui appréhende le réel de manière quasiment fixe et stable. Presque finie. C'est vers cette constatation que lorgne avec attention et contentement un Rosset (et tous les penseurs qui jugent comme lui) : l'animal n'est bien vu que dans la mesure où il offre un miroir à la position nihiliste selon laquelle l'univers de l'homme doit être stable et fixe.
De ce point de vue, les empiristes qui dressent l'éloge des sens (et des impressions) et qui jugent que la rationalité (la causalité) n'est pas possible sont des nihilistes patents selon lesquels l'homme est un animal supérieur certes, mais d'un fonctionnement finalement identique. Telle est la question : l'homme est-il qualitativement ou quantitativement supérieur à l'animal? Cette question recoupe la question de la connaissance - possible ou impossible.
Si l'homme peut connaître, il est qualitativement supérieur. S'il ne peut connaître que dans la sphère limitée de ses sens physiques, il est quantitativement supérieur et cette supériorité de facture dominatrice le conduit nécessairement aux pires atrocités, comme l'illustrent les ravages trop souvent intentés à certains animaux. Le raisonnement logique des défenseurs des animaux part d'un postulat qui lui est des plus contestables. C'est souvent le parcours fléché des erreurs : elles sont logiques dans leur processus, mais fausses dans leurs fondements. Nous trouvons un exemple savoureux de ce type d'erreur avec l'engagement écologique.
Des conclusions comme la décroissance empruntent souvent des cheminements fort logiques, à ceci près qu'elles partent de postulats erronés (comme cette hypothèse non étayée selon laquelle l'homme serait responsable en majorité et de manière foudroyante du réchauffement climatique). La défense des animaux, tout à fait louable à condition qu'elle soit raisonnable (l'homme est qualitativement un animal supérieur), est en fait le prétexte à la querelle concernant le statut de l'homme. "L'homme est-il un animal?" est une question qui cherche à savoir si entre l'homme et les autres animaux il existe une différence de degré ou de nature. L'homme est certes un animal, mais suivant les deux hypothèses, ce n'est plus tout à fait le même animal.
La défense animale subit une récupération et une subversion par les zélateurs de l'immanentisme : la condition animale devient soudain enviable, quand il ne convient pas toutes affaires cessantes de lui accorder des droits universels égaux aux droits de l'homme. Rosset en tire surtout un parti ontologique : la connaissance étant impossible, le statut de l'animal est à envier. Cette première considération engendre une remarque concernant le corps : dans la lignée de Spinoza et en citant Montaigne, Rosset affirme que l'animal nous ramène au corps, qui aurait toujours raison, contrairement à l'esprit.
Cela amène la question : à quelle réalité renvoie l'esprit si la réalité physique est incarnée avec privilège par le corps? A une réalité autre que le physique? Dans ce cas, l'approche ontologique de Rosset serait démentie par sa propre théorie des animaux. Mais je pense que dans l'ontologie immanentiste radicale et terminale que Rosset propose, la dimension de l'esprit renvoie à un réel dégénéré, déprécié, inférieur. Rosset simplifie (encore) l'approche de certains immanentistes comme le logicien britannique Popper qui proposait d'adjoindre à la dimension sensible du réel d'autres dimensions, tout en conservant au réel ces bornes fixes et stables (l'hypothèse des mondes 1, 2 et 3). Est-ce simplisme ou simplicité? De toute façon, à l'intérieur de bornes réductrices, Rosset ne répond ni aux propositions de Platon, ni ne définit l'incréation selon Spinoza.
Que dit Rosset dans Principes de sagesse et de folie? Selon lui, l'animal suscite "le pur sentiment de l'existence". Cette plénitude ontologique de l'animal (supérieur) chez Rosset s'explique par son statut intermédiaire, entre l'inanimé (la pierre) et l'homme :"L'animal est ainsi le seul être animé dont l'existence se confonde avec l'existence, et avec l'existence seule. C'est pourquoi il peut, en un sens, être considéré comme le meilleur "témoin" de l'existence, le seul témoin qui soit à la fois éloquent et crédible. La pierre n'en dit vraiment pas assez. L'homme, créature imaginative et bavarde, en dit toujours beaucoup trop. L'animal se trouve dans le juste milieu : il résume tout ce qu'on peut dire de l'existence, pas plus et pas moins" (p. 56).
L'éloge d'un Rosset diffère de l'éloge d'une Fontenay. Le parti de sophistes ne se confond pas avec la cause animale. Rosset se sert des animaux pour légitimer son approche ontologique immanentiste, quand Fontenay se sert des animaux pour faire d'elle-même (et de ses alter égos militants) une élite militant de manière éclairée pour le droit des animaux dans la lignée des droits de l'homme. La cause de Fontenay pourrait sembler plus désintéressée; on vérifie une fois de plus que le désintéressement cache les pires intérêts.
Mais ce qui compte chez Rosset l'emblématique, c'est la récupération de la cause animale à des fins immanentistes et sophistiques - nihilistes. Sans doute la position très connotée et radicale d'un Rosset recoupe la position générale des populations sous la coupe majoritaire de l'immanentisme. La plupart des immanentistes, surtout s'ils sont progressistes, militent pour que les animaux soient de plus en plus respectés dans la mesure où leur position n'a aucune chance de déboucher sur un autre résultat que l'élitisme inavouable et larvé des défenseurs des animaux couplé à la stagnation des souffrance animales (personne n'ayant intérêt véritable à améliorer cette condition, ni les profiteurs, ni les défenseurs).
Ce que Rosset veut absolument signifier, c'est que le corps a raison - et c'est dans cette perspective qu'il loue la condition animale qui privée de conscience n'a pas à affronter le savoir tragique, qui est savoir en trop. Dans le chapitre sur le miroir animal, Rosset conclut que "j'appartiens au genre animal par mon esprit, mais je m'en distingue par mon corps" (p. 102). Rosset essaye de résoudre le problème de la dualité cartésienne de l'âme et du corps, que Spinoza fait mine de résoudre avec son faux concept d'esprit-corps.
Rosset rapporte l'esprit humain à l'animal et le corps à la spécificité humaine (boire et faire l'amour par tous temps) : ce paradoxe, ainsi que Rosset le nomme lui-même, le conduit à estimer que ce qu'il y a de plus haut dans l'homme, c'est son corps. L'animal est inférieur à l'homme pour Rosset, mais de manière quantitative. L'animal se rapporte à l'homme par l'esprit, c'est-à-dire que l'esprit est inférieur au corps humain, de manière quantitative.
Rosset espère achever le monisme de type spinoziste en explicitant le concept pour le moins vague d'esprit-corps (de même que le concept fondamental d'incréé). Mais il n'y parvient pas car son irrationalisme le pousse à occulter le rôle de la raison. Rôle historique, rôle ontologique : il coule de source que l'homme dispose de facultés qui le distinguent de l'animal, ce que Rosset ne conteste pas. En quel sens peut-on dire que l'homme n'est pas un animal comme les autres? Cette différence est qualitative ou n'est pas vraiment (différence quantitative et tragique).
Rosset ne peut expliquer le prolongement quantitatif (en degrés) qui mène du grand mammifère à l'homme. Pourquoi l'homme est-il en particulier créateur de religions, d'arts, de sciences, de techniques? Pourquoi cette création suit-elle un processus continu et indéfini de progression (de découvertes)? Rosset ignore cette question comme il ignore la question de l'infini. Pour lui, l'infini se limite à une suite infinie d'éléments quantitatifs, ce qui fait que l'infini ne se trouve jamais défini. On ne résout pas un problème en l'ignorant. Ce déni du réel constitue l'échec terminal de l'immanentisme par rapport au transcendantalisme, alors que le transcendantalisme répondait au nihilisme atavique à partir de cette question.
La boucle est bouclée. N'hésitant pas à travestir Leibniz au nom de son principe de raison suffisante, Rosset commence par expliquer que l'infini en l'occurrence : "Pour le redire après Lucrèce : la réalité se compose, d'une part de ce monde-ci, dont nous pouvons avoir à l'occasion une perception partielle (...), d'autre part de l'ensemble des mondes dont nous ne pouvons quasiment avoir aucune perception" (Le principe de cruauté, p. 10). Rosset pose un réel immanent et non transcendant, et cette constatation initiale et indiscutable le conduit à considérer que le problème tient à l'ontologie : le réel est-il suffisant ou insuffisant?
Rosset affirme d'autant plus que le sensible est suffisant, d'autant plus qu'il ne serait qu'une forme de réel comme les autres, que notre immanetiste ne peut en rien démontrer son assertion pourtant capitale, encore moins démonter le schéma transcendantaliste selon lequel si le réel est insuffisant, il doit nécessairement être comblé par un englobant prolongé (l'Etre). Cette incapacité de Rosset à démontrer son schéma l'amène (en guise d'aveu?) à caricaturer les contestations comme méprisantes : "D'où les éternels quolibets adressés par la plupart des philosophes à ceux qui avouent s'intéresser à l'expérience immédiate, voire à s'en satisfaire" (p. 14).
En réalité, si l'on comprend que la première position de l'homme a dû pencher vers le nihilisme, la réaction transcendantaliste est dictée par l'urgence de sauver l'homme en définissant le religieux et la culture comme réponses pérennes au projet nihiliste (menant vers le néant). Le transcendantaliste majoritaire dans la culture avant l'avènement de l'immanentisme n'est pas méprisant envers le nihilisme, mais en a peur. On trouve un signe historique de cette angoisse dans la position extrémiste de Platon, qui voulait brûler les oeuvres de l'atomiste Démocrite et qui passa sa vie à attaquer les sophistes jusqu'à les caricaturer dans leurs dogmes - la plupart dangereux.
Quant à l'hypothèse transcendantaliste d'un complément de réel qui explique l'insuffisance du sensible, elle est certes une hypothèse incertaine, mais il ne faut pas oublier que le propre de l'hypothèse est de proposer une positivité qui soit corrigible, alors que la certitude nihiliste fondée sur l'idée selon laquelle le réel est le sensible (et que le réel est partant fini) provoque le maximum d'incertitude : une incertitude définitive et fondamentale en échange d'un semblant de certitudes.
Marché de dupes. Si un Rosset ne se tient pas sur le même plan qu'une Fontenay, les deux positions ne paraissent pas plus défendables l'une que l'autre. Fontenay se sert de la cause animale pour se hisser au-desus de ses congénères les hommes; Rosset se sert de la condition animale pour satisfaire son mythe de la complétude (du désir) et de la finitude fixe du réel. Et les animaux là-dedans? Comme Rosset est un immanentiste en phase terminale, il est un radical parmi les radicaux. Radicalisme de l'immanentisme par rapport au nihilisme antique : non seulement le réel est fini, mais en plus le désir est le réel. Le désir est complet. Radicalité de Rosset : si les choses ne changent pas, c'est tant mieux. Le tragique, c'est la panacée, en particulier pour les animaux.
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