mardi 15 mars 2011

Le langage fondamental

De la méontologie (suite).

On se pose la question de la démarche de Gorgias par rapport au Traité du non-être. Serait-ce un jeu ou une entreprise de théorisation sérieuse? Gorgias est un sophiste qui considère que le langage est le substrat à partir duquel s'élabore le monde de l'homme et qu'aucune théorie n'est envisageable au sens où la théorie permettrait à l'homme de sortir de son monde pour rencontrer le réel. L'allégorie de la caverne selon Platon illustre cette opposition de la théorie ontologique au langage selon les sophistes.
Gorgias est un sophiste car il s'inscrit dans cet obscurantisme irrationaliste qui n'implique nullement qu'il revendique la bêtise ou l'ignorance, tant s'en faut; mais qu'il allie le savoir irrationaliste avec la domination par l'érudition. Le sophisme se distingue du nihilisme en son fort intérieur par cette exacerbation de l'irrationalisme au point qu'il refuse la théorie et qu'il lui substitue le savoir par le langage. Le reste importe peu ou n'a pas de sens - exactement comme les logiciens contemporains déclarent avec un savoir digne de supercherie que l'histoire de la philosophie consiste à poser de faux problèmes.
Les écrits qui sont cités d'après Gorgias indique que Gorgias se présente en maître absolu de la rhétorique et que son Traité du non-être justifie son refus de la théorie et sa conception du langage fondamental. Il est compréhensible que Gorgias use de la technique du jeu un brin dérisoire comme d'une technique rhétorique qui remplace la théorie. La théorie qui signifie l'action de regarder une scène (parfois une fête) implique que l'on soit en mesure d'associer le monde de l'homme avec le réel; soit qu'il existe une extériorité au monde de l'homme; ou encore que le monde de l'homme correspond au fini et que le réel extérieur désigne l'infini.
Quant au jeu, il désigne le fait de jouer avec les règles d'ores et déjà données, soit l'instauration de règles à l'intérieur du fini. Le jeu chez l'enfant sert l'instauration du monde de l'homme; le jeu sportif poursuit cette stratégie durant l'adolescence et le monde adulte. Le choix du jeu contre la théorie est parfaitement cohérent chez Gorgias, puisque la théorie revoie à l'infini, alors que le jeu réfute l'infini et instaure des règles à l'intérieur du fini. On a vu l'échec de Démocrite à proposer une théorie effective de facture nihiliste. Cette tentative de l'érudit Démocrite montre certes que le nihilisme tend vers la domination par le savoir, mais surtout que l'infini de l'être se trouve plus ou moins vaguement et désinvoltement opposé au non-être infini.
Deux infinis : un de trop. Gorgias élimine visiblement l'être infini, qui il est vrai est un infini assez peu explicité et expliqué chez Démocrite. L'infini est le non-être nécessaire et logique, puisque l'être se trouvé réduit à la considération exclusive et unilatérale du langage, soit au seul monde de l'homme. Du coup, l'être se retrouve dissout dans le non-être, sans quoi on pourrait théoriser l'être hors du langage. La philosophie selon Gorgias ne peut se révéler une quelconque théorie puisque la théorie n'existe pas.
Le jeu de Gorgias ne se fait pas parce que la théorie serait fausse, mais parce que la théorie n'existe pas. Et cette constatation (que la théorie n'existe pas) aboutit pour Gorgias à la seule conclusion qui vaille : que l'être est dissout dans le non-être, un peu comme Nietzsche déclarera bien plus tard que la vie est une forme particulière de la mort. L'être est une forme particulière du non-être. C'est à partir du langage que Gorgias mène son enquête à propos du non-être, et il estime être parvenu à la vérité parce qu'il ne décèle aucune trace de l'existence de la théorie dans le langage.
L'enquête de Gorgias n'est ni ontologique ni rhétorique : c'est comme si l'ontologie délivrait le constat que son fondement n'est plus l'être, mais le langage. Selon cette conception, le non-être n'a pas le statut d'inverse de l'Etre de type ontologique (telle que Platon le présente). Gorgias parle d'étant et de non-étant selon la traduction que Marie-Laurence Desclos propose - à partir de la relation de Sextus Empiricus consacrée au Traité du non-être (in Le Néant, toujours).
Chez Démocrite le non-être est un terme utilisé qui renvoie au vide. L'être serait l'ensemble des atomes, mais l'être devient singulier et sécable puisqu'il est le composé de l'ensemble des atomes. Chez Démocrite toujours, ce qui est se trouve signifié à partir de ce qui n'est pas pourrait être appelé l'ant. Le néant et l'ant. Mais Démocrite produit ce faisant une théorie méontologique qui est contradictoire : deux infinis se côtoient et s'opposent.
Gorgias ignore d'autant moins les travaux de Démocrite qu'en tant que sophiste, il est le quasi contemporain de Protagoras, qui selon les plus sûres estimations auraient été plus vieux que Démocrite. Gorgias cherche à résoudre la contradiction théorique en évitant soigneusement de parler de non-être et en préférant le non-étant singulier et exceptionnel. Gorgias ne définit jamais ce fameux non-étant; comme il ne définit jamais son opposé l'étant. Il se contente de parler d'étant et de non-étant parce qu'il juge que le réel est indéfinissable et que la notion d'Etre ne rend pas compte de ce qui est réel.
Gorgias s'arrête à ce constat : ce qui est dit n'est pas ce qui est. Donc l'Etre n'existe pas. On pourrait ainsi proposer un synonyme du non-étant. Ce serait : l'indécidable ou l'inconnaissable. Gorgais ne nie pas qu'il existe une réalité, puisqu'il croit dans le langage et que ses productions aussi bien orales qu'écrites attestent de l'existence (de la réalité). Mais cette réalité pour lui se trouve structurée sur le mode d'une certaine opposition fondamentale, puisque le langage nous renvoie constamment à des oppositions quant à ce qui étant ne saurait jamais être. Le réel est ce qui est à la fois contradictoire et indécidable. Car au-delà de cette contradiction que je trouve par le langage (au moyen de l'usage de la logique contenue dans la rhétorique), le réel se révèle tout à fait vague et mystérieux - presque inconnaissable.
C'est par le constat de l'inconnaissable que Gorgias croit résoudre le problème de la contradiction théorique - intenable. La connaissance n'est pas possible pour Gorgias, alors que pour Démocrite, la connaissance était possible, à condition qu'elle se trouve circonscrite au phénomènes des atomes (du réel dans cette acception). Du coup, Gorgias se contente de s'en tenir au constat que les étants existent dans le domaine du langage et que le non-étant s'obtient à partir de l'étant. La principale critique qui pourrait être adressée à Gorgias le sophiste est qu'il ne définit jamais ce qu'il entend par étant et par non-étant.
Lui répondrait sans doute qu'il ne peut définir l'indéfinissable, l'indécidable et l'inconnaissable, mais ce serait cependant une contradiction réintroduite dans ce qui serait non-contradictoire à l'intérieur de la sphère du langage. Que Gorgias ne définisse jamais l'étant (et par suite le non-étant) indique le coup de force que Gorgias veut opérer en prétendant se débarrasser de la théorie. Ce déni caractéristique (refuser la théorie) revient à réintroduire subrepticement la contradiction dans la théorie, ce qui implique que Gorgias le sophiste n'ait pas résolu l'échec de Démocrite (et du nihilisme atavique).
Les sophistes ont échoué à résoudre le problème posé par le nihilisme des atomistes si l'on s'avise que de tous ces sophistes, Gorgias est celui qui est allé le plus loin dans la tentative de produire une démonstration du non-étant comme refus de la théorie. Raison principale de leur disparition posthume et du caractère mineur de leur mouvement hétéroclite, quoique reposant sur la communauté de considération du langage : les sophistes, loin de résoudre la contradiction du nihilisme, l'ont d'une certaine manière renforcée, sinon l'ont prolongée, avec la dégénérescence du souci théorique en souci exclusif et finalement pragmatique du langage.

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