jeudi 28 juillet 2011

Coup de bluff esthétique

Nietzsche pour contrer le nihilisme moutonnier et majoritaire propose comme solution supérieure et alternative crédible ... le nihilisme élitiste, minoritaire de la volonté de puissance, du surhomme/surhumain et de l'éternel retour du même, tous concepts que Nietzsche n'a pas eu le temps de développer, ce qui aurait peu compté pour la portée posthume de sa pensée - puisque ce sont des concepts bancals.
Le coup génial de Nietzsche : proposer le nihilisme contre le nihilisme. Pas mal. Maintenant, le coup de ses commentateurs : la morale majoritaire serait à l'unisson contre Nietzsche et eux (seuls?) représenteraient de courageux représentants d'une position aussi minoritare que dénigrée. De quelle époque parlent-ils? De ce temps où le catholicisme d'avant 68 était dominant - ou de notre époque où par une inversion de toutes les valeurs, ce sont des positions comme celles de Nietzsche qui se trouvent louées et expliquées, souvent par de prestigieux universitaires ou de médiatiques écrivains (parfois les deux à la fois).
Peut-être cette contradiction bénie du moment (faire passer Nietzsche pour le transgressif marginal, alors qu'on l'explique partout, avec l'appui médiatique et académique) s'explique-t-elle par le fait que, au moins inconsciemment, ces prestigieux nietzschéens libéraux, souvent de gauche, estiment qu'ils sont du côté du nihilisme minoritaire et qu'ils dénoncent le nihilisme majoritaire. Le nihilisme minoritaire ne serait plus du nihilisme parce qu'il est minoritaire et qu'il propose le surhumain non nazi (un idéal excitant), alors que le nihilisme majoritaire renverrait tout bonnement à la morale du christianisme en décomposition. Ergo : le seul moyen de contrer ce nihilisme chrétien majoritaire et plébéien serait l'imposition postchrétienne du nihilisme minoritaire qui ne dit pas son nom...
Pourtant, à l'heure actuelle, contre cette impression (complotiste?) de marginalité, voire de rejet majoritaire, ce sont les thèses nietzschéennes qui se trouvent investies de la reconnaissance majoritaire, tandis que le christianisme comme ancienne expression religieuse et majoritaire s'est effondré et est rentré en crise (du moins en Occident). Nietzsche s'est donc trompé, confondant l'histoire et ses histoires. Tout au plus pourrait-on noter que le nihilisme majoritaire triomphe et que le nihilisme élitiste peut encore se réclamer de l'incompréhension marginale par rapport au nihilisme majoritaire (il espère ainsi demeurer toujours incompris et irréfutable).
Autre erreur de Nietzsche, qui se rêvait longtemps incompris et du coup si profond, nous vivons déjà l'époque de l'oligarchisation, le temps bref succédant au nihilisme majoritaire relativement plus long, soit l'avènement du nihilisme élitiste, qui verra la consécration précoce des thèses de Nietzsche, dont le moins qu'on puisse constater est qu'elles ne sont ni novatrices (l'oligarchie est un programme atavique), ni pérennes (le système oligarchique est fondé sur l'entropie et le chaos). Imposture spécifique des commentateurs de Nietzsche : ils rédupliquent et répètent le coup de leur auteur visant à dénoncer le nihilisme pour proposer en échange... le nihilisme.
Les commentateurs apportent une inflexion savoureuse à leur marginalité dérivée et stoïquement endurée : dénoncer la marginalité de leur auteur-idole (d'où leur courage subversif et transgressif), alors que cette marginalisation s'exprime dans les lieux les plus mondains, huppés et reconnus. Le philosophe Schiffter pourrait exprimer l'actualité de ce genre de contradiction, lui qui à la fois se vante d'avoir donné une conférence mondaine (donc reconnue et courue) en parodiant le style moraliste des conférenciers tout en se jouant des spectateurs ébaubis et hypnotisés; et de se trouver rejeté par la plupart des internautes, qui prouveraient par leurs réactions à quel point le parti de Schiffter est incompris et marginal.
Contradiction, quand tu nous tiens. N'est-ce pas ce Schiffter qui jouit (dans tous les sens du terme) d'un blog fort parcoulu, de prix littéraires et de ventes appréciables? Disciple réclamé (donc faux) du courant nihiliste, moraliste à qui il manque le déni du masque pour être nihiliste, notre petit cyrénaïque illustré joue la posture valorisante (rebelle) du rejeté et l'ostracisé, alors qu'il se tient à la fine mode de la République des Lettres et qu'il a accès à la notoriété des médias. Autre coup archétypal du marginal médiatique : le maître roumain Cioran était l'ermite misanthrope le plus mondain et célébré de Paris (du moins après la cinquantaine). La haine que Schiffter voue à Onfray ne découle pas de la jalousie, mais de leur proximité idéologique : Onfray est la victime d'un succès médiatique phénoménal en tant qu'hédoniste moraliste et gauchiste, ce qui symboliserait non pas la qualité de la philosophie actuelle, plutôt à quel point le le nihilisme majoritaire a pris la place du christianisme (suite à l'erreur de vue de Nietzsche l'élitiste, qu'Onfray professe de tant aimer alors qu'il le travestit).
Schiffter s'opposerait en parent à Onfray, en symbolisant le nihilisme, avec une inflexion : il joue l'hédonisme élitiste (sadien) contre l'hédonisme populiste. Schiffter assumerait la montée de l'oligarchie en France - position complémentaire de la posture du nihilisme majoritaire auquel souscrit un Onfray (le nihilisme élitiste ne peut se déployer qu'en complément du nihilisme majoritaire). Les deux postures, Schiffter comme Onfray, sont peu enviables : également destructrices. Le nihilisme minoritaire est moins viable que le nihilisme majoritaire et lui succède nécessairement et précairement, du moins tant que la mentalité dominante est au nihilisme. Les deux hédonistes célébrés jouent la carte de l'incompréhension marginale, décalée chez Onfray, revendiquée chez Schiffter, alors qu'elles sont également de mauvaise foi.
Après les nietzschéens de gauche filiation Deleuze, nous subissons l'interventionpostpostmoderne de Sollers, qui se réclame du christianisme nietzschéen, héritage plus acceptable de nos jours que le nietzschéisme nazi. Sollers le rebelle vénitien (vive la synarchie bordelaise?) décrète à son tour que Nietzsche serait si incompris de nos jours que son avènement interviendrait seulement dans longtemps, bien après notre époque de nihilisme généralisé et croissant, au point que sa proposition de calendrier antichrétien serait adoptée comme réforme du calendrier chrétien. Sollers oublie de manière perverse que ce sont les valeurs de Nietzsche qui se trouvent actuellement majoritaires et que l'avant-gardisme de Nietzsche commence à puer le réchauffé. Nietzsche n'est pas incompris; il est à la mode.
Le châtiment de Sollers le dandy téléhygiénique sera d'être oublié d'ici sa mort. Nietzsche se trouve d'autant plus à la mode que son règne arrive à maturation pourrie. L'acmé de l'oligarchie, le nihilisme minoritaire, indique que le système oligarchique friable s'effondre. Nous vivons cette époque de passage d'un nihilisme majoritaire et bonhomme (déjà dominant) à un nihilisme minoritaire ravageusement destructeur pour cette majorité qui le promeut sans s'en rendre compte. Comment expliquer le raisonnement hallucinatoire et duplicatoire consistant à distinguer le même en deux antagonismes : un terme négatif et rejeté et une alternative faussement différente et positive?
Comment peut-on prendre le même pour l'autre? Le raisonnement par antagonisme recoupe la stratégie politique consistant à chercher un ennemi pour trouver son identité : selon ce raisonnement (destructeur), on ne s'oppose pas à un ennemi à partir de son identité, mais on forge son identité en s'opposant. L'erreur cardinale du nihilisme se trouve à l'oeuvre : croire que le non-être désigne quelque chose de défini, soit que l'on peut proposer quelque chose de nihiliste et de viable - alors que le non-être désigne de l'être inadéquatement défini.
Qu'est-ce que le négatif selon le nihilisme nietzschéen? Le nihilisme du troupeau désigne la progression du non-être, l'idée, après un temps assez court de nihilisme utopique (pépère), selon laquelle le nihilisme ne peut être pour tous (égalitariste). Le nihilisme est inégalitariste au sens où l'être ne peut être majoritaire, mais viscéralement minoritaire. Comme le dit Nietzsche dans Le Gai savoir, en une formulation étrange : "La vie n'est qu'une variété de mort, et une variété très rare". Le négatif existe, il détruit le positif qui tend à s'étendre - vers le majoritaire. Le nihilisme majoritaire est au service de la destruction du majoritaire. Selon le nihilisme, la structure du monde impose que l'être soit l'exception à la règle - du non-être. Bémol à cette conception atavique : Nietzsche tout comme ses prédécesseurs en nihilisme échoue à définir le non-être.
Dans le paragraphe 109 du Gai Savoir, intitulé Gardons-nous, d'où cette citation est extraite, Nietzsche dit encore : "L'ordre astral où nous vivons est une exception ; cet ordre, de même que la durée passable qui en est la condition, a de son côté rendu possible l'exception des exceptions : la formation de ce qui est organique." Le seul moyen de préserver l'exception inexpliquée et inexplicable (l'être ou la vie) serait d'imposer le nihilisme pour contrer la destruction. Bien entendu, jamais Nietzsche n'explique l'avènement de l'organique. Le négatif n'existe pas, il désigne l'être qui n'est pas humain et qui impose un ordre anti-humain à l'ordre humain. Si Nietzsche ne cherche pas à expliquer, c'est qu'il estime que c'est inexplicable - que l'inexplicable fait partie de la connaissance, de même que la disjonction enter ce qui est et ce qui n'est pas existe et laisse grande ouverte la possibilité de l'inexplicable. Le réel négatif exprime le non-humain : l'idée qu'il existe une disjonction entre ce qui est humain et ce qui ne l'est pas, contrairement à ce que le cardinal de Cues exprime quand il observe que l'ordre de l'infiniment petit se trouve connecté à l'ordre de l'infiniment grand.
Du coup, le nihilisme opère une opposition entre deux entités identiques dont il refuse l'identité, l'être défini comme fini et complet, et le non-être qui négativement (donc imparfaitement) renvoie à une réalité opposée; alors que l'erreur porte sur le fait qu'il s'agit d'une incompréhension fondamentale du nihilisme, qui rejette le réel en l'extériorisant. Quelle différence y a-t-il entre ce qui est et ce qui n'est pas? L'idée selon laquelle l'homme est une partie du réel et que toutes les parties non humaines, étrangères à l'homme, ne sont pas puisqu'elles sont fondées sur une absence d'ordre, un chaos, cette idée est fausse. Le réel est multiple signifie que les multiples parties du réel sont séparées, mais qu'il existe une unité fondamentale par-delà cette séparation. Le nihilisme parie sur la multiplicité fondamentale, car il est incapable de relier l'être humain et l'être étranger à l'humain - ce qu'il nomme l'être fini (le monde de l'homme) et le non-être (l'étranger à l'homme).
Du coup, il est normal que le raisonnement nihiliste consiste à différencier abusivement et fallacieusement en deux objets opposés ce qui est un seul objet, vu que la définition fondamentale du réel opère la même erreur : refuser l'unité revient à distinguer abusivement, soit à créer une opposition destructrice. Soit on restaure le mécanisme réel consistant à croître de plateforme en plateforme pour éviter la destruction, soit on en revient à l'état de contradiction, qui est le chaos ou le non-être. Soit on crée un va-et-vient croissant (l'unité), soit on instaure l'entropie ontologique.
Cette manière de dédoubler tout en unissant indique que la structure du réel réfute la possibilité de l'état, soit du donné fixe et complet. L'état crée l'opposition (l'antagonisme) et la destruction. L'état n'est un succédané effectif du réel qu'à partir du moment où l'on ne décrète pas que l'état est réel. Le stable et le complet sont des parties du réel, pas le réel. Le réel a besoin d'hétérogénéité pour perdurer, ce qui fait qu'il ne faut pas confondre unité et unification.
L'unité implique que des parties hétérogènes sont reliées entre elles par le va-et-vient, quand l'unification voudrait que l'unité soit un état, une réalité finie et stable.
Plus on oppose deux réalités, plus ces deux réalités demeurent unies par leur antagonisme. Cas de l'être et du non-être, qui sont une seule et même réalité et dont le nihilisme perd l'unité; cas du nihilisme lui-même qui en tant qu'expression effective (le nihilisme élitiste) ne se conçoit pas comme nihilisme et s'oppose au nihilisme. Il se perçoit dans l'opposition et la projection - l'opposition de la projection. Il ne voit pas que ce qui s'oppose est un (relié) et que le nihilisme propose l'unité comme l'antagonisme, la vérité comme l'erreur, la réalité comme la partie. L'opposition tend à couper en deux la même réalité et à créer la complétude à partir de l'idée que l'on a expulsé l'inexplicable et l'indicible (formulé sous le nom de non-être).
On arrive à un résultat selon lequel on trouve une solution au problème en expulsant et en niant les difficultés du problème. On crée une sorte de poubelle dans laquelle on se débarrasse de tout ce qui n'est pas résolu - le néant/non-être/rien. L'idée de totalité ou de complétude (totalité viscérale) ne résout pas le problème, car :
- la totalité implique une structuration du réel qui n'est pas la structure du réel, mais d'une partie du réel, fixe et finie. La totalité est une partie se prenant pour le tout et créant un antagonisme destructeur et mortifère - la réduction. On pourrait parler de totalitarisme de la totalité au sens où l'on prétend assure une toute-puissance fantasmatique de la partie sur le tout (cas de la folie en psychopathologie). L'antagonisme que crée la création abusive de totalité s'explique du fait que le réel a besoin de créer un dépassement de sa situation initiale de chaos (contradiction). Quand cette situation n'est plus assurée, comme c'est le cas pour la totalité, qui exprime la tentation de retour à la situation de contradiction, le schéma de l'antagonisme destructeur resurgit. La totalité engendre le syndrome du dérivé, c'est-à-dire d'un état qui sans cesse renvoie à un autre état, tant cette totalité est en réalité partielle et ne trouve jamais d'identification.
- la complétude exprime la radicalisation du mythe totalitaire de la totalité, soit la prise en compte du fait que la totalité est certes impossible sous sa forme aristotélicienne, mais qu'il convient de réduire la préoccupation de ce qui est réel (fini) au monde de l'homme, soit à l'expression du désir. Avec cette opération, l'homme obtient ce qu'il recherche : la totalité. La complétude du désir est une supercherie au sens où elle accentue le processus d'antagonisme et de destruction sous prétexte d'identifier provisoirement. L'échec de la complétude est programmatique : le rétablissement avec usure de l'antagonisme crée les conditions de disparition du désir soit-disant complet.
Nietzsche surgit au moment où l'immanentisme s'effondre de manière prévisible et satisfaisante (pour la pérennité de l'espèce humaine). La complétude de l'immanentisme échoue dans sa forme pragmatique et réaliste à conserver les choses telles qu'elles sont. Pour autant, l'idée d'une mutation ontologique du réel engendrant un changement du réel dans lequel se meut le désir n'est pas acceptable pour l'immanentisme conservateur, qui considère que le changement est utopique, correspondant au romantisme (donnez-moi un autre monde ou je succombe).
L'impossibilité du changement provient du fait que le donné est donné - que le changement participe de ce donné. C'est l'idée explicitement développée par Rosset dans sa Logique du pire, à la suite de Schopenhauer et de Nietzsche (plus lointainement de Spinoza). Nietzsche va proposer une mutation ontologique qui change sans changer, ou un changement sans changement : il ne s'agit plus seulement de promouvoir le désir le plus fort (l'accroissement de la puissance), comme chez Spinoza, mais, tenant compte de l'effondrement de l'immanentisme, de perfectionner l'immanentisme en proposant que les désirs effectifs et réels les plus forts (créateurs) opèrent une sélection élitiste, qualitativement croissante, tout en demeurant au sein de ce réel, le seul réel qui existe (Nietzsche insiste sur l'idée de nécessité couplée à l'unicité).
La pensée de Nietzsche s'avère postromantique au sens où elle entend concilier le donné et l'idéal, l'utopie et le sensible (alors que le maître Schopenhauer entend en rester dans le sensible pur et dur). La tentative de Nietzsche est impossible et c'est la raison pour laquelle l'immanentisme tardif et dégénéré qu'annonce Nietzsche est condamné à dégénérer (Nietzsche lui-même sombrera dans la folie). La duplication entre ce qui est et ce qui n'est pas engendre une fausse suite exponentielle de duplications fantasmatiques, bulles explosives et destructrices, comme cette distinction entre le changement progressiste et le changement sans changement - conservateur. On retrouve dans cette distinction entre le changement et le changement sans changement la même duplication hallucinatoire qu'entre le nihilisme majoritaire, dénoncé comme nihilisme, et le nihilisme minoritaire, tenu pour remède au nihilisme et création par le désir de ses valeurs.
Cette suite de duplications et d'illusions va de pair avec le socle du nihilisme, qui pose son refus de la duplication et son amour de l'unicité. Car le nihilisme voit simple alors qu'il est double, au sens où l'être nihiliste est unique, puisque le non-être n'est pas et devient le refuge. La duplicité du nihilisme tient à sa réduction à l'unicité. La distinction entre unicité et unité : l'unité est un terme détestable pour le nihilisme, au sens où le nihilisme était parvenu avec Aristote à l'affirmation la plus cohérente de sa multiplicité ultime et indépassable.

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